traduit par Michel Oliva et Catherine Thévenet

Connu aux États-Unis pour son livre Gay American History, Jonathan Katz s'intéresse ici à l'hétérosexualité. Pour cela, il convoque les experts en matière de sexologie qui ont établi la distinction homosexuel/hétérosexuel
Krafft-Ebing Le créateur du terme « hétéro-sexuel » s'appelle Krafft-Ebing. Professeur de psychiatrie, il fait une carrière d'expert auprès des tribunaux allemands et rédige une encyclopédie sur les perversions :
Psychopathia sexualis. En décrivant minutieusement le comportement sexuel « pathologique », il plaide pour une nouvelle conception de l'instinct sexuel sain : « une attirance érotique et procréatrice innée pour l'autre sexe ».
Le terme hétérosexuel arrive en Amérique en 1893 par le biais d'un article « Responsability in Sexual Perversion » écrit par le docteur Kieman, qui lisant mal la Psychopathia sexualis, en fait une perversion assimilée à l'hermaphrodisme psychique. Selon lui, hétérosexuel désigne des personnes attirées par les deux sexes et « qui ont des méthodes anormales pour parvenir à la satisfaction sexuelle ». Ensuite le terme évoluera pour désigner une pratique érotique excluant la procréation, grave faute pour la très nataliste Amérique du XIX~ siècle dirigée par des Victoriens.
Freud L'expert suivant, champion de « La mystique hétérosexuelle », - titre du chapitre 4 de Katz est Freud. Comme Krafft-Ebing, il est fasciné par le pathologique et ne désigne l'hétérosexuel (cité 29 fois dans son oeuvre) que par référence à 1"homusexuei (cité 316 .l'ois). Ëii 19U5, dans les Tko13. essais sur la sexualité, le terme hétérosexuel apparaît pour la première fois, dans le chapitre sur les aberrations sexuelles où « la fixation de l'inversion » peut provenir, entre autres choses, « des dangers des rapports hétérosexuels » - sans doute s'agit-il des maladies vénériennes.
Katz reprend minutieusement l'analyse d'un cas des Cinq psychanalyses, Dora, pour démontrer que « Freud apparaît comme mÉtre de la construction de la norme hétérosexuelle ». Il dénonce « son a priori hétérosexuel » à l'égard de cette jeune hystérique qui a fini par lui claquer la porte au nez même si, dans l'après coup, Freud reconnaît avoir « omis de deviner à temps et de communiquer à la malade » que son « amour homosexuel pour Mme K, était sa tendance psychique la plus forte ».
Freud introduit deux changements importants par rapport à son prédécesseur :
1) Affirmation du principe de plaisir (en opposition avec le modèle procréateur antérieur).
2) L'hétérosexuel ne désigne pas seulement une activité, un comportement, un acte (champ des perversions) mais une disposition mentale, une émotion, une variété de pulsion.
De plus, la répétition inlassable de « normal », et de « rapports normaux » dans un contexte hétérosexuel finit par faire équivaloir l'hétérosexualité à l'érotique « normale », celle de la classe moyenne montante.

Havelock Ellis Le troisième expert convoqué est un médecin-sexologue américain, Havelock Ellis, promoteur de « l'amour sexuel normal » et dénonciateur des méfaits de la religion chrétienne. Opposé à Freud quant à l'origine de l'hétérosexualité qui serait physiologique et innée et non pas familiale, il participe, lui aussi, à l'installation de la nouvelle norme érotique auprès d'un public progressiste. D'ailleurs le mot fait « son coming out » - titre du chapitre 5 - en 1923 dans le très officiel dictionnaire américain Merriam Webster - soit quatre ans après le terme homosexuel. Il s'agit d'une « passion sexuelle morbide pour une personne du sexe opposé ». En 1934, le Merriam webster corrige : « manifestation de la passion sexuelle pour une personne du sexe opposé, c'est-à-dire la sexualité normale ». Si cet équivalent du Larousse reflète les mentalités, on peut affirmer que l'hétérosexualité a alors obtenu son statut de norme érotique. Quant à l'homosexualité, elle devient « une attirance érotique pour une personne du même sexe ». Voilà comment les deux termes ont mi gré, la même année, du discours médical dans la langue américaine courante.
Kinsey L'expert suivant, Kinsey, renforcera la validité de ces deux critères qui répartissent les pratiques érotiques dans une société en leur attribuant une échelle d'évaluation de zéro à six. Précise et quantitative, cette échelle donna l'impression d'être scientifique dans l'esprit du public et conforta la dichotomie.
Les contre.experts Arrivent ensuite les contre-experts opposés à cette distinction en la personne d'écrivains comme Baldwin, de féministes - chapitre 6 et 7 - comme Betty Friedan, Adrienne ?ch, Ti-Grace Atkinson qui dans son Amazon Odyssey, par exemple, nuance l'affirmation révolutionnaire du principe de plaisir en critiquant la théorie freudienne de l'orgasme vaginal, manière subtile de contraindre les femmes à la procréation.
Et surtout Kate Millet qui dénonce le « système de caste hétérosexuelle » corrélée à la suprématie masculine. Katz rappelle qu'elle est la première à prôner « la déconstruction de la bipartition mâle/femelle, masculin/féminin et hétéro/homo, cette tâche étant liée à l'abolition des distinctions blanc/noir, capitaliste/ouvrier et à d'autres changements révolutionnaires ».
Avec Gayle Rubin (Tra#fic in women), Katz remet en question « le préjugé d'une hétérosexualité féminine primordiale » puisque Freud lui-même a montré que « le premier amour de la petite fille s'adresse à une femme, sa mère ». Il rapporte aussi les recherches des féministes lesbiennes comme Nancy Myron, Charlotte Bunch, Adrienne Rich et Monique Wittig.
Foucault Enfin il accorde une place importante aux thèses du premier des contre-experts, Michel Foucault, qu'il considère comme le chef de file des études gays et lesbiennes tout en remarquant qu'il ne s'était pas beaucoup intéressé aux travaux des féministes. Panant d'un chapitre précis de son Histoire de la sexualité, « l'implantation perverse », Katz veut maintenant questionner ce qu'il nomme« l'implantation normale ». Pour cela il rappelle une thèse centrale de Foucault : « d'une loi externe imposée par la communauté, c'est-à-dire la procréation dans le mariage, on est passé à une norme interne, auto-contrôlée, définissant l'expérience sexuelle correcte ». Cette mise en place de « la monogamie hétérosexuelle » daterait des années 1700/1800 avec i'avénernent àe la classe moyenne. Si Katz partage avec Foucault l'idée de construction historique de l'hétérosexualité, il lui reproche néanmoins de ne pas s'y être intéressé pour elle-même et d'être passé par le détour de l'homosexualité comme les médecins du siècle passé.
Katz Il termine son livre en soulignant que la diminution de 1' « écart entre les genres masculin et féminin » entraînera une « convergence entre l'hétérosexualité et l'homosexualité ». Cette convergence est, de plus, favorisée par l'éthique du plaisir et le consumérisme qui remplacent peu à peu l'importance accordée au travail, à la production et à la procréation. Et si la culture dominante de la classe moyenne est amenée à attacher plus d'importance à la satisfaction sexuelle et au plaisir, il devient difficile de préserver le mariage hétérosexuel comme le seul domaine légitime d'expression sexuelle. De plus, si les« hétéros ne sont pas au-dessus des homos dans une hiérarchie sociale des plaisirs supérieurs et inférieurs », il n'y a plus de raison de maintenir la division homo/hétéro. Construite par les premiers aliénistes sous la pression des réformateurs de la loi allemande sur la « fornication non naturelle », elle pourrait être « déconstruite » au XXIe siècle par la quête d'« un nouveau système de plaisir » (titre du dernier chapitre, le 8) fondé sur la recherche du bonheur de tous les individus.