judith Butler

Comme promis voici donc la suite des réflexions de M.Larivière au sujet de l'oeuvre de J.Butler. Vos commentaires sont les bienvenus.Bonnes vacances et bonne lecture

LLV

Au sujet de l’œuvre de Judith Butler, II

 

 

Michael Larivière

 

Reprenons de plus haut et avançons doucement.

 

Il me paraît conséquent de ne pas me livrer sans prudence, sans inquiétude, sans défense même à une quelconque demande d’identification, d’avoir la conscience la plus lucide possible de tout ce qui peut piéger dans une telle demande. Même si je souhaiterais, bien entendu, ne fût-ce que pour moi-même, pour ma propre tranquillité, qu’il y eût un langage, des modes d’anamnèses sûrs, un récit fiable possible pour rendre compte de mon histoire, de mon héritage. Mais cette histoire, cet héritage sont multiples, peu homogènes, pleins de greffes de toutes sortes, de contrastes, d’emprunts, de mélanges, de croisements. De telle sorte que je suis en effet toujours dans mes échafaudages, que des voix multiples s’entr’empêchent, que soudain je ne suis plus, que je ne puis plus être qui j’avais coutume d’être, que c’est quand les autres parlent, et pas moi, mon île, comme dit Henri Michaux, que zut pour moi. Alors je me demande, comme vous vous le demandez sans doute à vous-même : où cela me conduira-t-il ? Je ne peux absolument pas savoir, prévoir, prédire ni ce qui adviendra de moi, ni quelle place je pourrai faire mienne, et depuis laquelle il me deviendrait possible d’entr’apercevoir comment pourrait éventuellement se nouer mon « destin ». Il faudrait d’ailleurs que je me renseigne et tire cela au clair : qu’appelle-t-on, au juste, et avec tant d’ostentation, destin ?

 

Chacun est confronté à cette question aussi simple que difficile : pourquoi ai-je ce rapport-ci et non un autre à ce dont j’ai malgré moi hérité, à ce qui m’arrive sans que je l’aie demandé, sans que je m’y sois le moins du monde attendu ? Avec ce que je découvre m’avoir été destiné. Le destin, disait Derrida, c’est une manière singulière de ne pas être libre, un croisement de chance et de nécessité, une ligne de vie imposée et qui n’est jamais pure. Ce qui fait que je me retrouve malgré moi (en partie malgré moi) engagé sur toutes sortes de chemins qui sont autant de détours pour rejoindre cette chose, « cette écriture idiomatique dont je sais la pureté inaccessible mais dont je continue de rêver ».

 

Mon rapport à cet héritage m’installera inévitablement dans une position, dans une posture paradoxale : je verrai cet héritage tantôt comme une chose incontestable, presque sacrée, tantôt au contraire comme une chose surannée jusqu’au ridicule. Je voudrai tantôt m’y soumettre, me fondre dans le moule (modulus, venu du latin classique modus, signifie « moule », et commodus « conforme au moule, à la mesure, au modèle »), et à d’autres moments au contraire le « dépasser », inventer de nouvelles normes, de nouveaux topoi. Mais est-il si sûr que cet affranchissement puisse jamais prendre une autre forme que celle de la rivalité mimétique ? Puis-je vraiment croire possible de tirer ma motivation, voire ma vocation si j’en ai une, d’ailleurs que de chez mes prédécesseurs ? C’est Sartre qui, dans ses Mots, avoue qu’il se plaît à se remémorer ses exercices d’enfant, lorsqu’il « copiait ses modèles ». Il avait comme tout un chacun hérité ce plaisir de l’elocutio latine. Apprend-on autrement que par reproduction du style des maîtres ? C’est en tout cas ce que Daniel Bilous a appelé « le mythe de l’inimitable » au cours de ses travaux sur les réécritures poétiques de l’œuvre de Mallarmé. Il dit : « Qu’on la considère un instant sans rire et, s’il est vrai qu’être c’est être soi, alors l’imitation apparaît comme l’utopie enfin réalisée d’une souveraine dépossession réciproque des sujets écrivants, et la victoire sur le solipsisme littéraire. Lorsque j’imite, l’autre n’est pas seul à « être lui », puisque, le temps d’une page ou d’une phrase, je le peux aussi, et pour la même raison, je ne suis plus condamné à « être (seulement) moi ». C’est dans Librement imité de…, publié en 2004 dans les Actes du colloque de Cerisy Le goût de la forme en littérature. Ce qui m’amène à (me) poser une autre question : en lisant, en écrivant, qu’est-ce que je laisse parler en moi, éventuellement à ma place, et qu’est-ce que je fais parler, là encore éventuellement à ma place ? Est-il si sûr qu’à laisser ou faire parler l’héritage d’où je suis issu et sans qu’on me demande mon avis, et que je ne peux pas ne pas laisser parler, je puisse me réapproprier quelque chose comme une voix qui soit indemne de toute imitatio ? Comment traiter avec ce qui depuis si longtemps, depuis si loin, de façon si intérieure et sans que je sache toujours même comment, m’informe, me détermine, me destine, peut-être me domine ?

 

On ne fait jamais entendre sa voix qu’à travers un appareil, un dispositif, un agencement, je ne sais comment dire, extrêmement compliqué. On se règle toujours sur la loi d’un genre dont on ne maîtrise jamais tout à fait les codes. On compose avec un certain nombre de choses non maîtrisables, et qui sont toutes des symptômes - réminiscences, faux souvenirs, fulgurances par définition inattendues, paralysies, trous de mémoire, excitations soudaines, découragements - dans l’espoir d’abord de trouver sa voix, puis de la placer, de l’accorder avec le corpus sur lequel il faudra la greffer. C’est une ambition risquée, qui peut toujours se réduire à un jeu d’esthète dans lequel ne se rassemble , ne s’énonce plus rien qui vaille, rien qui tienne.

 

Mais je vais trop vite.

Je parle de « trouver sa voix » comme si ce qu’il y a à trouver, et que par tradition autant que par commodité ou paresse on appelle « voix », était quelque chose comme une parole continue, autoritaire, sûre d’elle-même et de ce qu’elle dit, sûre de la langue dans laquelle elle se fait entendre et dont elle se sert, alors que ce qui se rassemble dans ladite « voix », c’est plutôt un mélange de portées et de tons souvent inattendus, inconnus, oubliés, qu’on n’avait encore pas réussi à laisser parler, un croisement de singularités qui vous amènent jusqu’à un seuil que vous arrivez, ou non, à franchir. Si vous y arrivez, si vous franchissez ce seuil, c’est alors une expérience qui ne laisse rien intact, même si elle échoue.

 

La voix, toute voix, porte la question de sa propre provenance, de sa singularité, et parce qu’elle porte ces questions est toujours hantée par la peur de perdre, de ne pas savoir maintenir, garder cette singularité comme ce qu’elle est, elle risque toujours d’être entraînée dans une scène, dans un jeu de forces où les influences font perdre la maîtrise, où les désirs en jeu, souvent incompatibles, la font s’étouffer, s’étrangler, se taire. Les voies, les modalités, les raisons de cette désappropriation, voilà ce qui m’intéresse. Non que je trouve cela « intéressant », c’est que cela m’engage, me comprend dans un processus dont la logique m’échappe et qui fait que je ne me reconnais plus. En effet, il peut toujours m’arriver de parler ou d’écrire d’une voix qui ne me contienne pas, qui ne me comprenne pas, qui au contraire m’inquiète, m’éloigne de qui je crois être, de qui je crois pouvoir être, de qui je veux croire pouvoir être. Alors je recommence, j’essaye de m’ajuster, d’affiner ma position ou ma posture dans l’espoir d’obtenir enfin une confirmation d’appartenance.

 

Comment fait-on pour ne pas faire trop attendre la jouissance de parler juste, pour ne pas perdre définitivement la possibilité de cette jouissance, comment fait-on pour faire juste ce qu’il faut pour être juste ? C’est parfois surprenant.

 

Se frayer un passage. La tâche de toute une vie, la tâche de toute vie.

 

 

Qu’attend-on d’une vie ? Qu’y demande-t-on ? Qu’espère-t-on y gagner ? Y éviter ? Voilà autant de questions et de programmes que nous ne devrions pas fuir. Elles ont toutes à voir avec celles que j’essaye de formuler à propos de la voix, du ton, de la langue, de la justesse. C’est avec ces questions que nous nous engageons dans la vie, justement, avec toutes sortes d’armes, suivant toutes sortes de trajectoires et de motivations et d’alliances, terriblement sophistiquées, surdéterminées, mais si simples finalement, et nues, et dérisoires, comme je ne sais plus qui le disait, Nicolás Gómez Dávila peut-être. C’est pourquoi si souvent nous nous défendons, justifions, consolidons ce que nous faisons et avons fait, dans l’espoir qu’au bout du compte nous aurons gagné un peu de terrain. Et c’est pourquoi également nous multiplions les protocoles pour fuir les questions impossibles - c’est-à-dire toutes les questions qui ont trait à ce que nous faisons et pourquoi nous le faisons. Toutes ces questions sont impossibles, nous ne pouvons que fuir devant elles, d’une manière ou d’une autre, bien qu’il vaudrait mieux pas.

 

Dispose-t-on de critères assurés pour décider de la pertinence de ce qui se rassemble dans la mémoire, de ce qui se dépose ou de ce que l’on convoque dans ce que l’on écrit, dans ce que l’on dit ? Sait-on jamais ce qui nous tient en rapport avec ce que nous tentons de manœuvrer, de faire entendre, sait-on jamais d’où procède cette sorte de jouissance douloureuse et déconcertante, exhibitionniste aussi puisque nous nous la donnons toujours dans l’espoir que le plus grand nombre la partagera, viendra se joindre à nous en elle ? Dispose-t-on de critères assurés pour décider de la légitimité d’une telle offre, d’une telle demande, d’un tel besoin, d’un tel désir, d’une telle exhibition ? D’où tient-on l’autorité d’une telle décision, d’une telle évaluation ? Ce sont parfois les normes universitaires qui en décident, ou éditoriales, ou théoriques, ou politiques, qui sont toutes, aussi, les normes d’un certain marché. Ce qui n’est pas les disqualifier, au contraire : c’est plutôt reconnaître qu’il est de la responsabilité de ceux qui dans ce marché espèrent se frayer un passage, de faire ce qu’il faut pour transformer le mode de production desdites normes.

Se frayer un passage, donc. Et ce n’est jamais sûr, ni acquis, ni joué, et ça se laisse toujours influencer, contaminer, en quelque sorte forcer. C’est toujours incalculable, ça peut toujours échapper, ou contrevenir, aux critères de recevabilité. Mais dès lors que je veux me frayer un passage, ce qu’il y a de plus décidé, de plus fermement décidé, c’est la volonté de ne pas renoncer à la possibilité, c’est-à-dire tout à la fois à la chance et au risque, de cette jouissance.

 

Mais qu’est-ce, au juste, qui se cherche dans ce passage, où rien n’est jamais donné ni assuré et dans lequel pourtant je confie mon avenir ? Serait-ce « moi » que « je » cherche ? Donc quelque chose, quelqu’un qui serait sexuellement marqué et par là toujours suspect soit de gynécentrisme, soit de phallocentrisme, et qui risquerait donc d’arrêter, de figer, de momifier, d’unilatéraliser ce qui devrait idéalement rester irréductiblement indécidé ? Je ne sais pas répondre, n’étant pas assuré, n’ayant pas les moyens (mais quels moyens ? qu’est- ce qu’un moyen, de quel type d’outil pourrait-il ici s’agir ?) de savoir si le souhait, le désir, la revendication, l’injonction formulés par certains de maintenir ou de sauver dans un même sujet une multiplicité de voix sexuellement marquées, un nombre indéterminé de voix enchevêtrées, voire des marques sexuelles non identifiées, est ou n’est pas délirant.

 

Il faudrait ici reprendre toutes les questions posées plus haut à propos de l’héritage. Demander par exemple : comment faire pour ruser avec ce qui nous arrive sexuellement, génétiquement, depuis des sources qui ne sont pas toujours identifiables ? Pourquoi ai-je ce rapport-ci et non un autre à ce dont j’ai malgré moi sexuellement hérité, à ce qui m’est arrivé sans que je l’aie demandé, sans que je m’y sois le moins du monde attendu ? Avec ce que je découvre m’avoir été destiné, ce destin sexuel n’étant rien d’autre qu’une manière singulière de ne pas être libre, un croisement de chance et de nécessité, une ligne de vie imposée et qui n’est jamais pure d’ambivalence, non plus que d’ambiguïté. Ce qui fait que je me retrouve malgré moi engagé sur toutes sortes de chemins qui sont autant de détours pour rejoindre cette chose au moins double, cette sexualité et cette sexuation, dont je sais la pureté inaccessible mais dont je continue de rêver.

 

Mon rapport à cet héritage sexuel m’installera inévitablement dans une position, dans une posture paradoxale : je verrai cet héritage tantôt comme une chose incontestable, presque sacrée, tantôt au contraire comme un piège, une clôture impitoyable qui devrait arrêter le désir (je n’ose dire « mon » désir…) au mur de l’opposition, une malédiction, une injustice. Je voudrais tantôt m’y soumettre, je voudrais me fondre dans le moule, et à d’autres moments au contraire inventer de nouvelles normes, dépasser la différence binaire qui gouverne la bienséance de tous les codes sexuels dont j’ai hérité, me placer au-delà de l’opposition féminin/masculin, au-delà de la bisexualité, de l’homosexualité ou de l’hétérosexualité, au-delà même de la transexualité, voire de l’a-sexualité. Je voudrai inventer de nouveaux topoi sexuels. Mais est-il si sûr que « dépasser », « aller au-delà » « inventer », « nouveaux », ici, veuillent dire quelque chose, soient seulement possibles ? Et est-il si sûr que cet affranchissement, si c’en est un, cette résistance à un implacable destin qui scelle tout à perpétuité, puisse jamais prendre une autre forme que celle de la rivalité mimétique ? Puis-je vraiment espérer ne plus être destiné à copier des modèles ? Car apprend-on la sexualité autrement que le reste, autrement que par la reproduction des manières de ceux et celles qui nous ont précédés et dont nous sommes les héritiers ? Peut-on vraiment rêver d’une dépossession réciproque des sujets désirants ? Une position, une posture sexuelle peut-elle vraiment être jamais autre chose que « librement imitée de… » ?

 

En consentant ou en refusant l’idée selon laquelle je ne puis que m’en référer à ce qui pour moi est le type idéal de mon sexe, qu’est-ce que je laisse parler en moi, éventuellement à « ma » place, et qu’est-ce que je fais parler, éventuellement à « ma » place ? Est-il si sûr qu’à laisser ou faire parler l’héritage sexuel d’où tout me dit que je suis issu, sans que l’on m’ait demandé mon avis, et que je ne peux pas ne pas laisser ou faire parler, quoi que je fasse, je puisse me réapproprier quelque chose comme une sexuation ou une sexualité qui soit indemne de toute imitation ? Comment traiter avec ce qui depuis si longtemps, sans que je sache toujours comment, m’informe, me détermine, me destine, peut-être me domine ?

 

Comment ne pas céder à la fascination de tous les fétiches essentialisants proposés sur les marchés hétéro, homo, trans ou a-sexuels, sans oublier toutes les versions du registre queer, pour lequel l’Oxford Dictionary of Synonyms and Antonyms propose comme synonymes : aberrant, abnormal, anomalous, atypical, bizarre, curious, different, eerie, exceptional, extraordinary, fishy, freakish, funny, incongruous, inexplicable, irrational, mysterious, odd, offbeat, outlandish, peculiar, puzzling, quaint, remarkable, rum, singular, strange, unaccountable, uncanny, uncommon, unconventional, unexpected, unnatural, unorthodox, unusual, weird.

 

Queer serait donc quelque chose comme le genre de l’engendrement de toutes les configurations dans lesquelles tout sujet (dire tout sujet sexué serait une redondance) devrait pouvoir rêver de s’engager afin de ne pas se voir contraint de puiser toujours au même fond de possibilités d’alliances (érotiques ou autres, sexuelles ou autres), de stratégies discursives, de revendications socio-politiques, etc., d’éviter toute posture crispée sur elle-même et sur ses objets « propres », de s’écarter d’une certaine histoire dans laquelle est nécessairement inscrit le type idéal. Il s’agit de rompre avec le consensus le plus autorisé, le plus dogmatique, et le plus grave parce qu’il prétend parler au nom de l’être : je ne pourrais être moi qu’à la condition de me soumettre à l’injonction d’être tel ou telle, d’accepter l’assignation à résidence. C’est une résistance à la fois topologique (quelle est ma place ?) et économique (quel est mon oikos, mon lieu propre ?). C’est refuser d’être commodus.

 

Certes, dans une certaine mesure au moins, je réponds toujours, qui que je sois, quoi que je sois, quel que soit mon « genre », à une attente codée, déterminée, qui me précède et me dicte, me détermine, m’oriente. C’est pourquoi il faut s’intéresser aux conventions, aux institutions, aux interprétations qui produisent ou maintiennent les appareils de limitations que sont ces attentes codées, avec toutes les normes et donc toutes les exclusions qu’elles induisent. Ce qui à son tour implique que la résistance à la « commodité » que je viens d’évoquer, dans toutes ses versions, est travaillée ou dictée par la turbulence de ces questions, dans la mesure où les règles de cette résistance, car il y en a, et de très strictes, ne sont pas constamment les mêmes. Les régimes de résistance, d’affranchissement, sont eux-mêmes problématiques, multiples, mobiles, et il faut les analyser dans leurs formes, leurs modes d’élaboration, leurs rhétoriques, leurs langues, leurs fictions, etc. Car il arrive que cette résistance méconnaisse, justement, les normes de son propre discours et par conséquent la politique qui s’y abrite.

M.Larivière