Le livre de l’été s’intitule "Trois explications du monde" (Albin Michel). C'est Caroline Eliacheff qui a eu la bonne idée de le désigner ainsi, un matin sur France-Culture. L'auteur est un physicien d'origine hongroise, Tom KEVE, installé en Angleterre. Sous le titre original de "TRIAD" (Tom Keve 2000), il met en scène les entrecroisements, au tournant du XIXe-XXe siècle, de l'invention de la psychanalyse, de la révolution des sciences, des mathématiques et de la logique (par exemple le physicien Rutherford assistait à la conférence de Freud en 1909 à la Clark University) et de la pensée juive d'Europe centrale. Entrecroisements à peine souterrains, il suffisait d'aller voir : Joseph Breuer, héritier d’une longue lignée de rabbins, était l'auteur d'une fameuse méthode d'étude de la Thora, cette Thora que le père de Freud avait pour le moins étudiée ; et il est clair que le fils a fréquenté les cours d’un maître en talmud-thora, comme tous ses amis, les Paneth, les Hammerschlag, les Pappenheim, etc. Les Bernays, la famille de Martha Freud, étaient une famille de rabbins et de grands intellectuels. Lacan signale dans le séminaire sur l'Ethique (p. 289) que l’un d’eux, Jakob Bernays, “latiniste et helléniste émérite”, a écrit un article fondamental sur la notion de catharsis ; son arrière-petit-neveu Paul était un mathématicien très lié à Hilbert. Ce cousin pourrait bien être le seul homme à avoir osé embrasser Anna Freud, lors d'un des séjours de celle-ci chez Lou Andréas Salomé. On se rappelle que Freud avait envoyé Anna chez Lou afin qu’elle s’occupe de sa féminité … L’épisode est signalé aussi par Elisabeth Young-Brühl dans sa biographie d’Anna. Mais le héros de l'histoire est surtout Ferenczi, dont le père, directement lié aux sages juifs de l'Europe centrale, était le plus grand libraire de Budapest. Le fils participera activement au mouvement intellectuel qui se réunissait au Café Royal. On se rappelle qu’il a été six mois durant le premier titulaire d’une Chaire de psychanalyse, à l’Université de Budapest, sous un gouvernement socialiste qui n’en avait pas pour longtemps. En même temps, son ami Hevesy était nommé à la chaire de Chimie et d’autres amis à d’autres chaires. On y voit aussi Freud, peu avant cet éphémère printemps de Budapest, reçu comme un hôte de marque par la municipalité et invité en famille chez Anton von Freund, le brasseur qui, se sachant condamné, voulut être le mécène de la psychanalyse. On se rappelle aussi comment ces radieuses épiphanies s’effondrèrent sous les coups de l’histoire, de la mort et de la dévaluation : la glaciation suivit immédiatement le printemps et elle dura longtemps. Comment les uns et les autres survécurent-ils à de tels drames et à de telles déconvenues ? Le livre est présenté comme un roman, mais très documenté (bibliographie). On y voit passer les grands noms de la relativité (Bohr, Einstein, Pauli et plein de prix Nobel oubliés), ceux de la mathématique et de la logique (von Neumann, dont "l'architecture" reste encore aujourd'hui la base de construction des ordinateurs, mais aussi Jancsi, le "petit coq", un des cas mémorables de Ferenczi, devenant lui aussi mathématicien. On y voit Ferenczi s'intéresser à la science (son premier article porte sur Ernst Mach, la science et la psychanalyse) et s'interroger sur le don pour les mathématiques (remarquable passage, pp. 329-340). Bref, on y retrouve la présence sous-jacente mais constante de la psychanalyse dans toutes les inventions qui ont révolutionné la connaissance et le savoir, reliée à l’une de ses sources vives : l’incroyable liberté de pensée acquise par les “savants” juifs, à la fois chargés de maintenir les traditions, en recherche de sens pour les innombrables obscurités et paradoxes de la Bible et moralement responsables de communautés fréquemment maltraitées. On y découvre ce qu'est une vie intellectuelle, qui ne peut se développer qu'en réseaux. On y trouve aussi, discrètement évoquée, la proximité entre l’activité de pensée et la névrose, quand ce n’est pas la maladie mentale, la fragilité psychique de la plupart de ces grands penseurs. Outre que tout cela est passionnant, écrit dans un style très lisible où l'on retrouve aussi les manières de l'époque, montrant les échanges en quelque sorte de l'intérieur (lettres authentiques ou parfois imaginées mais parfaitement convaincantes), il est réconfortant de retrouver la psychanalyse à sa place dans le travail de culture et de la pensée, alors que la science d'aujourd'hui semble se construire sans elle si ce n'est contre elle. Cette présence-absence est d'ailleurs montrée aussi dans le livre, car bien peu de ces grands esprits à la sensibilité exacerbée ont eu recours à l'assistance qu’aurait pu leur apporter une cure, tant du point de vue de leur santé mentale que de leur relation au savoir. On ne s'ennuie pas une seconde avec cette triade de 548 pages où le désir de savoir est montré à l'oeuvre dans ses avatars et ses odyssées, de façon incroyablement vivante. Danièle Lévy

Août 1909. Ferenczi accompagne Freud et Jung à New
York à l'occasion d'une célèbre conférence à laquelle assiste
Rutherford. le père de la physique moderne. Tel est le point
de départ - réel - de ce roman aussi émouvant qu'érudit qui
réinvente une passionnante aventure humaine et intellectuelle : la rencontre des penseurs qui vont bouleverser en
profondeur les esprits.

Physicien anglais d'origine hongroise, Tom Keve réalise
ainsi le rêve de Ferenczi et de Pauli de faire converger les
sciences de la psyché et celles de la nature, dans une étourdissante fresque historique. De Budapest à Londres en
passant par la yeshiva de Presbourg, Vienne. Copenhague,
Jérusalem, un voyage dans l'effervescence de la Mitteleuropa
dont les héros tourmentés sont Chatam Sofer et les grands
rabbins d'Europe centrale, mais aussi Niels Bohr, Josef
Breuer, Lou-Andreas Salomé...