La psychiatrie en crise, victime de la crise

Frank Drogoul

Jacques Sedat me transmet ce texte qui résume en peu de mots ce qu’il advient de la psychiatrie lorsqu’on poursuit une politique qui n’a de sens qu’ a condition de n’en retenir que l’aspect économique vu par le petit bout de la lorgnette et que l’on jette aux orties tout le travail accompli dans le sens d’une meilleure prise en charge des patients. Il suffit d’être une seule fois confronté aux difficultés d’un parent ou d’un ami pris dans l’enfer de la logique psychiatrique qui prévaut aujourd’hui pour se rendre compte de la pertinence du propos ci-dessous dont je ne saurai trop vous conseiller’la lecture

LLV

La psychiatrie est en crise : comment et pourquoi ?

 

L’asphyxie progressive// programmée de la psychiatrie

La France serait soi-disant « en retard » et la cause en serait la psychiatrie de secteur et la psychothérapie institutionnelle !

Selon les ministres et les hauts fonctionnaires dont le premier objectif non avoué est de serrer la vis budgétaire, la psychiatrie française aurait totalement échoué. Et l’on ne jure plus que par les expériences qui ont surgi autour du mouvement de désinstitutionalisation à partir des années 1980 : à partir de critiques justifiées de l’enfermement asilaire, la désinstitutionalisation a consisté à la fermeture pure et simple des asiles honnis. Aux USA, en Grande-Bretagne et en Italie – pour de toutes autres raisons idéologiques –, les grands hôpitaux psychiatriques ont fermé en moins de dix ans, sans que l’accueil dans des structures alternatives ne soit suffisant. Et ces dernières ont également été attaquées financièrement durant la décennie suivante au nom de la réduction de la dette des États. Dans le même mouvement, la psychiatrie est passée aux mains des universitaires et sont alors apparus les prémisses de ce qui se généralise aujourd’hui :

- Une révolution du diagnostic psychiatrique : la montée en force du DSM (Diagnostic and StatisticalManual of Mental Disorders, soit manuel diagnostic et statistique) a retiré, dans les années 1980, tous les apports de Freud dans la psychiatrie franco-allemande, et le DSM continue à l’épurer des dernières entités cliniques. 

- Une reconnaissance des seules thérapies centrées sur des études statistiques, attestant de leur réussite, au nom de la « scientificité ». Ce sont en premier lieu des médicaments, mais aussi de multiples thérapies qui, au nom du pragmatisme, se présentent comme refusant toute théorie. Or, c’est déjà un présupposé théorique que de décider qu’il ne peut y avoir de théorie de l’homme, en psychiatrie. 


- La certitude que la science va enfin pouvoir élucider les maladies psychiatriques qui deviendront alors des maladies du cerveau. L’autisme infantile est déjà passé de la psychiatrie à la neurologie, avec l’apparition des TSA (troubles du spectre autistique). 

 

Ainsi, en France, le délabrement de la psychiatrie publique serait donc dû au retard des professionnels dans l’adoption de ces critères scientifiques. 

Pourtant, en ce qui concerne les capacités hospitalières,nous avons bien été servis : nous disposions de 110.000 lits psychiatriques en 1980, il n’en reste aujourd’hui que 28.000…

 

Mais ce que ne nous disent pas ces experts, c’est que selon eux, la psychiatrie française consacre trop de moyens humains à soutenir des patients qui ne pourront plus évoluer, selon leurs critères de technocrates. Le terme « inadéquat » a fait son apparition peu de temps avant le début du XXIème siècle : chaque médecin responsable d’une structure psychiatrique devaitdésormais faire la liste des patients jugés « inadéquats » à cette structure. 

 

C’est donc ce passage forcé des patients dans le médico-social, à moindre coût, qui aurait pris du retard. Mais cela ne se dit pas officiellement.

 

Parallèlement, on assiste à la revanche de la psychiatrie hospitalo-universitaire sur la psychiatrie issue de l’aliénisme. La première s’occupe des crises et passe la main alors que la seconde a fait tout un travail pour que l’asile ne soit plus l’unique réponse institutionnelle aux pathologies psychiatrique et dont les équipes ont déplacé le soin au plus près de là où vivent les patients : ce fut la psychiatrie de secteur.

La politique de secteur psychiatrique

Depuis la circulaire du 15 mars 1960, la psychiatrie publique était organisée par ce qu’on appelle « la politique de secteur psychiatrique ». Cette circulaire venait officialiser ce qu’un certain nombre d’expériences institutionnelles avaient déjà mis en œuvre pour transformer les asiles et pour permettre à des patients hospitalisés souvent depuis trente ans, de s’installer à l’extérieur. Ce maillage institutionnel entre l’extrahospitalier et l’hôpital psychiatrique a permis, après le gel des années 1960, de voir émerger de nouvelles expériences de secteur et de favoriser une amélioration globale dans l’accueil de la souffrance mentale, au plus près de chez soi. 

 

Mais le point capital de la politique de secteur résidait dans l’affirmation que toute personne habitant sur le territoire français avait droit, dans sa ville ou dans sa région, à ce qu’une équipe de soignants l’accueille, quel que soit son état psychique, tant lors de l’hospitalisation à plein temps qu’à l’extérieur, sur le long terme, dans sa vie quotidienne, grâce à des dispensaires et des structures d’accueil de jour ou de nuit. 

 

Cette politique s’appuyait sur la prise en considération du fait que nombre de patients, psychotiques ou pas, ne peuvent investir l’extrahospitalier sans l’aide et l’accompagnement de soignants qu’ils ont connus à l’hôpital .La continuité des soins relationnels est le paradigme de la politique de secteur. 

La psychothérapie institutionnelle

Une remise en question de la hiérarchie au bénéfice de la transversalité  

Le mouvement de psychothérapie institutionnelle, acteur de premier plan de cette politique psychiatrique, part du principe que, pour soigner les patients auxquels ne suffisent pas des entretiens réguliers avec un thérapeute, il faut commencer par soigner l’hôpital, en restant vigilant face aux effets délétères de l’organisation hiérarchique. Si on a l’honnêteté de reconnaître que l’on ne sait pas ce qui soigne en psychiatrie, il faut se réunir et parler chacun de son vécu avec tel patient pour arriver collectivement à l’aider, et cela sans avoir à craindre que des propos ou actions entreprises ne soient exploités par une hiérarchie à la recherche de faute professionnelle. 

Les clubs thérapeutiques

Il faut également lutter contre la tendance de chacun et de tout groupe à l’irresponsabilisation des malades mentaux. D’où l’importance des clubs thérapeutiques, institution où se travaille cette aliénation bien moins reconnue. En instaurant une parité entre soignants et soignés, dans la gestion économique de la vie quotidienne intra et extrahospitalière, on lutte conjointement contre deux maux des établissements psychiatriques : l’inactivité et le statut d’irresponsabilisation donné aux patients. 

 

Toutes les pathologies psychiatriques sont, en dernier ressort, des pathologies de la relation à l’autre. Ettraiter cette dernière ne peut se faire qu’en organisant un quotidien qui rende possible cette rencontre. 

La dégradation de la psychiatrie publique : une constante depuis 1985

Formation des soignants

Du côté de la formation des soignants, on avait déjà assisté en 1987 à la disparition du concours d’interne de secteur psychiatrique. Par exemple, pour l’Ile de France, il y avait en 1983, 120 internes de secteur psychiatrique et 30 internes de l’internat général des CHU. Ce nombre a été remplacé par 35 internes dans le nouvel internat…Et en région parisienne, le nombre d’internes formés chaque année a été divisé par six ! 

En 1992, ce fut l’arrêt de la formation d’infirmier psychiatrique de secteur : les quatre années d’études ont été remplacées par quelques certificats optionnels et des stages de trois mois. 

Ces mesures ont conduit à deux conséquences catastrophiques : 

1) la fin d’une formation spécifique des soignants à une prise en charge institutionnelle au long cours des patients qui en ont besoin.

2) une division par plus de dix du nombre des soignants formés. 

Fermeture des lits

A partir de 1985, toute ouverture de nouvelle structure extrahospitalière devait se faire en contrepartie de la fermeture de lits, ce qui revenait à échanger une prise en charge à plein temps contre un mi-temps, hors de l’hôpital. Et à partir des années 1990, l’asphyxie a été planifiée. 

 

En 1993, la priorité est donnée au déménagement des lits psychiatriques dans les hôpitaux généraux, et on profite au passage pour en diminuer le nombre. En quelques années, on assiste à la destruction de ce qui avait fondé le renouveau psychiatrique depuis la guerre de 1940-45, renouveau amorcé par ce qu’on a appelé l’expérience de Saint-Alban à savoir la fin de la ségrégation des pavillons asilaires en fonction du degré de maladie ou de l’agitation.

En moins de 10 ans, à l’aube du 21ème siècle, les restructurations hospitalières ont ouvert des services d’entrants, dans lesquels la durée de séjour doit être courte et où l’on applique actuellement une banalisation des chambres d’isolement et des contentions. En corollaire, les longs séjours vont progressivement devenir l’antichambre du déménagement dans le médico-social qui éloigne de plus en plus les malades à plusieurs centaines de kilomètres de leur famille ou de leurs amis. 

 

La fermeture drastique des lits à l’hôpital a camouflé, pendant une décennie, l’impossibilité de remplacer les infirmiers partant à la retraite. Mais au bout du compte, en 2007, sur 5285 postes hospitaliers de psychiatres à temps plein, plus de 1000 sont restés vacants et seuls, 280 nouveaux psychiatres ont été formés. Le rapport gouvernemental Bachelot-Narquin en 2009prévenait déjà que 40 % des infirmiers en psychiatrie prendraient leur retraite dans les cinq ans, c'est-à-dire avant 2015 ! 

Cette destruction systématique et voulue en haut lieu de la psychiatrie de secteur a pour conséquence l’augmentation des placements sous contrainte, et la banalisation des contentions et des chambres d’isolement. Les sorties prématurées et la pauvreté du soutien à l’extérieur conduisent à des ruptures de traitement et des retours en catastrophe avec un accueil musclé. Le nombre de personnes soignées contre leur volonté augmente de 15 % entre 2012 et 2015. Et entre 1980 et 2000, les admissions sous contraintes avaient déjà augmenté de 150 %

La loi de 2011

La loi de 2011, votée à la demande de Nicolas Sarkozyà grand renfort de publicité démagogique, a instauré un nouveau mode de privation de liberté, une obligation de suivi ambulatoire et une facilitation des hospitalisations sous contrainte. Cette loi signifie que si un médecin pense qu’un patient psychotique ne viendra pas faire sa piqure mensuelle, il peut le mettre sous injonction, et la police ira le chercher s’il ne se présente pas. Or, avec l’asphyxie des centres médico-psychologiques, les patients qui se retrouvent dans une telle situation sont légion, surtout quand les centres d’accueil de jour trient sans scrupules les patients ou ferment, par manque de personnel. 

Cette politique a une autre conséquence grave : Les anciens n’ont plus le temps d’assurer la transmission d’une psychiatrie humaniste qui refusait de laisser des patients sur le bord du chemin. Cette observation ne veut aucunement excuser la persistance de trop nombreux services asilaires, de trop nombreux mandarinats autoritaires, mais elle vise à insister sur la disparition dramatique du savoir-faire psychiatrique acquis par et avec la génération qui vient de partir ou va partir à la retraite, sans qu’aucune transmission nesoit possible. 

 

Que nous propose-t-on aujourd’hui pour faire face à une crise programmée de longue date ?

Des centres experts qui ne sont aucunement thérapeutiques !

Les centres dits experts assènent un diagnostic au patient, sans prendre la responsabilité de soutenir l’effet de cette annonce. Ainsi, dernièrement, un jeune schizophrène qui était passé entre leurs mains en est sorti avec une mise sous Zyprexa (antipsychotique qui lui a fait prendre dix kilos !) et une désillusion brutale quant à son avenir. Mais on lui a bien expliqué qu’il lui fallait prendre son traitement car toutes les études montreraient qu’il était indispensable de commencer le plus tôt possible ! Au dixième kilo, il l’a arrêté…

Les nouveaux psychiatres accourront probablement dans ces centres, ce qui leur donnera l’impression,sinon le prestige, de servir la science. Mais qui donc s’occupera des patients qui sortent de tels centres, en ayant juste un diagnostic sous le bras, et un suivi mensuel pour l’ordonnance ? 

Des équipes mobiles

Dans le fonctionnement de la psychiatrie de secteur, les visites à domicile des infirmiers et même de médecins sont devenues monnaie courante. Ces visites à domicile ont pour but d’aider les patients à rompre leur isolement et à venir dans les espaces d’activité du secteur, voire à y prendre des responsabilités quand un club thérapeutique prend en charge la vie sociale intra et extrahospitalière. Ces visites permettent aussi de les aider à faire le ménage, les courses. 

Les équipes mobiles en revanche, sont des équipes d’infirmiers spécifiquement détachés pour les visites à domicile à l’échelle d’un hôpital psychiatrique entier. Elles répondent à la demande des équipes de l’hôpital de terrain et prennent en charge des patients qu’elles ne connaissent pas. Et à part appliquer des protocoles comme faire de l’éducation thérapeutique, elles auront de moins en moins d’espaces ouverts vers lesquelsenvoyer les patients isolés. Leur visite se réduira très vite à la seule surveillance du traitement médicamenteux. Par méconnaissance de ce qui se faisait depuis cinquante ans dans la majorité des équipes de secteur psychiatrique, on nous importe une nouveauté bureaucratique, qui est une vraie régression pour les patients.

Une surspécialisation des structures de soin

Il est demandé aux centres d’accueil des anciens secteurs de se regrouper pour pouvoir mettre en place des méthodes que l’on présente en haut lieu comme« prouvées scientifiquement », mais qui ont toutes en commun d’être à moindre coût financier, car elles sont fondées sur des prises en charge de courte durée et sur un tri des malades. 

De nouveaux grades et des protocoles de toutes sortes

Un autre gadget est désormais proposé, que l’hôpital psychiatrique de Maison Blanche à Paris vient de mettre en place : une équipe de réhabilitation psychosociale autour d’un nouveau grade/fonction, celui de case manager. Cela fait tellement plus sérieux et plus scientifique d’user d’anglicisme…

Mais qu’est-ce qui se dissimule derrière cette nouvelle fonction ? 

D’abord et surtout, le travail du case manager (le gestionnaire de cas médical, en bon français) qui coordonne les différents intervenants sur le suivi du patient ne doit pas durer plus de trois mois par patient ! 

L’important n’est donc pas que les patients aillent mieux, car toute direction hospitalière sait qu’elle doit appliquer les directives ministérielles en matière financière, en l’occurrence une baisse des dotations,donc une baisse de la qualité des soins. Mais ce qui importe avant tout, c’est que des études effectuéesaprès des protocoles de toutes sortes - réhabilitation psychosociale, remédiation cognitive, éducation thérapeutique - montrent que le travail a été bien fait dans le sens où l’entendent les sabreurs de budget, ce qui est censé permettre à la France de rejoindre la cohorte des pays dotés d’une psychiatrie dite « scientifique », qui se mesure au nombre d’études statistiques publiées dans des journaux internationaux. 

Mais que fera-t-on des patients pour lesquels cette nouvelle organisation nesuffira pas ?

C’est là qu’apparaît une piste prometteuse, non pas pour les malades, mais pour un système mis à la diète et qui, au fond, s’en désintéresse. Car un boulevard s’ouvre pour que le patient psychiatrique résistant à ce genre de prise en charge soit rebaptisé « handicapé », ce qui déchargera financièrement de la nécessité de le prendre en charge, voire de le soigner. 

En voici un exemple : un psychiatre de Caen, responsable d’une structure médico-sociale ouverte, comme beaucoup d’autres, aux patients venant de la psychiatrie, a eu récemment une réunion clinique avec l’équipe du CHU qui leur avait envoyé un jeune schizophrène de 24 ans, dont l’état se dégradait. Une psychiatre, aidée de trois internes, a eu vite fait de poser les limites de la réunion : « si vous ne pouvez pas le garder, il sera envoyé en Belgique ou en maison d’accueil spécialisée », (les MAS, grands établissements recueillant les polyhandicapés, les autiste vieillis et les rebus de la psychiatrie moderne dont on ne sortira que les pieds devant). 

Et en avril dernier, une équipe de ce qui était un des secteurs psychiatriques du XIXème arrondissement de Paris a organisé un tir groupé, en envoyant le même jour quatre patients en Belgique, plus exactement en Wallonie, région dans laquelle on parle le français et où l’État français donne un meilleur prix de journée que les services sociaux belges. 

Ce vers quoi on oriente actuellement la psychiatrie, sous couvert d’une démarche « moderne » ou « plus scientifique », c’est le transfert massif des patients vers le médico-social ou leur abandon dans le monde extérieur à l’hôpital, ce qui revient à les abandonner à eux-mêmes, avec le risque de leur clochardisation ou de leur retour en catastrophe vers l’hôpital. Et l’hôpital n’aura bien souvent pas grand-chose d’autre à leur proposer – faute de moyens, de personnel et de formations – que la contention et la chambre d’isolement. 

En outre, récemment, il a été décidé en haut lieu de lier le fichier S des terroristes potentiels aux fichier des placements sous contrainte !

Qui, au milieu de ces transformations, prendra en charge les fous ?

 

​Frank Drogoul

​​​​​​​​10 juin 2019

3 -

 

Frank Drogoul

 

La psychiatrie est en crise : comment et pourquoi ?

 

L’asphyxie progressive// programmée de la psychiatrie

La France serait soi-disant « en retard » et la cause en serait la psychiatrie de secteur et la psychothérapie institutionnelle !

Selon les ministres et les hauts fonctionnaires dont le premier objectif non avoué est de serrer la vis budgétaire, la psychiatrie française aurait totalement échoué. Et l’on ne jure plus que par les expériences qui ont surgi autour du mouvement de désinstitutionalisation à partir des années 1980 : à partir de critiques justifiées de l’enfermement asilaire, la désinstitutionalisation a consisté à la fermeture pure et simple des asiles honnis. Aux USA, en Grande-Bretagne et en Italie – pour de toutes autres raisons idéologiques –, les grands hôpitaux psychiatriques ont fermé en moins de dix ans, sans que l’accueil dans des structures alternatives ne soit suffisant. Et ces dernières ont également été attaquées financièrement durant la décennie suivante au nom de la réduction de la dette des États. Dans le même mouvement, la psychiatrie est passée aux mains des universitaires et sont alors apparus les prémisses de ce qui se généralise aujourd’hui :

- Une révolution du diagnostic psychiatrique : la montée en force du DSM (Diagnostic and StatisticalManual of Mental Disorders, soit manuel diagnostic et statistique) a retiré, dans les années 1980, tous les apports de Freud dans la psychiatrie franco-allemande, et le DSM continue à l’épurer des dernières entités cliniques. 

- Une reconnaissance des seules thérapies centrées sur des études statistiques, attestant de leur réussite, au nom de la « scientificité ». Ce sont en premier lieu des médicaments, mais aussi de multiples thérapies qui, au nom du pragmatisme, se présentent comme refusant toute théorie. Or, c’est déjà un présupposé théorique que de décider qu’il ne peut y avoir de théorie de l’homme, en psychiatrie. 


- La certitude que la science va enfin pouvoir élucider les maladies psychiatriques qui deviendront alors des maladies du cerveau. L’autisme infantile est déjà passé de la psychiatrie à la neurologie, avec l’apparition des TSA (troubles du spectre autistique). 

 

Ainsi, en France, le délabrement de la psychiatrie publique serait donc dû au retard des professionnels dans l’adoption de ces critères scientifiques. 

Pourtant, en ce qui concerne les capacités hospitalières,nous avons bien été servis : nous disposions de 110.000 lits psychiatriques en 1980, il n’en reste aujourd’hui que 28.000…

 

Mais ce que ne nous disent pas ces experts, c’est que selon eux, la psychiatrie française consacre trop de moyens humains à soutenir des patients qui ne pourront plus évoluer, selon leurs critères de technocrates. Le terme « inadéquat » a fait son apparition peu de temps avant le début du XXIème siècle : chaque médecin responsable d’une structure psychiatrique devaitdésormais faire la liste des patients jugés « inadéquats » à cette structure. 

 

C’est donc ce passage forcé des patients dans le médico-social, à moindre coût, qui aurait pris du retard. Mais cela ne se dit pas officiellement.

 

Parallèlement, on assiste à la revanche de la psychiatrie hospitalo-universitaire sur la psychiatrie issue de l’aliénisme. La première s’occupe des crises et passe la main alors que la seconde a fait tout un travail pour que l’asile ne soit plus l’unique réponse institutionnelle aux pathologies psychiatrique et dont les équipes ont déplacé le soin au plus près de là où vivent les patients : ce fut la psychiatrie de secteur.

La politique de secteur psychiatrique

Depuis la circulaire du 15 mars 1960, la psychiatrie publique était organisée par ce qu’on appelle « la politique de secteur psychiatrique ». Cette circulaire venait officialiser ce qu’un certain nombre d’expériences institutionnelles avaient déjà mis en œuvre pour transformer les asiles et pour permettre à des patients hospitalisés souvent depuis trente ans, de s’installer à l’extérieur. Ce maillage institutionnel entre l’extrahospitalier et l’hôpital psychiatrique a permis, après le gel des années 1960, de voir émerger de nouvelles expériences de secteur et de favoriser une amélioration globale dans l’accueil de la souffrance mentale, au plus près de chez soi. 

 

Mais le point capital de la politique de secteur résidait dans l’affirmation que toute personne habitant sur le territoire français avait droit, dans sa ville ou dans sa région, à ce qu’une équipe de soignants l’accueille, quel que soit son état psychique, tant lors de l’hospitalisation à plein temps qu’à l’extérieur, sur le long terme, dans sa vie quotidienne, grâce à des dispensaires et des structures d’accueil de jour ou de nuit. 

 

Cette politique s’appuyait sur la prise en considération du fait que nombre de patients, psychotiques ou pas, ne peuvent investir l’extrahospitalier sans l’aide et l’accompagnement de soignants qu’ils ont connus à l’hôpital .La continuité des soins relationnels est le paradigme de la politique de secteur. 

La psychothérapie institutionnelle

Une remise en question de la hiérarchie au bénéfice de la transversalité  

Le mouvement de psychothérapie institutionnelle, acteur de premier plan de cette politique psychiatrique, part du principe que, pour soigner les patients auxquels ne suffisent pas des entretiens réguliers avec un thérapeute, il faut commencer par soigner l’hôpital, en restant vigilant face aux effets délétères de l’organisation hiérarchique. Si on a l’honnêteté de reconnaître que l’on ne sait pas ce qui soigne en psychiatrie, il faut se réunir et parler chacun de son vécu avec tel patient pour arriver collectivement à l’aider, et cela sans avoir à craindre que des propos ou actions entreprises ne soient exploités par une hiérarchie à la recherche de faute professionnelle. 

Les clubs thérapeutiques

Il faut également lutter contre la tendance de chacun et de tout groupe à l’irresponsabilisation des malades mentaux. D’où l’importance des clubs thérapeutiques, institution où se travaille cette aliénation bien moins reconnue. En instaurant une parité entre soignants et soignés, dans la gestion économique de la vie quotidienne intra et extrahospitalière, on lutte conjointement contre deux maux des établissements psychiatriques : l’inactivité et le statut d’irresponsabilisation donné aux patients. 

 

Toutes les pathologies psychiatriques sont, en dernier ressort, des pathologies de la relation à l’autre. Ettraiter cette dernière ne peut se faire qu’en organisant un quotidien qui rende possible cette rencontre. 

La dégradation de la psychiatrie publique : une constante depuis 1985

Formation des soignants

Du côté de la formation des soignants, on avait déjà assisté en 1987 à la disparition du concours d’interne de secteur psychiatrique. Par exemple, pour l’Ile de France, il y avait en 1983, 120 internes de secteur psychiatrique et 30 internes de l’internat général des CHU. Ce nombre a été remplacé par 35 internes dans le nouvel internat…Et en région parisienne, le nombre d’internes formés chaque année a été divisé par six ! 

En 1992, ce fut l’arrêt de la formation d’infirmier psychiatrique de secteur : les quatre années d’études ont été remplacées par quelques certificats optionnels et des stages de trois mois. 

Ces mesures ont conduit à deux conséquences catastrophiques : 

1) la fin d’une formation spécifique des soignants à une prise en charge institutionnelle au long cours des patients qui en ont besoin.

2) une division par plus de dix du nombre des soignants formés. 

Fermeture des lits

A partir de 1985, toute ouverture de nouvelle structure extrahospitalière devait se faire en contrepartie de la fermeture de lits, ce qui revenait à échanger une prise en charge à plein temps contre un mi-temps, hors de l’hôpital. Et à partir des années 1990, l’asphyxie a été planifiée. 

 

En 1993, la priorité est donnée au déménagement des lits psychiatriques dans les hôpitaux généraux, et on profite au passage pour en diminuer le nombre. En quelques années, on assiste à la destruction de ce qui avait fondé le renouveau psychiatrique depuis la guerre de 1940-45, renouveau amorcé par ce qu’on a appelé l’expérience de Saint-Alban à savoir la fin de la ségrégation des pavillons asilaires en fonction du degré de maladie ou de l’agitation.

En moins de 10 ans, à l’aube du 21ème siècle, les restructurations hospitalières ont ouvert des services d’entrants, dans lesquels la durée de séjour doit être courte et où l’on applique actuellement une banalisation des chambres d’isolement et des contentions. En corollaire, les longs séjours vont progressivement devenir l’antichambre du déménagement dans le médico-social qui éloigne de plus en plus les malades à plusieurs centaines de kilomètres de leur famille ou de leurs amis. 

 

La fermeture drastique des lits à l’hôpital a camouflé, pendant une décennie, l’impossibilité de remplacer les infirmiers partant à la retraite. Mais au bout du compte, en 2007, sur 5285 postes hospitaliers de psychiatres à temps plein, plus de 1000 sont restés vacants et seuls, 280 nouveaux psychiatres ont été formés. Le rapport gouvernemental Bachelot-Narquin en 2009prévenait déjà que 40 % des infirmiers en psychiatrie prendraient leur retraite dans les cinq ans, c'est-à-dire avant 2015 ! 

Cette destruction systématique et voulue en haut lieu de la psychiatrie de secteur a pour conséquence l’augmentation des placements sous contrainte, et la banalisation des contentions et des chambres d’isolement. Les sorties prématurées et la pauvreté du soutien à l’extérieur conduisent à des ruptures de traitement et des retours en catastrophe avec un accueil musclé. Le nombre de personnes soignées contre leur volonté augmente de 15 % entre 2012 et 2015. Et entre 1980 et 2000, les admissions sous contraintes avaient déjà augmenté de 150 %

La loi de 2011

La loi de 2011, votée à la demande de Nicolas Sarkozyà grand renfort de publicité démagogique, a instauré un nouveau mode de privation de liberté, une obligation de suivi ambulatoire et une facilitation des hospitalisations sous contrainte. Cette loi signifie que si un médecin pense qu’un patient psychotique ne viendra pas faire sa piqure mensuelle, il peut le mettre sous injonction, et la police ira le chercher s’il ne se présente pas. Or, avec l’asphyxie des centres médico-psychologiques, les patients qui se retrouvent dans une telle situation sont légion, surtout quand les centres d’accueil de jour trient sans scrupules les patients ou ferment, par manque de personnel. 

Cette politique a une autre conséquence grave : Les anciens n’ont plus le temps d’assurer la transmission d’une psychiatrie humaniste qui refusait de laisser des patients sur le bord du chemin. Cette observation ne veut aucunement excuser la persistance de trop nombreux services asilaires, de trop nombreux mandarinats autoritaires, mais elle vise à insister sur la disparition dramatique du savoir-faire psychiatrique acquis par et avec la génération qui vient de partir ou va partir à la retraite, sans qu’aucune transmission nesoit possible. 

 

Que nous propose-t-on aujourd’hui pour faire face à une crise programmée de longue date ?

Des centres experts qui ne sont aucunement thérapeutiques !

Les centres dits experts assènent un diagnostic au patient, sans prendre la responsabilité de soutenir l’effet de cette annonce. Ainsi, dernièrement, un jeune schizophrène qui était passé entre leurs mains en est sorti avec une mise sous Zyprexa (antipsychotique qui lui a fait prendre dix kilos !) et une désillusion brutale quant à son avenir. Mais on lui a bien expliqué qu’il lui fallait prendre son traitement car toutes les études montreraient qu’il était indispensable de commencer le plus tôt possible ! Au dixième kilo, il l’a arrêté…

Les nouveaux psychiatres accourront probablement dans ces centres, ce qui leur donnera l’impression,sinon le prestige, de servir la science. Mais qui donc s’occupera des patients qui sortent de tels centres, en ayant juste un diagnostic sous le bras, et un suivi mensuel pour l’ordonnance ? 

Des équipes mobiles

Dans le fonctionnement de la psychiatrie de secteur, les visites à domicile des infirmiers et même de médecins sont devenues monnaie courante. Ces visites à domicile ont pour but d’aider les patients à rompre leur isolement et à venir dans les espaces d’activité du secteur, voire à y prendre des responsabilités quand un club thérapeutique prend en charge la vie sociale intra et extrahospitalière. Ces visites permettent aussi de les aider à faire le ménage, les courses. 

Les équipes mobiles en revanche, sont des équipes d’infirmiers spécifiquement détachés pour les visites à domicile à l’échelle d’un hôpital psychiatrique entier. Elles répondent à la demande des équipes de l’hôpital de terrain et prennent en charge des patients qu’elles ne connaissent pas. Et à part appliquer des protocoles comme faire de l’éducation thérapeutique, elles auront de moins en moins d’espaces ouverts vers lesquelsenvoyer les patients isolés. Leur visite se réduira très vite à la seule surveillance du traitement médicamenteux. Par méconnaissance de ce qui se faisait depuis cinquante ans dans la majorité des équipes de secteur psychiatrique, on nous importe une nouveauté bureaucratique, qui est une vraie régression pour les patients.

Une surspécialisation des structures de soin

Il est demandé aux centres d’accueil des anciens secteurs de se regrouper pour pouvoir mettre en place des méthodes que l’on présente en haut lieu comme« prouvées scientifiquement », mais qui ont toutes en commun d’être à moindre coût financier, car elles sont fondées sur des prises en charge de courte durée et sur un tri des malades. 

De nouveaux grades et des protocoles de toutes sortes

Un autre gadget est désormais proposé, que l’hôpital psychiatrique de Maison Blanche à Paris vient de mettre en place : une équipe de réhabilitation psychosociale autour d’un nouveau grade/fonction, celui de case manager. Cela fait tellement plus sérieux et plus scientifique d’user d’anglicisme…

Mais qu’est-ce qui se dissimule derrière cette nouvelle fonction ? 

D’abord et surtout, le travail du case manager (le gestionnaire de cas médical, en bon français) qui coordonne les différents intervenants sur le suivi du patient ne doit pas durer plus de trois mois par patient ! 

L’important n’est donc pas que les patients aillent mieux, car toute direction hospitalière sait qu’elle doit appliquer les directives ministérielles en matière financière, en l’occurrence une baisse des dotations,donc une baisse de la qualité des soins. Mais ce qui importe avant tout, c’est que des études effectuéesaprès des protocoles de toutes sortes - réhabilitation psychosociale, remédiation cognitive, éducation thérapeutique - montrent que le travail a été bien fait dans le sens où l’entendent les sabreurs de budget, ce qui est censé permettre à la France de rejoindre la cohorte des pays dotés d’une psychiatrie dite « scientifique », qui se mesure au nombre d’études statistiques publiées dans des journaux internationaux. 

Mais que fera-t-on des patients pour lesquels cette nouvelle organisation nesuffira pas ?

C’est là qu’apparaît une piste prometteuse, non pas pour les malades, mais pour un système mis à la diète et qui, au fond, s’en désintéresse. Car un boulevard s’ouvre pour que le patient psychiatrique résistant à ce genre de prise en charge soit rebaptisé « handicapé », ce qui déchargera financièrement de la nécessité de le prendre en charge, voire de le soigner. 

En voici un exemple : un psychiatre de Caen, responsable d’une structure médico-sociale ouverte, comme beaucoup d’autres, aux patients venant de la psychiatrie, a eu récemment une réunion clinique avec l’équipe du CHU qui leur avait envoyé un jeune schizophrène de 24 ans, dont l’état se dégradait. Une psychiatre, aidée de trois internes, a eu vite fait de poser les limites de la réunion : « si vous ne pouvez pas le garder, il sera envoyé en Belgique ou en maison d’accueil spécialisée », (les MAS, grands établissements recueillant les polyhandicapés, les autiste vieillis et les rebus de la psychiatrie moderne dont on ne sortira que les pieds devant). 

Et en avril dernier, une équipe de ce qui était un des secteurs psychiatriques du XIXème arrondissement de Paris a organisé un tir groupé, en envoyant le même jour quatre patients en Belgique, plus exactement en Wallonie, région dans laquelle on parle le français et où l’État français donne un meilleur prix de journée que les services sociaux belges. 

Ce vers quoi on oriente actuellement la psychiatrie, sous couvert d’une démarche « moderne » ou « plus scientifique », c’est le transfert massif des patients vers le médico-social ou leur abandon dans le monde extérieur à l’hôpital, ce qui revient à les abandonner à eux-mêmes, avec le risque de leur clochardisation ou de leur retour en catastrophe vers l’hôpital. Et l’hôpital n’aura bien souvent pas grand-chose d’autre à leur proposer – faute de moyens, de personnel et de formations – que la contention et la chambre d’isolement. 

En outre, récemment, il a été décidé en haut lieu de lier le fichier S des terroristes potentiels aux fichier des placements sous contrainte !

Qui, au milieu de ces transformations, prendra en charge les fous ?

 

​​​​​​​​Frank Drogoul

​​​​​​​​10 juin 2019

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