Jacques Lacan et son élève hérisson
Transmaître

Certains psychanalystes sont reconnus des maîtres dans leur domaine, d'autres sont des élèves. Ce lien entre eux, différent de la relation analytique, pousse déjà à lui seul la psychanalyse dans les bras de l'université. Il s'y transmet ce qui s'appelle un enseignement.

Plusieurs manières d'enseignement peuvent d'ailleurs être distinguées. Toutefois, dans le champ freudien est rendu manifeste plus franchement qu'ailleurs un rapport maître/élève qu'on reconnaîtra sexué.

Ainsi Jacques Lacan eut-il ce qu'il dénommait, en usant d'un possessif, « mes élèves ». Selon lui : des hérissons.

Schopenhauer avait fait état de la difficultueuse copulation des hérissons, bientôt suivi par Freud qui, s'en allant aux États-Unis, déclara qu'il allait y rencontrer des wilds porcupines - ceux-là mêmes qu'il souhaitait rallier à sa cause.

Cet ouvrage fait suite au livre La psychanalyse est-elle un exercice spirituel ? Re'ponse à Michel Foucault (Epel, 2007) du même auteur.

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ISBN 978-2-35427-506-8------------------------------

 

Jean ALLOUCH, Transmaître. Jacques Lacan et son élève hérisson. Paris, EPEL, 2020

 

            Une citation de Jacques Lacan ouvre le dernier ouvrage en date de Jean Allouch : « Mes élèves, s'ils savaient où je les mène, ils seraient terrifiés. » (p. 7) Et si, quand il écrit, Jean Allouch paraît souvent méchant, c'est parce qu'à chaque coin de phrase, il laisse pressentir à son lecteur où mène Lacan. Pas si opaque, la destination de l'entreprise « éducative » lacanienne (p. 8), c'est l'Enfer. L'Enfer du désir, s'entend (ibid.).

            Aussi Transmaître. Jacques Lacan et son élève hérisson constitue-t-il autant une approche de Jacques Lacan – d’abord le maître, ensuite l’homme, enfin le psychanalyste – qu'une réflexion sur le statut de l'enseignement lacanien. À certains égards, l'ouvrage procède à une mise au point, au sens photographique du terme. Il s'agit de rendre les contours nets. Pour autant, nous n'avons pas affaire, et c'est heureux, à une mise au clair. Les contours sont bien dessinés, cependant que sur le visage de Lacan alternent l'ombre et la lumière.

            Ombre car, d'emblée, la question est située par Allouch sur le plan de ce qui se tramait entre le maître et ceux qu'il nommait « mes élèves » (p. 10). Lacan n'a pas voulu que ces derniers le lâchent. Il voulut atteindre sa destination, mais avec eux (p. 8-9). Si nous savions déjà qu'un maître est quelqu'un avec qui l'on chemine, Allouch, allant plus loin et inspiré par la geste confucéenne, s’étonne qu’au risque de se trahir (p. 36), ce maître puisse vous choisir pour cheminer avec lui.

            Toutes choses égales par ailleurs, voilà qui serait un peu comme si Hérodote avait demandé à Jacques Laca…rrière de l'accompagner sur la route, pour que Lacarrière écrive En Cheminant avec Hérodote (1981), paru quelques mois avant la mort de Lacan. Moins assidus ou moins confiants que l'hélléniste disciple de l'historien antique, certains laissèrent Lacan tomber en route. Ce n'est pas le moindre mérite de l'ouvrage d'Allouch que de prendre leur départ au sérieux. Il s'agit de préciser ce qui a pu les séparer d'avec Lacan, et ce qui a pu les rapprocher de lui. Cet ouvrage s'affirme là comme le compte-rendu rigoureux d'une ambivalence féconde.

 

            Pour mener bille en tête l’assaut de cette forteresse « ambivalence » sont convoqués Wittgenstein et Russel, Confucius et Yen Houei, des « manières » de maîtres et des « réactions » de disciples (p. 29-44), des enseignants et leurs élèves, des maîtres d'école et des maîtres de leçons, en un mouvement qui permet de constater tout ce qui oppose le « discours de l'université » au « discours du maître » (p. 14-15). George Steiner, auteur de Maîtres et disciples (2003), assiste à la bataille.

            Steiner, dans son ouvrage, ne passait pas sous silence la dimension érotique de ce qui unit le maître à ses disciples. Allouch reprend le flambeau et présente diverses facettes de cette érotique : Freud embarrassé par son trop assidu disciple Gattel (p. 21-22), Freud séduit par la fille de Charcot (p. 29-30), Lacan castrant ses élèves pour les plonger dans un familialiste bain de piété/pitié filiale (p. 25-26) ou la solution classique, c'est-à-dire obsessionnelle, consistant à troquer l'érotique contre un « paiement de dettes » (p. 24). De façon pointilliste, les linéaments du style de Lacan, dans sa dimension magistrale, sont rendus saillants.

            Une question néanmoins : quand Allouch nous joue un tour et intègre à son texte l'extrait d'un propos sur Confucius (p. 31-33), alléguant qu'on le croirait destiné à décrire Lacan, nous aimerions lui demander : « Ce texte sur Confucius est daté de 2002. N'aurait-t-il pas été écrit par un sinologue aussi éminent que coupable d'anachronisme pour avoir, dans l'après-coup du lacanisme, vu et perçu Confucius comme un Lacan antique ? » L'exercice de mise en boîte du lecteur pourrait alors se retourner contre le prestidigitateur et lui poser une nouvelle question épistémologique.

 

            Ce motif d'interrogation, cependant, n'importe plus guère quand Allouch contraste deux éclairages sur Lacan (p. 45-56), celui de Pierre Macherey, « Lacan vacillant », et celui de Paul Audi, « Lacan ironiste ». Moins encore est-il d'actualité quand Allouch nous livre quelques pages enlevées (p. 57-79) dont le héros n'est autre que cet « élève hérisson » donnant à l'ouvrage son sous-titre.

En filant une métaphore non-éricksonnienne mais très-hérissonnienne, Allouch « se fait plaisir », diraient les jeunes gens d'aujourd'hui. Il n'empêche. L'auteur est loin de grossir les rangs maniaques des balanceurs de porcs trop épiques. Sa fable animalière est instructive et l'apologue, réussi. Convié à entrer dans la « ménagerie lacanienne » (p. 62-64), le lecteur en sortira mieux averti. Il aura rencontré les porcs-épics de Schopenhauer et de Freud (p. 65-68), les hérissons de Giraudoux et de Canguilhem (p. 75-76) mais aussi un Lacan « mis en boule » par Freud (p. 77-79). Le maître, bien malgré lui retourné sur le dos, se retrouve disciple. Et l'on comprend qu'il eût préféré ne pas l'être.

 

            Dans le dernier chapitre (p. 81-103), la fable continue, bien qu'elle passe du registre animalier à la scène durassienne. Déjà, Duras s’était trouvée mise à contribution pour illustrer les Nouvelles remarques sur le passage à l'acte publiées par Allouch en 2019. Cette fois-ci, sont mobilisés Ah, Ernesto ! (version première du texte) et La Pluie d'été (version seconde) afin d'illustrer l'histoire d'un maître « dépassé, puis déplacé » (p. 81), selon un mouvement de bascule qui n'est « pas une simple permutation » (p. 102-103). Le maître qu'appelle de ses vœux l'enfant Ernesto, rétif à la domestication scolaire, est celui qui mobiliserait une docte ignorance (p. 103) pour aller au-delà du savoir scolastique.

Une mise en regard de ce chapitre d'Allouch avec quelque pages d’un autre lecteur averti de Duras (à savoir Michel de Certeau, La Fable mystique, p. 48-58) est riche d'enseignements. Montrer qu'il est possible de « savoir tout en ne sachant pas » (p. 103), tel serait le geste de celui qui, par son refus de fréquenter l'institution, enseigne un sage sans le savoir. On songe alors aux considérations de Bion sur l'irréductible opposition entre le « mystique » et l'Establishment.

 

            Aussi est-ce de façon cohérente que le chapitre conclusif de l’ouvrage d’Allouch porte sur le silence et le taire, notions éminemment spirituelles. Sont présentés cinq types de silences analytiques grâce auxquels « l'analysant est mis au travail » (p.105) afin d'apprendre « à toujours mieux parler en tant qu'analysant » (ibid).

Bien qu'Allouch se défende que cette description des cinq silences analytiques ait une portée prescriptive, il ébauche une méthode, au sens grec du terme : voie, route, chemin. En effet, le sillon d'Allouch se rapproche de l'odos (chemin) évoqué au deuxième vers du Poème de Paménide, ou de l'ascèse appelée de ses vœux par Descartes en son si peu cartésien Discours de la méthode. Le tracé s’écarte en revanche de la proliférante et canonique littérature consacrée aux silences de l'analyste et du patient par des auteurs du sérail APIque ou même, horresco referens, lacanien. Autrement dit, Allouch ne se soucie pas de « psychologie psychanalytique » (p. 91).

            En clôture de l'ouvrage, l'invite à « ne pas penser », déjà ébauchée par l’auteur dans ses Nouvelles Remarques sur le passage à l'acte, oriente son lecteur vers un horizon nommé « inexistence du rapport sexuel » (p. 114). Aucune boucle n'est bouclée par ce livre, pourtant Wittgenstein comme Ernesto, Duras comme Allouch ou les protagonistes du Rayon Vert d’Eric Rohmer s’y retrouvent devant une porte qu’il suffit de ne pas franchir pour abolir les servitudes magistrales.


Benjamin Lévy
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