« Ce qui est en crise, c’est notre hospitalité » : la psychiatrie craque

 

Des manifestants du 22 janvier (Carole Patte/DR) (Carole Patte/DR)

Le monde de la psychiatrie est vent debout contre la tendance au « management » qui touche les établissements de soins. Et elle le fait savoir. Reportage.

Par Anne Crignon

 
 

Le monde psychiatrique est en train de craquer complètement. « Pas des gouttes, de l’écoute » est le slogan qui résume bien l’état d’esprit des quelque mille manifestants rassemblés ce mardi 22 janvier, place de la République, à Paris, dans le froid et la neige. Il y avait là des psychiatres, des psychologues, des infirmières et des aides-soignants, et aussi des travailleurs sociaux, des familles et des patients choqués par la manière dont ils ont été maltraités dans un hôpital psychiatrique (HP).

Ils sont venus à l’appel du Collectif Pinel en Lutte d’Amiens, lequel a mené l’an dernier une grève de sept mois et campé devant son hôpital pendant douze semaines, jusqu’à obtenir la création de 30 postes sur les 60 demandés. Tous ceux qui protestent, souvent de manière spectaculaire « parce que la psychiatrie et la pédopsychiatrie n’en peuvent plus », étaient là : les Perchés du Havre, demeurés des jours et des nuits sur le toit de leur HP pour exiger des moyens décents, le collectif Pédopsychiatres du 19e en Lutte, remonté contre les « graves attaques financières et idéologiques de la part des pouvoirs publics », les soignants du Rouvray, à Sotteville-lès-Rouen, qui ont fait une grève de la faim pour être entendus, les « Blouses Noires 42 », le « Collectif des 39 » et d’autres encore.

Il y avait mille protestataires place de la République, mais chacun en représentait bien d’autres : on ne quitte pas si facilement pour la journée un hôpital en sous-effectif : 25 % des postes sont en déshérence, selon Union syndicale de la psychiatrie (USP). Il y avait aussi dans la foule une trentaine de « gilets jaunes ».

Printemps pour la psychiatrie

Tous étaient là pour dire non au « déclin dramatique de notre façon d’accueillir et de soigner », non à la « régression organisée ». C’est que derrière les murs clos des HP, la « contention » est de plus en plus utilisée. On sangle le malade à son lit ; il peut rester des heures comme ça, parfois des jours. Les manifestants voient là le retour à la camisole de force utilisée dans les asiles avant l’invention des neuroleptiques.

« Sous couvert de modernité, on revient à une pratique d’un autre âge », dit tristement un psychiatre.

Face à une telle dérive, des praticiens hostiles à « l’horreur normée » se lèvent. Ils veulent un printemps pour la psychiatrie. Signée par des collectifs influents comme le Réseau européen pour une santé mentale démocratique ou la Psychiatrie parisienne unifiée, soutenue par la revue « Pratiques » (trop peu connue et formidable) ou l’Intercollège des psychologues hospitaliers, le Manifeste pour un printemps de la psychiatrie a été rendu public par une pleine page dans « l’Humanité » au matin de la manifestation, avec les cent premiers signataires.

Puis il a été lu sous les flocons et les bravos à l’arrière d’une camionnette customisée par les soignants d’Amiens avec des Shadocks, les mêmes que ceux qui colorent leur blouse blanche depuis le début du mouvement :

« Ce qui est en crise, c’est notre hospitalité, l’attention primordiale accordée à chacun […] Contrairement à la tendance actuelle qui voudrait que la maladie mentale soit une maladie comme les autres, nous affirmons que la psychiatrie est une discipline qui n’est médicale qu’en partie. Elle peut et doit utiliser les ressources non seulement des sciences cognitives mais également des sciences humaines, de la philosophie et de la psychanalyse, pour contribuer à un renouveau des soins axés sur la reconnaissance de la primauté du soin relationnel. Notre critique de ce qu’est devenue la psychiatrie ne peut faire l’impasse sur la responsabilité de ses gestionnaires.»

Plus loin :

« Le savoir scientifique ne doit pas servir d’alibi à des choix politiques qui réduisent les sujets à un flux à réguler pour une meilleure rentabilité économique […] Les interdits de pensée sont devenus la règle d’une discipline où l’on débat de moins en moins . »

Ce manifeste est un constat : il y a bel et bien une maltraitance systémique derrière les portes à codes des HP. Ce manifeste est un aveu : les praticiens même les plus en vue sont impuissants face à un personnel politique soumis aux appétits du capitalisme. Mais surtout, ce beau texte est un barrage qui se dresse enfin devant le double désastre avec lequel les soignants doivent composer, au péril de leur propre santé mentale. (Place de République, une infirmière se demandait publiquement « comment survivre sans aller à la case suicide ». Au travail, elle prend du Xanax. Ses patients voient qu’elle va mal. Ils lui remontent le moral).

Toute-puissance des neurosciences

Le premier désastre, c’est la tornade biologiste qui s’est abattue sur la psychiatrie en trente ans, portée par le DSM, le manuel statistique et diagnostic des troubles mentaux édicté par la toute-puissante Association américaine de psychiatrie (APA) – le dictionnaire de nos folies, en somme. La façon d’aider les patients se dégrade, en effet, depuis la bascule thérapeutique survenue dans le sillage du DSM-III publié en 1980. Cette année-là, l’héritage freudien, et avec lui des concepts centraux comme la névrose, disparaissent du guide pour laisser place à des « troubles » en tous genres (et plus récemment, dans le DSM-5, à des « spectres de trouble »).

Bien sûr, un guide est un outil nécessaire pour unifier le diagnostic à l’échelle internationale. Mais le problème, majeur, c’est la toute-puissance des neurosciences et la réponse chimique à apporter aux maladies de l’âme imposées par cette nomenclature : le patient devient réductible à un dérèglement cérébral, rectifiable par une médication.

Ceci est contesté par de remarquables chercheurs, indépendants des finances privées, qui démontrent le faible apport des neurosciences en psychiatrie (le texte de référence, publié par François Gonon dans la revue « Esprit »). Mais la « pensée uniforme », selon le mot d’un manifestant, se répand par le biais d’un enseignement universitaire sous influence de cette pensée réductionniste – laquelle, bien sûr, sert les industriels du médicament.

« On soigne des gens, pas des troubles », pouvait-on lire sur un carton.

Le deuxième désastre est managérial. C’est le plus visible. Chacun sait que le management contemporain s’accompagne d’une réduction des coûts poussée jusqu’à l’absurde, sur fond de saccage accéléré non seulement des services publics, mais aussi de l’esprit de service public. Place de la République, une soignante évoquait publiquement hier « la privatisation des accueils et la fusion des standards » dans le cadre des fameuses « réorganisations » menées tous azimuts sans consultation des intéressés.

Dans les hôpitaux psychiatriques comme ailleurs, tout le pouvoir appartient à l’administration. Les outils de la sociologie du travail sont précieux pour comprendre la colère qui se déversait place de la République (le chagrin, pour certains) et les huées qui ont accueilli en fin d’après-midi les explications de Martine Wonner, députée LREM du Bas-Rhin, descendue de son bureau pour répondre aux manifestants qui avaient marché sur l’air de « Bella Ciao« , les pieds trempés par la neige fondue des boulevards, jusqu’à l’Assemblée nationale.

Martine Wonner vient de démarrer, à la demande d’Emmanuel Macron, un audit sur la psychiatrie en France. C’est la « mission Flash » rebaptisée « mission Flash Ball » par un psychiatre exaspéré. Ils sont nombreux à souffrir et à faire l’aveu d’un quasi-désespoir le soir, de retour à la maison. Leur désarroi à tous porte un nom. C’est de la « souffrance éthique ».

Mal-être au travail

Ce mal est identifié par des chercheuses et chercheurs comme Pascale Molinié ou Duarte Rolo. Ils observent sa progression dans le secteur public comme dans le privé et constatent qu’il peut mener au suicide sur le lieu du travail. Attacher un patient qui supplie, rester stoïque face aux appels d’un autre en chambre d’isolement, faire avaler chaque jour à un autre encore une dose de psychotropes dont on ne voudrait pas pour sa mère ou son enfant n’est pas anodin. (Il faut voir dans les piluliers, le nombre de médicaments : c’est effrayant).

Qu’un système pousse les salariés vers la souffrance éthique est particulièrement pervers, car ce mal-être trouve son origine dans une forme sourde de trahison de soi. La contrariété chronique du psychiatre ou de l’aide-soignante provient, certes, de ce qu’on lui fait subir et de ce qu’on l’empêche de réaliser, mais aussi de ce qu’il finit par accepter de faire et qui vient heurter profondément ses valeurs.

Le soignant malheureux des HP devient, d’une certaine façon, l’artisan de sa souffrance même s’il répugne à effectuer les tâches absurdes qui lui sont demandées, comme ces heures perdues à faire « de la paperasse » et à cocher des cases sur des logiciels de contrôle, au lieu de parler aux gens fragiles en perdition dans son service.

« Ce n’est pas pour ça que j’ai voulu faire ce métier »

C’est une phrase dix fois entendue dans le cortège entre République et l’Assemblée nationale. Chacun de ceux et celles qui l’ont prononcée trouverait une place dans « Chronique du travail aliéné » (avec Fabienne Bardot, médecin du travail. Ed. D’une, 2015), écrit par la psychanalyste Lise Gaignard. Cet essai décrit le tourment face à ce qu’on appelle, en sociologie, « la contrainte à mal travailler ». Une psychologue nous expliquait que dans son hôpital, la femme de ménage n’est jamais la même, qu’il y a trop de turnover parmi les soignants. Là encore, la sociologie peut aider.

La désagrégation des équipes est l’une des formes répertoriées du management contemporain. Il s’agit de suggérer au salarié que quels que soit son niveau et sa compétence, il est interchangeable (lire à ce propos « la Comédie humaine du travail. De la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale », par Danièle Linhart, ed Erès, 2015). Cette manœuvre vise à le précariser psychologiquement et à le soumettre. La caissière de supermarché est sous ce régime depuis longtemps, avec l’interdiction qui lui est faite de travailler, jour après jour, sur une même caisse et ainsi de se faire un coin à elle avec des photos ou des dessins d’enfants.

Ce qui change au XXIe siècle, c’est que cette brutalité longtemps circonscrite aux « petits métiers » a colonisé les professions que l’on croyait préservées. C’est l’ère du psychiatre-pion, « géré » comme tel par une hiérarchie sans culture et sans vision autre que mercantile avec des éléments de langage appris en séminaire et la neutralité glaçante – on connaît tous ça. Voilà contre quoi se dressent les collectifs déterminés comme La Psy cause. Un certain Nico, debout sur la camionnette, a bien résumé leur projet à tous :

« Notre but commun est d’œuvrer pour une psychiatrie humaniste, en opposition aux politiques budgétaires qui réduisent nos métiers à des lignes comptables et autres tableurs Exel. Face à ces politiques, qui nient le sens de nos métiers, nous cherchons à nous réapproprier nos pratiques. »

Avant de s’en aller prendre un train pour Rennes ou Saint-Etienne, Bourges, Château-Renault, Cadillac ou Quimper, la petite foule s’est donné rendez-vous à Paris, au premier jour du printemps. Le printemps de la psychiatrie a commencé, dirait-on.

Merci à Carole Patte, infirmière dans l’établissement de santé mentale départementale (EPSMD) de Prémontré (Aisne), pour les photos qui illustrent cet article.

 

Anne Crignon