judith Butler

Au sujet de l’oeuvre de Judith Butler, III

 

 

 

 

« Le premier exemple de « concrétion », ce serait donc

l’appartenance à l’un ou l’autre des sexes. Heidegger ne

doute pas qu’ils soient deux: « Cette neutralité signifie

aussi (je souligne, J.D.) que le Dasein n’est d’aucun des deux

sexes (keines von beiden Geschlechtern ist). »

 

Beaucoup plus tard, et en tout cas trente ans après, le

mot « Geschlecht » se chargera de toute sa richesse polysémique:

sexe, genre, famille, souche, race, lignée, génération.

Heidegger suivra dans la langue, à travers des

frayages irremplaçables, entendons inaccessibles à une

traduction courante, à travers des voies labyrinthiques,

séduisantes, inquiétantes, l’empreinte de chemins souvent

fermés. Encore fermés, ici, par le deux. Deux, cela ne

peut compter, semble-t-il, que des sexes, ce qu’on appelle

des sexes. »

 

Jacques Derrida

 

 

Il peut donc toujours arriver à une voix comme à une sexualité, comme à un

« genre », de ne pas être permanente, de ne pas persister, elle peut toujours se transformer,

muer, soudain se voiler, mettre les voiles vers un autre monde. Elle peut même disparaître

radicalement, se perdre pour ne jamais plus se retrouver. Cela peut toujours lui arriver

comme un de ses accidents, comme sa perte donc, ou au contraire comme son salut, et il

reste à tirer les conséquences de cette toujours incertaine destinée. La voix, comme la

sexualité, comme le « genre », se fraye toujours un passage sur fond de deuil: je ne la

trouve qu’à m’éloigner, qu’à prendre mes distances, la plus juste distance possible, de ce

qui m’est dicté, c’est-à-dire de ce qui m’est donné avec ce qui m’est demandé. Il s’agit donc

toujours nécessairement en quelque sorte de décevoir l’attente codée d’où je suis issu, il

s’agit d’aller me délirer dans une langue autre que ladite « maternelle ». Tout revient à ne

pas vivre, surtout pas, au crochet de ce qui m’est dicté, tout revient au contraire à rejoindre

les lieux, les espaces où travaille une sorte d’absence active d’accroche, maternelle,

paternelle, typologique ou contractuelle. C’est toujours difficile, je ne sais pas toujours

comment m’y prendre, d’où l’envie récurrente de me laisser prendre. Il n’y a pas de chemin

déjà tracé par lequel me frayer un passage, il faut, ce chemin, le tracer pas à pas et ça peut

toujours rater, ça rate même dans une certaine mesure à chaque coup.

Jusqu’à quand ai-je le droit de chercher ma voix? C’est une question illégitime, que

je ne cesse pourtant de me poser. C’est une question servile, que je ne me pose que parce

que je ne réussis pas à ne pas me laisser presser par une urgence appartenant à un

ensemble de déterminations que je n’ai pas le temps d’interroger, d’analyser, de définir, ni

même de simplement identifier, nommer, avant d’y répondre. Se « frayer un passage »,

c’est peut-être ça, un certain rapport suspensif à ce qui m’arrive sans que je le voie venir.

Ce qui a pour conséquence que ma voix, ma sexualité, mon sexe même, mon « genre », je

les cherche toujours, sans cesse, ça n’est jamais sûr, jamais clair. L’analyse psychanalytique,

sociologique, culturelle, philosophique, politique, économique, topologique, toujours doit

être recommencée, ajustée, affinée dans chaque situation, compte tenu de sa plus grande

complexité, compte tenu des forces, des codes, des demandes, des attentes, des résistances,

des oppositions, des refus, des injonctions (parfois paradoxales) sur lesquels je me règle ou

tente de me régler, immédiatement ou médiatement, et comme il faut. Car, quoi que je fasse

ou ne fasse pas, je dois toujours composer avec une certaine impatience de qui m’attend.

Rien à faire, et ça n’est pas qu’une impression, ça presse toujours.

Ce qui me laisse le passage menace toujours en même temps de me soumettre à sa

loi, la surveillance est implacable et finit par tout surdéterminer, et bien entendu jusqu’à

l’idiome d’une différence sexuelle inimitable, à l’écart - mais seulement à l’écart, comme

c’est toujours le cas - du type. À l’écart ne veut pas dire sans modèle, sans forme

prescriptive. Mais sans stéréotypie, peut-être, oui. La question est toujours de savoir

comment s’écarter du modèle tout en sachant, tout en reconnaissant qu’on ne s’en

affranchit jamais tout à fait, comment composer autrement que lui avec lui. Derrida a raison:

on peut bien sûr avoir un certain savoir à ce sujet, on peut se faire des représentations, des

images, mais il n’est pas possible de régler ce qu’on dit ou ce qu’on écrit sur une ou des

destinations précises, avec des silhouettes typiques. Ce qui veut dire que dans une certaine

mesure, mais une mesure incalculable, je ne sais pas ce que je fais, je ne sais plus ni vers

quoi ou vers qui je suis emporté, ni ce qui m’attend et qui me regarde et, surtout, que je ne

dispose pas de quelque chose comme une théorie générale de la ruse qui ferait partie de ce

que je tente de faire. Question: doit-on appeler ça l’inconscient? Je me demande si on peut

encore se contenter ici des définitions courantes de l’inconscient, dans l’usage de plus en

plus courant et confus qu’on en fait, ou même des définitions psychanalytiques, qui sont

loin d’être claires ou univoques.

Faisons un pas de côté et pensons à ce que fait Joyce avec Homère. Chacun des

chapitres d’Ulysses est référencé à un épisode de l’Odyssée, comme chacun des

personnages. Stephen Dedalus à Ithaque, Molly Bloom à Pénélope, etc. Joyce transforme

tout, déplace tout, les lois de production et de recevabilité, tous les éléments du récit, de la

structure, les personnages, la topologie, et ces transformations appellent une multiplicité

de gestes apparemment hétérogènes, des ruptures ou des mises en dérive des codes

narratifs, stylistiques, sémantiques, des manières de pratiquer ou de trafiquer la langue,

les instruments de logique ou de rhétorique, les contenus d’action et de discours, les règles

de décence formelle, ne respectant rien de ce à quoi les formes et les codes dominants

voudraient interdire qu’on touche. Il travaille sur plusieurs portées, plusieurs rythmes, il

brise les codes, il rompt l’homogénéité et la singularité des règles qui imposent la

rhétorique, le style, les cadres et les rythmes, les harmonies, il fait plusieurs choses à la fois

et de plusieurs manières à la fois, il ne nous laisse aucun répit.

Alors que se passe-t-il dans Joyce (et peut-être surtout dans Finnegans Wake)? Dans

quels termes faut-il parler de ce qui (s’)y passe, de ce qui s’y est frayé un passage?

Comment parler de tout ce qui (s’) y est sédimenté? Assimilation? Digestion? Absorption?

Introjection? Incorporation? Recyclage? Et de ce qui n’y est pas reçu, de ce contre quoi il se

construit? Exclusion? Rejet? Forclusion? Vomissement interne? Métabolisation?

Détournement?

Peut-on s’approcher de ce qui le pousse à faire ça, peut-il seulement s’agir de le

comprendre? Les influences perceptibles, les références déclarées, les dettes assumées, les

emprunts ouverts ou facilement déchiffrables, les vomissements incorporatifs, la

surcodification, la cryptologie, les procédures de sélection et d’exclusion des alliances avec

le lecteur et à son insu - bref, tout ce qui travaille au deuil, en vue du deuil du lecteur, au

double sens du génitif, peut-il s’agir de le calculer, le déchiffrer, l’interpréter, l’analyser, le

commenter? Ou ne peut-il pas plutôt seulement s’agir de consentir à une tout autre

expérience de la lecture qu’on pourrait par exemple appeler le délire? Mais ce à quoi Joyce

m’ invite, me contraint, puis-je l’expérimenter dans mon corps? Puis-je, par exemple, délire

mon genre? J’ai proposé qu’ il peut toujours arriver à une sexualité, comme à un « genre »,

de ne pas être permanente, de ne pas persister, elle peut toujours se transformer, muer,

soudain se voiler, mettre les voiles vers un autre monde. Comme à une voix. Est-ce

vraiment tenable?

Et d’où viendrait alors le rêve de voir chaque « individu » traversé, divisé, multiplié

par une sexualité innombrable, dé-scellée, affranchie de la binarité, de la dissymétrie, de

l’obligation à l’hétérosexualité? Peut-être de la violence du discours qui limite le nombre

des configuration genrées possibles, qui légifère à l’endroit de ce qui serait humainement

possible ou recevable, qui décide de ce qui est représentable et de ce qui ne l’est pas. De la

violence de ce discours qui affirme que ce qui est sexuellement possible est décidé, posé,

imposé prédiscursivement, c’est-à-dire naturellement, en quelque sorte de toute éternité.

On le dit.

Pourquoi le dit-on, pourquoi dit-on que ce discours est violent? Pourquoi vit-on

comme une assignation à résidence comme on dit en français dans le langage pénitentiaire

l’assignation d’un sexe, un, un seul, tout essentiel? Pourquoi veut-on plus d’un sexe, ou

pourquoi n’en veut-on plus du tout, même pas un, surtout pas un? C’est en tout cas ce qui

s’énonce parfois clairement et depuis longtemps, sans qu’il soit toutefois toujours évident

de savoir si cette question, si c’en est une, est elle-même sexuée, si le lieu depuis lequel

cette question est posée est lui-même sexué. Est-ce une question plutôt masculine, plutôt

féminine, plutôt asexuée, intersexuée? On dit parfois qu’elle est féministe, ce qui ne serait

pas dire qu’elle est féminine pour autant. Qu’a-t-on dit alors? Cette greffe, cette

hybridation, cette composition qui met ensemble, qui ajointe des signifiants jusqu’alors

considérés comme incompatibles, contradictoires, hétérogènes, voudrait rendre possible

une analyse de l’histoire des normes discursives, philosophiques, socio-culturelles

auxquelles la sexualité est soumise. Ce féminisme - qui n’est pas une théorie monolithique,

pure, unifiée, homogène - interroge la continuité, la commensurabilité entre sexe et genre,

et par là l’indécision, l’insécurité de l’identité. Il est la mémoire assumée et questionnée,

remise à la question, et qui doit pouvoir être refusée, d’une assignation, et donc d’une

destination, non choisie. Je devrais pouvoir choisir d’ « être » homme ou femme, mâle ou

femelle, ou les deux à la fois, ou aucun des deux. Je devrais pouvoir être iel, être désigné

d’un terme qui ne m’inscrive pas dans un genre défini. Je devrais pouvoir être indéfini. Le

même sexe devrait pouvoir, dans des situations, des configurations différentes appartenir,

se revendiquer comme appartenant tantôt au masculin, tantôt au féminin. Le même sexe,

dans des conditions pragmatiques différentes, compte tenu d’autres conventions, devrait

pouvoir être mâle ici, femelle là, ou l’un et l’autre, ou aucun des deux encore ailleurs. Ce

qui impliquerait que la détermination des sexes et des genres ne fût jamais décidable que

par chaque sujet, chaque iel, selon qu’il se sentirait appartenir, ou pas. Et tous devraient

accepter - l’État devrait accepter - qu’il n’est personne qui soit naturellement,

intrinsèquement homme ou femme. Ce que ce féminisme dit, c’est quelque chose comme:

on ne naît pas homme, on ne naît pas femme, on le devient, on peut le devenir, on doit

pouvoir devenir l’une ou l’autre d’où que l’on vienne, quelle que soit sa morphologie. On

doit aussi pouvoir ne devenir ni l’une, ni l’autre (asexué/e ou X), ou devenir, ou demeurer,

l’une et l’autre (intersexuée/e). On doit pouvoir « être » ce que l’on veut, on doit pouvoir

refuser la distinction entre nature et convention. Ce qui veut dire que chacun/e doit

pouvoir, eu égard à son identité, faire dire à la langue ce qu’iel veut.

Est-ce possible? Une telle proposition est-elle tenable? Peut-on vraiment croire qu’il

pourrait n’y avoir que des idiomes, que chacun pourrait parler, jouir d’une langue qui lui

serait propre, qui serait construite, élaborée sur l’instance du moi, de la responsabilité

consciente, dans laquelle pourrait se construire et se dire non seulement sa singularité, sa

subjectivité, mais jusqu’à son identité? Peut-on croire à la possibilité d’un idiome affranchi

des catégories normatives de la langue? Un idiome dans lequel les noms de « femme » ou

d’ « homme » ne s’entendraient plus au sens courant qui garde son autorité, cesseraient de

désigner tout ce que commande sinon le « destin » anatomique, du moins l’ « objectivité »,

la réalité de l’anatomie?

S’il est incontestable qu’il faille sans cesse élaborer des protocoles aussi rusés, aussi

prudents, aussi patients que possible afin de déjouer toutes les manoeuvres de

réappropriation du discours dominant, phallocentrique, afin de déconstruire les vieilles

symboliques de la femme comme attachée aux valeurs de l’oikos, du foyer, de la vie privée,

du dedans, du chez-soi, du home, du Kinder-Kirche-Küche, etc., et de l’homme comme

attaché à l’eidos, au typos, au pouvoir, au concept, à la mesure, à la norme, comme « placé

au commencement et au commandement, à l’arkhè, à hauteur d’Esprit » (Derrida), etc., il

reste que l’anatomie semble toujours être le dernier recours, que l’on accepte ou que l’on

refuse de se plier à sa loi. Car il est certaines figures, certaines configurations, ou

associations, certaines représentations, certains idiomes sexuels impossibles. Par exemple,

peut-on sérieusement (se) demander, comme on l’a fait, pourquoi un vagin serait

seulement féminin et/ou maternel? Sérieusement affirmer, comme on l’a souvent fait, qu’il

n’est aucun savoir assuré possible de ce qu’est un corps féminin ou masculin? Que le

phallocentrisme n’est pas un androcentrisme? Que le phallus n’est pas adhérent au pénis?

Que la chose anatomique n’est pas nécessairement et toujours réduite à sa phénoménalité la

plus sommaire, même chez les inter/trans/a/sexuels, même dans le travestissement,

même dans les versions les plus « masculines » du lesbianisme et les plus « féminines » de

l’homosexualité masculine, qui toutes et tous refusent de se rendre à cette évidence que la

sexualité n’est pas innombrable, qu’en dépit de certaines inadéquations morphologiques

elle ne sera jamais affranchie de la binarité, que le nombre des configurations genrées est

limité, que ce qui est humainement possible, recevable, représentable n’est pas sans limite.

Qui croirait et accepterait comme telle, car il en existe, l’homme qui affirmerait être

lesbienne? Qui croirait et accepterait comme telle, car le cas existe, elle s’appelle Rachel

Dolezal, la femme blanche qui se dirait noire? Un homme blanc qui se dirait lesbienne

noire trouverait-il sa place dans la communauté LGBTIA? Pourrait-on imaginer, concevoir,

penser quelque chose comme un fake sexe?

Y a-t-il des questions absurdes? Je pose que oui. Celle-ci, par exemple: existe-t-il un

corps antérieur au corps « perceptuellement perçu » (perceptually perceived)? C’est Judith

Butler qui la pose en lisant Monique Wittig, et elle tient la réponse pour impossible. Ce que

nous appelons le « sexe » serait selon Wittig discursivement produit et mis en circulation

par un système de significations oppressives à l’endroit des femmes. Ce que nous

acceptons comme un donné immédiat, un donné sensible, comme des caractères

physiques appartenant à un ordre naturel et que nous appelons « sexe » ne serait qu’une

construction sophistiquée et mythique, une fonction imaginaire qui réinterprète ces

caractères physiques à travers le réseau de relations dans lesquels ils sont perçus. Je

demande: comment sait-elle cela? Encore une fois, je ne suis pas certain que ça ne soit pas

délirant.

Qu’on ne se méprenne pas: je ne prétends d’aucune manière qu’il s’agirait - qu’il

serait même seulement possible -, pour « régler » cette question, de presser le « jus de faits »

cher à Stendhal pour en extraire la vérité. Il faut lire à ce propos l’admirable texte d’Yves

Delègue, La vérité et ses imaginaires. On y découvre la matrice des questions posées par ce

féminisme qui affirme que le genre est chose errante qui vit de se mêler quotidiennement

au sexe, son faux consanguin, son traître compagnon et qu’il n’est ni la propriété, ni même

l’attribut d’aucun corps. Le genre éclate en de multiples postulations qui sont chaque fois

une forme de son désir, rien de plus. Ce féminisme dénonce la passion du « réel », la force

de l’ « expérience », prononce le déclin des anciennes certitudes hétérosexuelles (et donc

phallocentriques), fait l’éloge du relativisme, dit inventer une nouvelle économie

marchande des sexes, des genres et des désirs. Etc. Avec lui un sentiment s’exprime par la

voix de celles et ceux qui disposent des moyens intellectuels et politiques de le faire: le

sentiment d’étouffer dans l’air confiné de l’axiomatique hétérosexuelle oppressive, où l’on

ne respire que l’erreur ou le mensonge eu égard à la vérité du genre comme du sexe. Un

appétit formidable, tapageur d’une autre vérité s’y manifeste. Venus de tous les bords, des

voix « féministes » disent le désir de libérer la vérité qui souffre dans le carcan des

institutions sociales, intellectuelles, philosophiques, politiques, médicales ou

psychanalytiques. Ce que ces voix semblent ne pas pouvoir reconnaître, c’est que ce désir ,

le désir, est impossible à assouvir, point.

Michael Larivière