judith Butler

Le texte de Michael Larivière introduit une série dans laquelle l'auteur se propose de présenter sa réflexion et ses questions autour de l'oeuvre de Judith Butler, auteur de référence sur la question du genre et dont la pensée se révèle particulièrement ardue et polémique. D'autres textes suivront donc au fil de l'été. Nous attendons vos commentaires, remarques réflexions que vous pouvez proposer à publication en vous rendant sur la page correspondante du site

LLV

 

 

« Those who are deemed « unreal » nevertheless lay
hold of the real, a laying hold that happens in
concert, and a vital instability is produced by that
performative surprise. »
(Ceux qui sont considérés comme « non réels » sont
pourtant attachés au réel, d’un attachement qui se
fait collectivement et qui produit par cette surprise
performative une instabilité vitale)
Judith Butler


Il s’agirait de ne pas penser qu’à ça.
Il s’agirait de ne pas se cramponner au genre.
Il s’agirait d’ouvrir le champ des possibles pour le genre sans décider à l’avance de
quelles sortes de possibles il devrait s’agir.
Il s’agirait de ne plus être figé dans cet état de nervosité perméable et séduite, agenouillée,
de qui voudrait, ce genre, le prendre, le comprendre, se l’approprier. Je viens de
citer, en les détournant, quelques mots de Glas.


La question est difficile, il n’est pas possible d’écrire simplement à son sujet. La difficulté
n’est pas gratuite, il ne s’agit pas d’être difficile pour être difficile. On ne peut pas
mettre en question une certaine scène « genrée » sans en même temps mettre en question
une certaine scène de lecture et d’évaluation, avec ses conforts et ses intérêts, ses stratégies
et ses programmes, ses attentes et ses prescriptions. Il s’agit de déjouer l’oppression des
thèses toujours d’avance prescrites sur l’une et l’autre scène. Judith Butler a raison d’affirmer
que ce qu’on appelle le style est une affaire compliquée, et qu’il n’est pas juste de penser
que nous sommes devant cette affaire libres de choisir ce qui nous plaît en fonction de
ce que nous croyons vouloir ou devoir dire. Les styles qui s’offrent à notre portée ne sont
pas qu’affaire de choix. En outre, ajoute-t-elle, ni la grammaire, ni le style ne sont politiquement
neutres. L’apprentissage des règles qui gouvernent le discours soi-disant intelligible,
facilement, immédiatement compréhensible, est toujours déjà prescrit par le langage
normalisé ou normé, et l’inintelligibilité est toujours le prix à payer pour y avoir obvié.
Encore une fois, voyez Joyce. Ou Mallarmé, ou Ezra Pound, ou T.S. Eliot (essayez voir les
Four Quartets), ou Rimbaud (Le bateau ivre surtout), ou Carlo Emilio Gadda. Par exemple.


Il s’agit d’aggraver, en les contrant, un certain nombre d’a priori touchant aux limites
et aux propriétés de chacun des genres et qui en restreignent le sens, et donc la recevabilité,
aux notions essentialisantes de masculinité et de féminité auxquelles nous
sommes habitués, toutes formulées, articulées, dictées, imposées, prescrites, à partir de la
norme hétérosexuelle - c’est-à-dire à partir de la présupposition d’une immuable, incommensurable,
intouchable « différence des sexes », philosophiquement, sociologiquement,
psychanalytiquement légitimée. Or, ceux qui estiment nécessaire, urgent, vital, de remettre
en question, ou à la question, ces soi-disant acquis intangibles, estiment du même coup
tout aussi urgent, nécessaire, vital, de reformuler les théories s’occupant des questions
du genre (et non la « théorie du genre », qui n’existe pas). Dans leur immense majorité, ceux
qui l’ont fait (et qui continuent de le faire) s’appuyaient sur ce qui s’appelle en Amérique
le post-structuralisme français. Or, rien de tel n’existe en France. Il n’y a qu’en Amérique que
l’on croie à quelque chose comme un post-structuralisme unifié, pur, monolithique. Et il
est important de faire remarquer que c’est à partir de cette croyance en un corpus théorique
homogène que ces différentes approches théoriques ont migré dans le champ des
études sur la sexualité et le « genre », de même que dans les études post-coloniales et raciales.
Judith Butler dit qu’elles ont été transplantées (transplanted) dans le champ de la
« théorie culturelle » (cultural theory). Ce qu’elle se propose de faire dans Gender Trouble
(1990), c’est de tenter de déterminer si et comment des pratiques sexuelles non normatives
peuvent remettre en question, inquiéter, la stabilité de la notion de genre en tant que catégorie
d’analyse, et comment certaine pratiques sexuelles peuvent nous contraindre à affronter
la question de savoir ce qu’est une femme, ce qu’est un homme. Comment faire
pour inventer une autre inscription dans l’histoire des genres masculin et féminin, un
autre déplacement des lieux et des corps? La moindre des choses, qui est la plus difficile,
serait de mettre en question les présupposés métaphysiques du système dominant que
l’on veut déconstruire. Butler propose de « dénaturaliser » la notion de genre, ce qui ne
pourra se faire, dit-elle, qu’à la condition de résister autant que possible à la violence normative,
autant du discours ordinaire que du discours académique. Repenser le possible, se
demander ce qui rend un genre intelligible, examiner ses conditions de possibilité, déterminer
quels sont les présupposés métaphysiques qui informent notre regard sur lui.
Comment indécider le sexe, comment échapper aux grammaires d’arraisonnement qui sont
partout, dans tous les registres, comment penser une différence qui serait rebelle à l’opposition?


Peut-être faudrait-il reformuler, pour les rassembler, ces questions ainsi: qu’est-ce
qui me fait être homme ou femme? Et donc: qu’est-ce qui me fait faire l’homme ou la
femme? Et comment? N’est-ce pas ce que depuis toujours, depuis qu’il m’est arrivé de
naître, ce que je cherche à savoir? Même si je ne crois pas qu’il existe, en toute rigueur, de
sexualité ou de genre pur. Ce que je cherche reste de toute façon bien loin, bien en deçà ou
en dehors de ce que je fais ou dis, de ce que j’espère ou de ce dont je rêve, relié plutôt, relayé
par tant de langues, d’idiomes, d’appareils linguistiques, moraux, conceptuels, idéologiques,
politiques, etc., par tant de forces qui ne sont pas toujours cohérentes, de telle
sorte qu’il m’est possible, peut-être nécessaire, de dire à la fois: je suis certes déterminé,
dans tous les sens du terme, par ces pressions multiples à tenter d’appartenir au genre, au
type, à la place, à la fonction qui m’avaient d’emblée été assignés, mais je vis aussi ce rapport
avec un intérêt souvent distrait, parfois un oubli plus ou moins profond, plus ou
moins vrai, avec la certitude que ce que je m’efforce d’être de toute façon me dépasse. Le
paradoxe avec lequel je dois toujours composer est que ce qui devrait aller de soi se passe
aussi ailleurs, n’a pas lieu seulement là où je suis, et finit, comme on dit, par me mettre hors
de moi.


C’est ainsi que je passe ma vie à essayer de me rejoindre, de me comprendre, de m’intégrer,
de trouver ma cohérence. Je cherche ma destination, je me donne rendez-vous
(donc ailleurs, je me propose d’aller voir ailleurs si j’y suis) et j’ai toujours peur de ne pouvoir
m’y rendre, de le manquer, ce rendez-vous, et de me rater, je vis dans une compulsion inquiète
qui ne cesse de raviver la peur du ratage. Cette peur constante, plus ou moins forte
ou plus ou moins faible selon les temps et les circonstances de ma vie, entraîne parfois une
sorte de démotivation ou de désinvestissement qui peut aller jusqu’à un état dépressif,
voire mélancolique, et que je peux, sans toujours m’en rendre compte, cultiver. La
conscience plus ou moins claire, plus ou moins aigüe d’un épuisement des possibles peut
avoir un effet paradoxal: elle peut entraîner une régression à la position prescrite dont je
cherche à m’affranchir et m’amener à renforcer ce qui m’aliène. Cette réaction puissante
est puissamment soutenue par de vieux marchés hétérosexuels, c’est-à-dire phallogocentriques,
de vieilles alliances, de vieilles combinaisons socio-politiques soutenues par ce
qu’elles produisent: une conception binaire de l’identité, elle-même adossée à la certitude
que la biologie, c’est le destin.


À cet égard, les cinq exergues du premier chapitre de Gender Trouble sont percutants,
ils sont choisis pour cela - et ils sont, à mon avis, aussi risqués, aussi dangereux
qu’injustes. Les voici. D’abord, Simone de Beauvoir: « On ne naît pas femme, on le devient. »
Puis Julia Kristeva: « À proprement parler, on ne peut pas dire que « les femmes » existent. »
Vient ensuite Luce Irigaray: « La femme n’a pas de sexe. » Suivie de Michel Foucault: « Le déploiement
de la sexualité (…) établit cette notion de sexe. » Enfin, Monique Wittig: « La catégorie
de sexe est la catégorie politique qui fonde la société en tant qu’hétérosexuelle. » Je précise que j’ai
retraduit vers le français les traductions américaines de ces citations.
Le postulat de départ de Butler, dont l’ambition est de repenser ce qu’elle appelle
les constructions ontologiques de l’identité, est qu’il n’existe aucun lien essentiel, aucune
continuité naturelle entre le sexe et le genre. Autrement dit, le genre n’est pas relié au sexe
par un lien de causalité, il n’en est pas une conséquence ou un effet, il n’en est pas l’expression,
il faudrait plutôt penser, poser comme prémisses une discontinuité radicale, une
coupure entre les corps sexués et les genres, culturellement construits. Mais les « corps
sexués » sont-ils moins culturellement construits que les genres? Mon « corps sexué » (un
corps pourrait-il ne pas être sexué?) peut-il être simplement compris, accepté, comme
identité de référence, comme ce dont je devrais pouvoir disposer comme de mon bien le
plus propre, ce que je devrais pouvoir garder à moi, intact et libre? Mon « corps sexué »
est-il quelque chose de proprement, rigoureusement identifiable? Est-ce mon sexe qui
identifie mon corps?


Si je réponds oui, je risque de déchaîner la guerre des sexes - et de précipiter la fin
de cette guerre par la victoire du sexe masculin. C’est-à-dire que j’assure la maîtrise phallocentrique,
laquelle se pare toujours d’un appendice: un certain féminisme. Ce qui a pour
conséquences politiques, d’une part qu’il ne serait aucun rapport à l’autre possible pour
quiconque, qui ne tienne compte du caractère sexuel; et d’autre part que l’universalité des
lois morales se modulerait et se limiterait selon les sexes, ces lois seraient nécessairement
soumises à des conditions sexuelles. C’est pour contrer ces effets que l’on propose de désolidariser
le genre du sexe.


Judith Butler rappelle qu’il s’agissait à l’origine de remettre en question (dispute)
l’affirmation selon laquelle la-biologie-c’est-le-destin. Et la conséquence première de cette
désolidarisation du genre et du sexe est d’invalider toute prétention à l’unité du sujet,
puisque le genre est alors compris comme une ouverture à une espèce de polysémie
sexuelle. Il se définit comme l’ensemble des significations culturelles (cultural meanings)
que le corps sexué peut assumer - et ceci même dans l’hypothèse où serait maintenue une
conception binaire de la différence des sexes: homme et masculin, dit-elle, peuvent tout aussi
bien être référés à un corps femelle, et femme et féminin à un corps mâle. Nous avons
donc affaire à un discours qui veut rendre recevable, au sens propre, une incohérence, ou
une incommensurabilité, entre le sexe et le genre, entre le corps et le genre (à supposer que
cette seconde dissociation ne soit pas identique à la première, à supposer, donc, qu’un
corps puisse ne pas être identifié à « son » sexe). Un discours qui rêve de mettre bas les
armes, comme dit Derrida, qui rêve de multiplicités non codées par deux, comme dit Verena
Andermatt Conley, qui voudrait éviter de parler depuis un bord déterminé, qui voudrait
ne plus calculer, se défaire des règles d’une stratégie sans fin, éviter que le je d’un corps
sexué prenne le dessus. Ce rêve, ce discours, cet espoir sont-ils délirants?

Michael Larivière