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Entrelacs

Annie Franck

Éditions des crépuscules, mai 2019

Il est bon de (se) rappeler régulièrement que la théorie avec laquelle on écrit la psychanalyse n’est pas la même que celle avec laquelle on mène les cures. L’écart entre les deux ne doit cependant pas être trop grand et tout psychanalyste qui publie cherche une façon de le réduire : certains adoptent la “vignette clinique” qui illustre ou provoque la réflexion théorique ( mais le résultat est la plupart du temps bien décevant[1] ) alors que d’autres prennent le risque du récit le plus complet possible, acceptant alors de s’inclure dans le tableau qu’ils dessinent, liquidant ainsi leur savoir dans le “récit loyal des circonstances” comme le disait si bien Michel Serres s’adressant à un parterre de psychanalystes[2]. C’est  en tous cas l’honneur de la psychanalyse que de mesurer, chercher à réduire, mesurer encore cet écart. N’est-elle pas régulièrement prise en défaut chaque fois qu’elle monte en généralité? N’est-elle pas, à tout moment, “réglée sur le divers”[3]

Annie Franck a le goût de la littérature et le souci de bien écrire les cures qu’elle a dirigées, elle connaît donc parfaitement ces difficultés.

Son livre, Entrelacs, propose à ses lecteurs une mise en page originale qui s'approche du plus juste : pages de gauche, les récits, concis sans être réducteurs, de trois cures, celles de trois jeunes femmes venues lui parler, accompagnés des éléments de la théorie qui ont été nécessaires pour les penser et pages de droite, les échappées littéraires, artistiques, sensibles, de l'auteure qu'elle nous confie, nous donnant ainsi presque accès à son "appareil à penser les pensées".  Et ce riche procédé est congruent avec sa façon de penser la psychanalyse : “l’engagement y est total” écrit-elle dès l'ouverture. C’est à dire qu’on y lit et y entend autant Anémone, Mélocotone et Célia, ses trois patientes dont les corps et les âmes ont tant souffert, qu’elle-même, Annie Franck, leur psychanalyste. La théorie psychanalytique est présente, contenante. Elle n’est jamais laissée sur le côté et l’on perçoit combien elle compte pour l’analyste mais elle n’écrase rien, ni les personnes, ni les ressentis, ni les émotions. Elle est comme tenue à distance par l’intensité des mots échangés, des drames relatés qui semblent peu à peu s’élaborer, au fur et à mesure peut-être que l’analyste s’y repère mais aussi, et c'est tout l'intérêt des pages de droite, parce qu'elle s'en échappe. La théorie psychanalytique est donc discrète, car l’enjeu de la cure et de son écriture est clairement ailleurs : trouver à approcher, à s’approcher au plus près du patient. Et faire confiance à tout ce qui vient à l'esprit pour y parvenir : “Certaines théories psychanalytiques, sous un angle ou sous un autre, nous ont nourri dans cette approche ( Winnicott, Piera Aulagnier ou Mélanie Klein), notre propre expérience de vie et celle du transfert dans notre analyse également, la réflexion avec des collègues engagés dans une clinique proche, leurs livres surtout s’ils sont soutenus fermement par leur clinique, certaines œuvres artistiques et puis - Winnicott le soulignait si joliment - nos patients eux-mêmes. Tout cela a tricoté en nous une certaine capacité à entendre les blessures anciennes..”

De cette capacité à entendre, de cette confiance dans la pensée, dans l’association libre, de cette "foi dans l’inconscient" pourrait-on dire, Annie Franck ne tire aucune certitude, bien au contraire écrit-elle, “ ressurgit toujours un certain désarroi, sans doute lié aux échos de cette rencontre nouvelle en nous-mêmes, avec les détresses- et les modalités de survie parfois- de notre prime enfance “

La simplicité avec laquelle Annie Franck raconte comment elle recueille, accueille, s’approche de ses patientes est à certains moments bouleversante ( "je me suis déplacée et assise à côté d'elle", il y eut "d'abord le silence attentif [...] et l'attente de ce qui va pouvoir advenir [...] puis la question chuchotée [...] enfin le risque d'un commentaire ) et cela tient certainement à la réflexion menée sur l’écriture de la psychanalyse. Car après tout, c’est cela que réalise ce livre : une écriture de la psychanalyse et nous ne pouvons que lui en être reconnaissants car cette écriture d’une infinie délicatesse laisse passer ce qui ne s’écrit pas, ni ne se dit et pourtant circule dans la cure : “seuls les entrelacs de l’une à l’autre de toutes nos mémoires, l’appel possible en écho de l’une à l’autre d’une sensibilité primitive - qui comprend aussi, je l’ai dit, capacité de plaisir et d’émerveillement - donnent présence et consistance à ce qui n’est pas dicible et s’infiltre entre les mots”.

Une question court ainsi tout le livre, celle de l’efficace de la psychanalyse. On a bien compris qu’elle offrait un espace, la "possibilité d'un écart", "une ouverture vers l'inconnu".  Mais est-ce suffisant ? “Notre écoute à nous, analystes, comment peut-elle suffisamment entendre et prendre en compte la présence du corps?. Il y faut le transfert et "l'aération mystérieuse" de sa texture pour que quelque chose soit bougé  : "aimantée par le souffle qui passe entre les mailles des mots posés et échangés, l'assise d'une histoire se déplace, dévie de son cours implacable".

Telle est l'écriture d'Annie Franck, c'est celle du cheminement commun et de l'ouverture partagée. C’est aussi le plus bel hommage qui soit à la personne et au travail sur la transmission du féminin de Dominique Guyomard, collègue aujourd'hui disparue, à laquelle l'auteure dédie son texte avec pudeur et reconnaissance .

Thierry de Rochegonde

Note : Thierry de Rochegonde et Annie Franck ont tous deux fait partie du dernier « groupe de lecture pour le « Prix oedipe des Libraires ». LLV

 

[1] Voir la charge salutaire de Guy Le Gaufey dans Le pas-tout de Lacan, Epel, 2006, et ma recension dans Che Vuoi ? 2006 disponible sur www.cairn.info

[2] L’expression vient de Michel Serres intervenant dans un colloque du Cercle Freudien publié dans la revue Che Vuoi ? n° 12, L’archaique et la mort , ed. de l’éclat, 1989.  Le problème qui se pose alors est celui de savoir à quel moment il faut s’arrêter...

[3] La formule est de Jean Allouch dans Fragilités de l’analyse, texte disponible sur son site www.jeanallouch.com