La perversion au féminin
Alain Abelhauser est psychanalyste. Professeur des universités, il exerce depuis 1992 à l'université Rennes-2, dont il est depuis six ans le vice-président. Il a publié au Seuil Le Sexe et le Signifiant, Suites cliniques (2002), et vient de publier, chez Fayard, en collaboration avec Roland Gori et Marie-Jean Sauret, La Folie évaluation.

Depuis le XVIIe siècle, des psychiatres décrivent des pathologies fascinantes : des femmes portent atteinte à leur corps jusqu'à mettre leur vie en danger, et déploient toute leur énergie pour que les médecins les reconnaissent malades. Quelle est la logique psychique de cette passion à duper l'autre
Pourquoi certaines femmes portent-elles atteinte à leur corps au point de mettre leur vie en danger - provoquant des anémies, des pertes massives de sang, s'automutilant ? Pourquoi faut-il qu'elles fassent reconnaître ces atteintes comme une maladie - et par conséquent qu'elles dupent et manipulent les médecins ? Pourquoi faut-il qu'elles aillent physiquement mal pour pouvoir aller bien (ou en tout cas pas trop mal) sur un autre plan ? Pourquoi cette passion à duper l'autre ?
Ce livre, à la façon d'un récit, campe le portrait de ces femmes. À travers le récit de cas, il raconte comment, dès le XVIIe siècle, des médecins ont pressenti dans d'extrêmes faiblesses physiques, des souffrances mentales. Comment des médecins, puis des psychiatres, ont tenté de comprendre ces femmes, d'élaborer des catégories interprétatives : anorexie, pathomimie, syndrome de Mùnchausen, de Lasthénie de Ferjol. Comment aussi la littérature a influencé ces théories médicales, psychiatriques, psychopathologiques, psychanalytiques. Et comment cette étonnante articulation de l'atteinte du corps, de la duperie de l'autre et de la féminité ne trouve aucune résolution ou expression définitive, si ce n'est une hypothèse psychanalytique : la perversion ne serait pas propre au masculin, elle pourrait aussi être féminine - la position de ces femmes en serait le signe.
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Alain Abelhauser
M A L D E F E M M E
La perversion au féminin
S e u i l
Mars 2013
(Extrait de la Partie VII, chapitre 5, p. 299 - 303)
Récapitulons ?
Il est des femmes qui ne mangent pas. Rectification : qui mangent rien, qui
mangent le rien, et en font grand cas, et le montrent, ou pas, et montrent alors ce que ce
rien, à les habiter, à les consumer, à les dévorer, fait de leur corps.
Il est des femmes qui portent atteinte à leur corps. Précision : certaines le
mutilent, l’intoxiquent, le rendent malade. D’autres assurent simplement qu’il va mal,
qu’elles sont malades, et en montrent les marques, en donnent les preuves. D’autres
enfin le saignent, le rendent exsangue. Mais toutes demandent à ce qu’on les soigne,
sans livrer évidemment les raisons de leur mal. Et toutes semblent éprouver un « malin
plaisir » à voir l’autre chercher sans succès ces raisons, à l’inquiéter par la monstration
qu’elles effectuent, et à garder par devers elles une vérité — qu’elles détiennent peutêtre
mais ne possèdent pour autant pas forcément et, en tout état de cause, ne peuvent
dire.
Il est également des femmes qui se sont faites mères, et qui traitent leur enfant
comme d’autres traitent leur corps. C’est alors l’enfant qui semble assurer cette fonction
dévolue par les précédentes au corps.
Il est encore des sujets qui se mutilent, d’autres qui n’aiment que les mutilés ou
les amputés, ou ne s’aiment qu’amputé, des sujets qui ne pensent qu’à duper l’autre, et
d’autres qui ne peuvent se mettre dans une position autre que celle d’imposteur …
Il est enfin quelques hommes — assez rares, il faut l’admettre — qui se font les
égaux de ces femmes-là, adoptent les mêmes conduites et postures et, pour tout dire, se
font femmes aussi bien qu’elles.
De ces femmes, la psychiatrie et la médecine font état, sans guère arriver à
d’autres résultats que celui d’en décrire l’existence et de porter l’accent, éventuellement,
sur leur grande étrangeté.
La littérature, comme à l’accoutumée, et plus encore peut-être qu’à
l’accoutumée, fait certainement mieux ; elle en campe les portraits, en relève les traits
saillants, et en construit, pour qui se soucie de la lire, une forme d’histoire.
À cette galerie de portraits, à cette et ces histoire(s), nous nous sommes permis
d’ajouter quelques autres, de notre cru, dont nous avons la prétention de penser qu’elles
ne valent pas seulement par leur singularité propre, mais aussi par ce dont elles
témoignent, plus généralement.
D’autant qu’une bien curieuse éthique paraît les lier : toutes, en regard de ce
qu’elles ne peuvent dire, décidément, semblent faire le choix de le taire, obstinément !
Qui sont ces femmes ? Comment les saisir ? Comment les saisir dans leur vérité
— d’elles-mêmes certainement ignorée ? Quelles raisons, qu’ignore la raison, ont-elles
donc de faire ce qu’elles font, d’être ce qu’elles sont ?
L’intérêt du diagnostic structural a été rappelé. On a tenté de montrer, à partir de
là et au-delà de ce qu’un vain peuple pouvait en croire, ce qu’était la perversion. On a
tenté aussi d’approcher, à la lumière de la psychanalyse, la spécificité du désir féminin,
les caractéristiques de ses modes de jouissance, et ce qui signait, somme toute, la
position féminine comme telle.
Nous nous sommes mis ainsi, autant que nous l’avons pu, à l’école d’une
clinique, d’une clinique dont l’étendue peut en définitive laisser rêveur. Qu’en conclure
— maintenant ?
— — —
Je fais cette ouverture. Je ne crois pas que, telle qu’on la présente
habituellement, l’anorexie (mentale) soit finalement guère autre chose qu’un ensemble
syndromique, et je ne crois pas qu’il en aille autrement pour chacun des différents
« maux » que j’ai convoqués ici, les pathomimies, le syndrome de Münchhausen, celui
de Lasthénie de Ferjol, celui de Meadow, auxquels on peut ajouter, pourquoi pas, la
chlorose, l’auto-vampirisme, l’apotemnophilie, le syndrome de Gardner et Diamond,
une collection d’imposteurs, et certainement quelques autres syndromes encore, que j’ai
négligés ou oubliés. Et je suis sûr que parmi les cas d’anorexiques, de pathomimes,
lasthéniques, etc., se comptent nombre de sujets névrosés, bien sûr (entre autres
hystériques), et encore plus de sujets psychotiques (en particulier parmi les pathomimes,
apotemnophiles et imposteurs). Mais je crois aussi, très fermement, que le
regroupement, dans ces pages, de ces différentes « pathologies » n’est pas qu’affaire
d’opportunité, de correspondances ou de similitudes — qu’une « communauté
protéiforme » les réunit.
Je crois qu’elles relèvent fondamentalement d’un même mouvement, d’une
même logique, d’une même problématique, dont de nombreux auteurs ont déjà eu
l’intuition, et auxquels il n’est pas rare qu’ils aient alors tenté de donner un cadre
propre. Qui reste néanmoins toujours dépourvu, à mon sens et jusqu’à présent, des
fondements qu’il exige et des développements, théoriques et cliniques, qu’il appelle.
Qui, autrement dit, reste toujours dépourvu de la nomination qu’il mérite et du statut
auquel il est en place de prétendre.
Venons-y.
Nous avons posé que la perversion est une structure clinique ; est pervers celui
que la structuration de son désir pousse à démasquer la faille de l’autre et à l’y
confronter, de façon à pouvoir alors se proposer lui-même comme objet susceptible de
la combler. Ajoutons : parce que sa jouissance est à ce prix — s’assurer que
l’incomplétude de l’Autre est à même d’être corrigée, et faire dès lors de cet Autre l’être
complet capable de le faire jouir en retour. Avec, quand même, ce léger bémol : le
pervers jouit-il vraiment de mettre fin à l’incomplétude de l’Autre (et jouit-il de la
position qui lui est dévolue à partir de là), ou ne jouit-il pas plutôt seulement du
montage qu’il met ainsi en place, et qui n’a finalement d’autre sens que de faire miroiter
cette possibilité (que l’Autre soit complété) ?
Nous avons aussi relevé que l’« ordinaire clinique » laisse à penser que la
« femme perverse » est une rareté (les cas féminins d’exhibitionnisme strict, de
fétichisme avéré, de voyeurisme vrai, etc., sont exceptionnels), ce dont le sens commun
a, somme toute, l’explication : il faut bien avoir à sa disposition un petit machin pour
essayer, par un quelconque montage, de donner à celui-ci l’envergure qu’on entend lui
prêter, et pour tenter de l’accréditer en en « saisissant » l’autre. Traduisons dans nos
concepts de référence : ce n’est que d’être pris dans la fonction phallique qu’il peut y
avoir perversion1.
Et nous avons enfin admis que la féminité — la « position féminine », plutôt —
relève d’un partage entre deux formes de jouissance, la jouissance Une, phallique, et la
jouissance Autre, celle du corps. Que la spécificité du désir féminin témoigne de ce
partage, ne serait-ce qu’en ceci qu’il trouve à se renouveler dans l’amour au lieu de s’y
épuiser. Et que, si d’aventure il conduit à une rencontre de l’inconsistance de l’Autre (et
on ne voit guère à quoi, hors mysticisme, il pourrait conduire d’autre), une telle
rencontre, peut-être parce qu’elle s’avère alors menacer la jouissance qui lui est
associée, la jouissance Autre, pousse en général le sujet à ne s’en arranger qu’en
dénonçant cette inconsistance soudain démasquée, ou qu’en la redoublant — qu’en en
faisant en somme un casus belli absolu.
Mettre ces ultimes rappels en perspective du récapitulatif précédent m’amène à
présent à poser cette simple, très simple question : n’y a-t-il pas tout lieu de penser,
désormais, qu’à côté d’une perversion bien explorée, où se logent les sujets occupant
une position sexuelle masculine, c’est-à-dire toute entière soumise à la fonction
phallique, existe une autre forme de perversion, non reconnue comme telle jusqu’à
présent, et habitée, elle, par des sujets occupant une position sexuelle féminine, c’est-àdire
pas toute entière soumise à la fonction phallique, mais également dévolue à la
jouissance Autre ?
Ou encore, pour dire les choses de la façon la plus mince qui soit, qu’à côté
d’une perversion « masculine standard », existe une « perversion au féminin » ?
1 Ce qui, en toute rigueur, est une formulation insuffisante, la question étant plutôt : faut-il être « tout
entier » et exclusivement pris dans cette fonction pour qu’il y ait perversion ? (Autrement dit, les femmes
ne peuvent-elles être perverses que par le biais de la jouissance phallique, ne peuvent-elles être perverses
qu’à se pourvoir — ne serait-ce évidemment que par le biais de la maternité — d’un appareillage
phallique ?) Que l’on souscrive à cette option et l’on peut se demander alors s’il est bien licite de penser
la perversion comme une structure, dès lors que tout sujet parlant ne peut s’y ranger qu’à ce type de
condition.