anthropologie politique du sexe
les grands classiques de l'érotologie moderne

Extraits de la préface de David Halperin« Notre amie Gayle Rubin »

Gayle Rubin est une légende vivante des études sur la sexualité et de la queer theory. Le Marché aux femmes qu’elle écrivit lorsqu’elle était étudiante de premier cycle, devint très vite l’article d’anthropologie sociale le plus cité ; on considère qu’il a fondé les champs de la théorie féministe et des études de genre, et qu’il est à la base de tous les travaux ultérieurs sur la construction sociale du genre. En fait, Rubin semble avoir été la première anthropologue féministe à employer le mot de « gender » dans un texte imprimé. À « Penser le sexe », autre article qu’elle écrivit dix ans plus tard, on attribue la fondation des études sur la sexualité, des études gaies et lesbiennes, et de la queer theory.
Par la suite, Rubin publia une série d’articles qui l’ont confirmée dans son statut de représentante la plus éminente de ce qu’elle a elle-même appelé « une théorie radicale de la politique de la sexualité ».

Au cœur de cette théorie, l’idée que voici : ce qui, dans nos sociétés, passe pour la morale sexuelle dissimule l’opération sous-jacente d’un système illégitime de stratification sexuelle que l’on accepte sans l’interroger ; cette morale sexuelle recouvre une façon d’organiser la vie sexuelle en fonction d’une hiérarchie de privilèges et de prestige qui veut que certaines formes de comportement sexuel soient approuvées et promues comme allant de soi, tandis que les autres, aussi bien que les personnes qui les pratiquent, sont considérées comme problématiques, mauvaises, inacceptables, et sont non seulement critiquées, mais aussi persécutées, pénalisées et vouées à l’élimination au nom de l’hygiène morale et sociale.
Il n’y a, pourrait-on penser, pas grand-chose de radical dans cette perspective. Ce serait oublier qu’elle fut produite dans un temps où de nombreuses formes de comportement sexuel restaient pénalisées. D’ailleurs, jusqu’en 2003, l’État du Michigan a continué d’interdire tout rapport sexuel anal, oral, ou manuel entre deux personnes, quel que soit leur sexe, et considérait de tels actes comme des crimes passibles d’amendes et de peines qui pouvaient aller jusqu’à quinze années de prison ; et ces lois étaient parfois appliquées.

Au cours des trois dernières décennies, Rubin s’est aussi consacrée à l’écriture d’une histoire, monumentale et minutieuse, de l’émergence et de la formation, aux États-Unis, d’une subculture sexuelle spécifique qui n’avait jamais été étudiée par un anthropologue de métier ; à savoir les communautés gaies dites « cuir ». Ce travail est passé par la description et l’analyse des identités sociales (et pas seulement des pratiques sexuelles) produites par les homosexuels sadomasochistes. Le contexte politique plus large dans lequel elle a œuvré s’opposait parfois violemment à son approche, laquelle envisageait les différences de pratiques sexuelles d’un individu à l’autre comme de bénignes variations du comportement humain. Nombreuses étaient les militantes féministes qui considéraient Rubin comme l’ennemi – comme la représentante la plus importante, la plus puissante et par conséquent la plus menaçante d’une perspective qu’elles tenaient pour antiféministe.

Le modèle théorique de Rubin, dont le raffinement et l’audace vont bien au-delà de ce que l’on peut en rendre ici, a l’avantage d’expliquer l’inégalité de genre dans des termes féministes. Rubin, en effet, place l’origine de la domination masculine, non dans une nature présentée comme fixe ou inaltérable, ou dans une essence de la féminité ou de la masculinité, mais dans des modalités d’organisation sociale et dans des pratiques institutionnelles. Mais le modèle de Rubin est politiquement efficace en un autre sens : en constituant effectivement le genre en construction socioculturelle, il vient légitimer le féminisme – conçu désormais comme champ de recherche interdisciplinaire dont l’objet principal est de mener l’analyse et la critique intellectuelles de la construction socioculturelle du genre.

Elle y revint dix ans plus tard, dans « Penser le sexe », où elle introduisit une deuxième innovation capitale. Dans ce nouvel article, elle se proposait de contester l’idée que « le féminisme est ou doit être le lieu privilégié d’élaboration d’une théorie de la sexualité ». « Le féminisme, y écrit-elle, est la théorie de l’oppression de genre », et s’il est vrai que « le féminisme sera toujours une source de réflexion passionnante sur le sexe », Rubin considérait qu’il n’avait ni ne devait avoir le monopole de la question. Au contraire, « bien que le sexe et le genre soient reliés, ils ne sont pas la même chose, et ils forment le fondement de deux aires différentes d’interaction sociale ».

À partir de 1991 et de son article sur « Les Catacombes » en particulier, Rubin sembla s’éloigner de l’anthropologie générale qui avait caractérisé ses premiers travaux, pour se consacrer de plus en plus à l’ethnographie d’espaces plus circonscrits et à l’étude de subcultures sexuelles : elle écrivit désormais sur tel bar, tel club, tel petit segment de rue, tel quartier. Ce changement présente une dimension sentimentale évidente. On aurait tort, cependant, de l’y réduire, ou de ne pas en saisir les implications politiques aussi bien qu’épistémologiques.

Le travail de Rubin n’a pas été totalement ignoré en France, mais il y est resté méconnu. Et pourtant, Rubin elle-même n’est pas sans lien avec la culture française. En 1976, elle écrivit une introduction pour la traduction américaine du roman de Renée Vivien, Une femme m’apparut. Au début des années 1970, c’est-à-dire à une époque où Jacques Lacan restait encore assez peu connu aux États-Unis, elle assista à une séance de son séminaire ; elle fut aussi la première théoricienne du genre et de la sexualité à accorder au travail de Lacan une place prépondérante. Quand Michel Foucault se rendit à San Francisco à la fin des années 1970, il prit contact avec Gayle Rubin qui s’était présentée à lui quelques années plus tôt à la Bibliothèque nationale. Dans sa découverte de la vie homosexuelle san-franciscaine et de la subculture sadomasochiste, Foucault bénéficia grandement de la connaissance qu’avait Rubin de la ville. Foucault reconnut d’ailleurs sa dette à la fois personnelle et épistémologique dans une interview où il évoque « notre amie Gayle Rubin ». La parution du présent recueil va enfin permettre aux lecteurs français de relire les réflexions que livre Foucault, dans les interviews de ses dernières années, sur la politique et sur l’éthique du sadomasochisme homosexuel masculin, à la lumière des écrits si marquants de Rubin sur le même sujet et à la même époque – et de goûter quelque chose de la saveur électrique de ces années enivrantes qui produisirent les pensées les plus audacieuses de notre temps sur le sexe, l’éthique et la politique, élaborées par des individus qui faisaient collectivement l’expérience physique et intellectuelle des limites des possibilités humaines.