Deuil, mémoire, transmission
TABLE DES MATIÈRES AVANTPROPOS XI Une méthode qui présente l’après-coup dans une position inaugurale XI INTRODUCTION 1 Une émotion ineffaçable insiste à vouloir s’écrire 2 Les traces sensorielles d’une joie douloureuse 5 L’artisanat chez Pénélope, Benjamin et Freud 9 PREMIÈRE PARTIE TRANSMETTRE UNE SAGESSE 1. Savoir faire avec les restes 19 Les mains à l’ouvrage de la vie 19 Un sésame qui entrouvre le monde des vivants 23 « Un flacon d’huile de rose » 24 Une tendresse empêchée oeuvre à une nidation 27 2. Inhumer les restes 33 Fonction séparatrice de la sépulture 33 Évitement dans le récit et dans l’adresse à l’autre 35 Absence de localisation ou empiétement 39 Empiétement ou rupture des liens 41 Le refoulement freudien face à la « disparition » 43 L’écriture comme seul espace réservé à la vie 47 3. Inscrire les restes 49 Des enveloppes rituelles aux enveloppes scripturaires 49 Remémorer (erinnern) selon Freud ou acquérir « à l’intérieur » ce qui demeurait extérieur 53 « Remémoration » d’une violence jusque-là séquestrée 56 Effets subjectifs d’une « répétition » violente dans l’espace public 59 Remémoration, traduction et transgression 61 Peut-on douter, devant les catastrophes actuelles, de la nécessité d’inscrire ce qui fut effacé ? 65 La violence à l’oeuvre dans la démarche psychisante de l’écriture 67 Paradoxalité politique de l’instance traductrice 68 Un événement en quête de récepteur 70 Fonction médiatrice de l’écriture et contre-transfert analytique 73 DEUXIÈME PARTIE TRANSMETTRE UN ENFANT 4. Confier au tiers ce qui reste 79 Préférer un tiers incertain à la mort certaine 79 « Un flacon d’huile de rose » 81 Survivre nécessite l’innovation de nouvelles hiérarchies 83 D’une apparente « déchéance » à un déshonneur en quête de sujet 86 Qui est déshonoré lorsqu’il est attenté au nom ? 88 Peut-on aimer/haïr père et mère sous la terreur de l’extermination ? 91 Que devient la différence des sexes devant la mise à mort pour tous ? 93 La tendresse est empêchée quand l’amour fut impuissant 94 La féminité naissante face à l’impudeur du corps supplicié des hommes 97 Les leurres de la tradition face à l’usinage des cadavres 100 Un « non à la mère » mortel devenu, grâce au tiers, un « non » à la mort 103 Entre mère et fille une alliance tacite dans un enfermement invivable 106 Les hommes sont des morts ou des assassins, reste la mère abusive, pourtant modèle de sang froid et de dignité 110 L’ambivalence amour/haine ne peut s’exprimer que dans la sécurité 113 Les conflits oedipiens demeurent irrésolus lorsque part en fumée le temps d’aimer ou d’être aimé 116 5. Traduire au tiers ce qui reste 119 Apprendre le parler de l’autre crée de la tiercéité 119 Passer par l’autre et son langage pour faire advenir le sien 122 Devenir audible à soi et à sa filiation 125 « Faire avec » le tiers, incapable de comprendre mais capable d’accueillir 126 L’École de la République, jadis « mère adoptive » des sinistrés 128 Nécessité d’une filiation d’adoption pour les enfants de survivants 130 Rôle émancipateur de l’école chez Sarraute, Camus, Ernaux et Handke 132 206 TABLE DES MATIÈRES L’Instruction publique « pour tous » 136 Un métissage nécessaire pour se séparer des morts et transmettre leur vie 140 Fonction de l’institution tierce dans la transmission post-traumatique 142 Transmission d’un patrimoine sous le couvert d’une thèse de doctorat en langue « étrangère » 146 Une littérature qui sert d’enveloppe psychique à un être exilé de lui-même 149 Un testament qui ne se déchiffre que traduit dans une université « étrangère » 152 Le détour, opérateur de transmission et instrument de recherche 153 Les délimitations « dehors/dedans » sont nécessaires pour démasquer le déni 156 Les « transferts de populations » sont inducteurs de « transfert » sur l’autre 158 Tra-duire un monde nié en l’autre 161 Portée politique de la mixité des identités 165 CONCLUSION 167 «... cette impossibilité de s’engager dans la tendresse » ? 167 ANNEXE 173 Étude lexicale des citations de Benjamin et de Freud 173 BIBLIOGRAPHIE 189 INDEX 197 ------------------------------------------------------------- Notes de lecture FEDERATION DES ATELIERS DE PSYCHANALYSE Soirée-débat du 18 mai 2006 L’Intraduisible. Deuil, Mémoire, Transmission. Janine Altounian, Dunod, 2005. Troisième ouvrage d’une trilogie sur la question de la transmission traumatique, c’est un livre dense, riche, qui ne se contourne pas facilement et dont on peut tirer plein de fils. I Un récit freudien. La lecture que je vais tenter de faire est la lecture d’un récit – très freudien- récit à la première personne d’un parcours de vie, où travail d’écriture et travail d’analyse intimement liés ont permis à un texte traumatique mais fondateur – Le journal de déportation du père – de devenir un «bon objet interne», «un conte des temps modernes» intitulé Un flacon d’huile de rose. Je dirais que le motif principal du récit, c’est le commentaire du texte paternel – il restitue de larges extraits du conte – comme geste de réappropriation de l’histoire générationnelle. Deux thèmes récurrents se retrouvent dans les ouvrages de Janine Altounian : 1) Celui du travail, c’est-à-dire de la capacité de ruse, d’invention tout à fait artisanale des survivants pour savoir faire avec les restes, ce qu’on reçoit en héritage (c’est la première partie de l’ouvrage Transmettre une sagesse, construite sur trois chapitres : savoir faire avec les restes, inhumer les restes, inscrire les restes). 2) Celui du tiers : tiers anéanti dans la catastrophe, à réintroduire car «salvateur», «garant de la vie et de la culture» (c’est la seconde partie du livre Transmettre un enfant ; confier l’enfant, comme reste de soi, au tiers, pour le sauver). Ce que je trouve remarquable, c’est la façon dont ton récit met en perspective, en tension, les gestes de vie du premier texte - gestes ô combien intelligents, des leçons de vie - avec les tiens, à l’œuvre dans la cure et dans l’écriture, dans un travail de traduction, qui vise à inscrire ces gestes de survie dans l’ordre symbolique du langage. Cette mise en tension se fait sur deux axes : 1) Horizontalement, l’axe spatial, celui de la lecture, dans la mesure où le récit est un assemblage, sorte de patchwork de textes de nature différente (essais théoriques, fragments autobiographiques, extraits d’autres narrateurs – beaucoup de place est donnée aux textes des autres.) Tous ces fragments fonctionnent comme des motifs narratifs. Ils entrent en résonance, s’étayent les uns aux autres et tissent un réseau de pensées, réseau de sens (rappelons que «tissage» et «texte» ont la même étymologie). Ce qui fabrique une écriture hétérogène, polyphonique, où il y a du déplacement. 2) Verticalement, l’axe temporel, en ce sens que la démarche d’écriture, au plus près de la démarche analytique, porte en elle tous les textes écrits antérieurement et publiés – où les fragments se répètent mais découpés, développés, organisés autrement. Je parlerais d’écriture feuilletée, faite de strates, de couches, autrement dit faite des enveloppes nécessaires au travail de perlaboration et de subjectivisation à l’œuvre dans la relation transférentielle. Ce qui est pris dans les plis ne peut se libérer et se déplacer que dans des temporalités psychiques propres à la cure, au travail analytique. (Tu dis toi-même, p.61, que «le périple (l’histoire du manuscrit) dénombre au total six enveloppes») Dans la dernière partie de l’ouvrage, tu donnes la parole à Krikor Bélédian (Cinquante ans de littérature arménienne en France, 1922-1972) qui «formule la loi qui porte à quatre le nombre des enveloppes protectrices» pour assumer une transmission issue d’un trauma de l’histoire. Dans cette dynamique, il y a de l’architecte, dans l’art de la construction et de l’archéologue, à cause des couches dans l’exploration des profondeurs. Démarche de mise à jour, démarche d’écriture, où le récit est en fin de compte sa genèse – le quoi est pris dans le comment – que je rapprocherais de ce que nous a appris la linguistique : la forme et le fond ne font qu’un ; et aussi de ce que Freud soutient : corps et psyché ne sont pas dissociés. Ta grande connaissance des écrits de Freud – que tu traduis, nous le savons tous- fait que des notions comme contenu manifeste, contenu latent, représentation de choses, représentation de mots, ou encore le déplacement et la condensation du travail du rêve sont à l’œuvre, actent ton écriture. Pour moi, les concepts freudiens sont des outils de pensée avec lesquels tu travailles, et, en bon artisane, tu tiens bien tes outils et les manies avec dextérité. II. Deux moments fondateurs. Je voudrais relever dans le récit deux moments forts, au sens dramaturgique. Ce sont les deux passages autobiographiques qui me semblent fondateurs de ton travail d’écriture et qui ont eu un effet sur moi. 1) La remémoration : p.53, tu fais référence à l’article de Freud «Remémoration, répétition, perlaboration». Tu rappelles l’étymologie de Er innern, «acquisition à l’intérieur», et tu expliques comment ce processus d’introjection réanime en toi quelque chose de «gelé», de «blanc», une absence, et comment ça fait événement. Mais cette inscription se fait lors d’un événement dans l’espace public : un acte terroriste qui rompt le silence sur le génocide arménien (en 81, la prise d’otages à l’Ambassade de Turquie à Paris). Tu écris (p.61) : «Sans l’irruption de cette question dans les Actualités du lieu où je vivais, je n’aurais sans doute pas «pensé» que j’avais bien connaissance, moi, d’un document brûlant à ce sujet.» (Freud parle ainsi de l’«oublié»: je l’ai toujours su mais je n’y avais pas pensé). Il a fallu cette violence à l’extérieur pour que s’impose une autre violence, interne – tu parles de transgression - c’est-à-dire la publication du manuscrit, et ainsi ta mise en écriture, pour rompre le silence, restituer une parole coupée, traduire en mots «les vibrations ancestrales» dont parle Michelet, pour les remettre dans la mémoire du monde. La singularité de ton travail de pensée et d’écriture est là : toujours une écriture de soi mais prise dans l’histoire, au croisement de l’individuel et du collectif… Par ailleurs, peut-il y avoir une mise en écriture sans violence ? Si mise en écriture signifie mise au monde dans le surgissement du Je. 2) Le souvenir-écran. Je vais introduire là une petite note personnelle. Avant de rencontrer Janine Altounian, il y a quelques mois, dans un lieu où l’on présentait son livre, j’ai d’abord rencontré «Une Arménienne à l’école», à laquelle je me suis un peu identifiée tant je comprenais de l’intérieur, ce qu’elle disait de «l’école de la République, jadis mère adoptive des sinistrés», et du «rôle émancipateur et structural» qu’elle a joué pour beaucoup d’enfants que l’on dit défavorisés, comme «instance tierce» justement. Quand j’ai entendu parler Janine ce jour-là, j’ai été emballée par la façon dont elle parlait d’elle et de son travail, de son travail et d’elle, en parlait simplement et justement, ce qu’on appelle «le parler-vrai». Et j’ai eu envie de l’inviter à venir dialoguer avec nous ce soir. Ce souvenir-écran (ça m’émeut encore, p.87), c’est la scène au lycée qui réunit le père, la surveillante générale – tous deux représentants de deux mondes qui s’ignorent – et au milieu, l’adolescente «frappée de mutisme» de se sentir écartelée, envahie «d’un sentiment d’inexistence» et «privée de représentation de soi», dans un blanc, ne pouvant «habiter» à ce moment-là ce «carrefour sans rencontre» que tu rapproches d’une «scène primitive» où s’ignorent deux partenaires en mutuel désaveu, où l’enfant se trouve «traversé par une dysharmonie qui l’exclut de toute place d’enfant» (je cite, p.89) Ce qui va la sauver, notre adolescente, c’est l’amour de la littérature, le plaisir des mots, les mots de la langue qu’on apprend à l’école, dans laquelle on peut imaginer, rêver, penser et se construire… Et se mettre à écrire, à recréer pour soi un espace symbolique de médiation avec les autres. Tu m’as dit que tu n’aimais pas écrire. A coup sûr tu aimes les mots, leur vibration, leur capacité à nommer. On peut dire que tu leur as fait confiance en des moments de détresse et que tu les as investis dans deux langues, puisque tu es traductrice ; la langue du pays d’accueil et l’autre, l’allemand, qui est la langue dans laquelle a été pensée la métapsychologie freudienne. III. Traduction (transmission). Le dernier chapitre de ton ouvrage s’intitule «Traduire au tiers ce qui reste» - c’est une partie passionnante et je pense que nous y reviendrons dans la discussion. Tu parles à partir de ton expérience de traductrice et tu croises deux expériences dans un rapport d’analogie: celle du traducteur qui passe d’une langue à l’autre et celle de l’exilé qui passe d’un lieu à l’autre. Dans les deux cas il est question de deuil, de perte : de ce qui reste intraduisible d’une part, des perceptions, des traces corporelles liées au natal, qui restent à traduire. Le traducteur serait une sorte d’exilé dans son rapport à la perte, car traduire, c’est en même temps choisir et laisser tomber. On peut dire également que le travail d’analyse est aussi un travail de traduction, fait avec le matériau des mots car c’est bien là, dans le transfert, qu’on se confronte à l’énigme de l’étranger en soi, expérience de «l’inquiétante étrangeté» qui nous révèle ce qu’il y a de plus intime en chacun de nous. Et je ne peux m’empêcher de citer Jabès, que tu cites p.162: «L’étranger te permets d’être toi-même en faisant de toi un étranger». Ce qu’on entend dans ton récit, c’est l’altérité au cœur de la langue, altérité/hétérogénéité, sans quoi la langue est totalitaire, délirante, le signifiant est tué, avec lui le sujet, et il n’y a plus de métaphore possible. IV. Un récit de filiation. Tu donnes une large place au récit de Ruth Kugler, Refus de témoigner que tu traduis au plus près : Continuer à vivre, une jeunesse (pp.91-117). Tu dis que ce texte «montre de façon éclatante le destin particulier des conflits œdipiens» lorsqu’une famille vit dans la terreur de l’extermination. Quand le tiers est anéanti, on voit que le conflit presque mortel entre mère et fille se résout par la venue d’un tiers : c’est au cœur de ta lecture du récit de Ruth Kugler, et ton analyse est très convaincante. J’ajouterais qu’il y a une résonance œdipienne dans ton récit, comme acquittement de la dette ? Car - le corps du texte renvoie au père - l’introduction et la conclusion à la mère, aux mères. Dans l’introduction, tu parles avec émotion des «mains à l’ouvrage», et tu dédies tout le passage «A la mémoire de ma mère». La conclusion, je l’ai lue comme un adieu très émouvant à la mère, aux mères. Ton livre rend hommage «à ceux qui n’ont pas pu s’engager dans la tendresse», ceux à qui la tendresse a été empêchée, arrachée. On peut dire que la finalité de ton livre – tu le dis dans l’avant-propos - , qui est aussi celle de la cure, est de «transformer un empêchement à penser et à aimer en capacité d’aimer et de vivre et travailler avec les autres». Ton travail d’écriture – de traduction – est pour moi celui d’un passeur, et ce qui se transmet là a à voir avec la psychanalyse. Nicole Roger. -------------------------------------------------------- L’intraduisible Deuil, mémoire, transmission Janine Altounian C’est d’une rencontre passionnante (avec J.Altounian, A. Birnbaum, J-F.Chiantaretto, B.Ogilvie et P.Pachet) autour de ce livre au Collège international de philosophie, un samedi matin d’Octobre 2005, qu’est né mon désir de le présenter à des collègues. Mais c’est là aussi probablement qu’a pris racine mon empêchement à le faire. Car il y eut, pour moi, dans cette rencontre du trop difficile à formuler en quelques lignes ou pages. Comme l’a dit J-F.Chiantaretto dans son intervention, «pour l’interlocuteur de J.Altounian, tout se passe comme si elle exigeait d’être là, au plus intime de soi-même, pour lire le texte vivant et adressé écrit par elle et en partager la lecture avec elle mais aussi, par son intermédiaire , avec beaucoup d’autres lecteurs. » Je n’ai donc réussi à me décider à écrire qu’en essayant de me convaincre que je n’avais à faire qu’une simple présentation. Que voici donc. Ce livre est le dernier d’une trilogie, commençant par « Ouvrez-moi seulement les chemins d’Arménie » (1990) et se poursuivant par La survivance (2000) (Il y a également, en position latérale, L’écriture de Freud - 2003). Y sont retravaillés et développés des essais écrits depuis La survivance, en cherchant à témoigner d’un travail analytique au long cours sous une forme particulière, i-e selon « une méthode qui présente l’après-coup dans une position inaugurale » (Avant-propos). Et s’y tissent de continuels allers-retours entre un texte primordial, un « manuscrit-relique de survivant », celui de son père, Tout ce que j’ai enduré des années 1915 à 1919 , et d’autres textes, témoignages d’expériences (la sienne, enfant de survivants du génocide arménien et analysante, et celles d’autres survivants de génocides ou autres auteurs) et théoriques (ceux de Freud mais aussi d’autres, philosophes, ainsi que ses propres réflexions, se présentant souvent sous forme de commentaire de ses propres parcours d’analyse, de traduction et d’écriture). Il s’agit de montrer comment « une inclusion traumatogène au départ de l’histoire du sujet se transforme, au terme d’une exploration des profondeurs, en contenant fécond faisant éclore un discours d’échange avec le monde » (Avant-propos, p XIII) et d’inscrire dans l’Histoire, une nouvelle et dernière fois, l’histoire d’un parcours analytique nécessité par l’Histoire. Le livre s’articule en deux parties (transmettre une sagesse et transmettre un enfant) autour de deux thèmes qui correspondent aux deux préceptes de vie recueillis dans le manuscrit paternel, le travail (première partie) et le recours au tiers (deuxième partie), « Survivre est le fruit d’un travail obstiné qui requiert du survivant un savoir-faire artisanal avec des restes… Et cela implique aussi une recherche désespérée du recours au tiers à rencontrer ou à créer. » Et cela en un éventail de « gestes salvateurs », avec leurs dimensions métaphoriques, suivant cinq modalités, auxquels correspondent les cinq chapitres : - savoir-faire avec les restes (les travailler, les inhumer, les inscrire) - et créer du tiers (confier au tiers ce qui reste et traduire au tiers ce qui reste) « Gestes silencieux des mains à l’ouvrage qui témoignent à leur enfant de ce que ses parents ne pourront jamais lui dire », dont les « traces sont le tenant lieu d’un héritage apparemment éteint et néanmoins agissant » (p.8), gestes salvateurs de par leur « fonction séparatrice et affranchissante quant à l’emprise de la mort programmée. » A propos de ces gestes, J.Altounian souligne (à la suite de Pénélope, W.Benjamin et Freud) la valeur précieuse, pour la condition humaine, de l’activité artisanale des mains comme « résistance à l’aliénation ou transmission d’expériences constitutives. » (p.9) Après cette présentation générale, je vais maintenant relever, de manière subjective, dans chaque chapitre, quelques points qui m’ont particulièrement touchée : -1- Savoir faire avec les restes : « le témoignage de la résistance comme valeur se transmet souvent, des rescapés à nous, bien plus par les actes qu’ils posent, par ce qu’ils construisent que par ce qu’ils parviennent à exprimer de leur vécu… Chez eux la pulsion de vie emprunte le relais d’une relation créatrice non pas aux êtres mais aux matériaux producteurs de la vie. » (p.27) cf le flacon d’huile de rose du récit du père. Et c’est « malgré tout dans cette perception d’un amour empêché, mutilé de ses possibilités d’affects et d’expressions, mais industrieux dans l’aménagement d’un terreau de vie, que l’enfant trouve les traces,devenues sacrées, d’une éthique de résistance aveuglément transmise. » (p30) - 2 - Inhumer les restes : la sépulture a une fonction séparatrice. Dans le récit initial du survivant, il y a sépulture du père mais évitement de l’affect de deuil. Ce qui produit empiétement (des morts sur les vivants, en premier lieu, puis des ascendants sur les descendants) et rupture des liens (puisque ce sont les délimitations entre les êtres qui conditionnent l’ instauration des liens entre eux). Il ne s’agit pas de refoulement, au sens freudien, de la mort mais d’une « disparition », d’une mémoire blanche. Et les héritiers ont à « mettre en texte les disparus », leur offrant ainsi un linceul de mots, démarche analogue à celle que constitue la mise en terre des morts. « Ecrire c’est combler la lacune d’une parole tuée dans la chaîne générationnelle et écrire cette rupture réinstaure l’héritage par la restitution de cette parole. » (p.48) - 3 - Inscrire les restes : J. Altounian dénombre, dans les différentes étapes de la livraison au public du manuscrit paternel, six enveloppes successives (dont cinq scripturaires) autour du corps de son grand-père paternel. Pour les héritiers de survivants, le texte de Freud Remémoration, répétition et perlaboration est particulièrement pertinent : il s’agit d’acquérir « à l’intérieur » ce qui demeurait extérieur, une « violence jusque là séquestrée » (mémoire blanche). Mais cette remémoration structurante, « écriture par délégation où il s’agit d’offrir, aux « âmes » du passé , de quoi abriter leurs « douleurs à ne pas « oublier » » (p.63) constitue une transgression. Il y a une violence à l’œuvre dans la démarche psychisante de l’écriture. « L’écrivain doit, pour hériter de son histoire et s’y inscrire, adopter une posture d’engendrement symbolique des ascendants et de soi au moyen d’une écriture qui passe par la restitution d’une parole à ceux chez qui elle fut avortée.» (p.71) « Il introduit alors une instance tierce, manquante au départ de sa propre naissance, non seulement entre lui et son parent mais aussi entre le scandale de sa vie et le monde.»(p.73 ) - 4 - Confier au tiers ce qui reste : Il s’agit, comme dans le récit paternel (et comme la mère dans le Jugement de Salomon) de se dessaisir de l’enfant pour le sauver, de préférer un tiers incertain à la mort certaine. Survivre nécessite l’innovation de nouvelles hiérarchies dans les conduites et les responsabilités. Et également des inversions dans les générations. Cela promeut un esprit d’autonomie et de créativité mais aussi des effets psychiques parfois meurtriers (empiètement dans la relation des rescapés à leurs enfants ; empêchement de la tendresse ; mise en suspens de la vie psychique, l’ambivalence amour/haine ne pouvant s’exprimer que dans la sécurité). - 5 - Traduire au tiers ce qui reste : Apprendre le parler de l’autre crée de la tiercéité. Et le tiers étranger a une fonction salvatrice, comme permettant l’échappée hors de l’emprise du traumatisme parental. Le métissage est nécessaire pour se séparer des morts et transmettre la vie :passer par l’autre et son langage pour faire advenir le sien. « Un patrimoine traumatique ne deviendra refoulable que dé-porté dans la langue de l’autre.»(p.122) Le détour par la culture de l’autre aiguise la conscience de sa propre culture et le désir d’en recueillir les restes, il est opérateur de transmission et instrument de recherche. En lien avec cette fonction de l’institution tierce dans la transmission post-traumatique et avec la nécessité d’une filiation d’adoption pour les enfants de survivants, J.Altounian insiste sur le rôle émancipateur de l’école de la République (comme rencontre libératrice avec une altérité et exaltation à apprendre et à apprendre à penser). Mais c’est dans une configuration politique particulière que cela est possible : pour démasquer le déni, les délimitations dehors/dedans sont nécessaires. « Les démarcations des partages inégalitaires dans le monde, génératrices d’altérité pour ceux des deux camps – dehors/dedans, exclus/inclus, analphabètes/nantis du langage, étrangers/autochtones, exterminables/non menacés – démarcations dont les anciens contours risquent fallacieusement de s’effacer, induisaient des projections transférentielles réciproques à la faveur desquelles pouvait émerger une subjectivation psychique et politique ainsi que se fissurer les dénis de l’histoire collective officielle. »(p.158) « Pour les exclus comme pour les inclus, c’est la dissension qui promeut les vérités dérangeantes. » (p.160) L’assomption d’une double filiation, « la mixité des identités et des appartenances, a une portée politique : c’est la seule défense contre des exacerbations nationalistes (et les intégrismes) stériles qui ne font qu’induire la répétition et la pérennité des violences. »(p165) J.Altounian conclut son livre par un « hommage à la tendresse empêchée des survivants, ces artisans de survie »(p.171) ) Au terme de cette note, j’ai conscience d’avoir manqué à restituer la chair de cet ouvrage, son tissage vivant d’histoires vécues, d’émotions et de pensées, sa générosité dans le partage, ouvrage à propos duquel B.Ogilvie a utilisé le terme de « rhapsodie ». J’espère avoir néanmoins suscité le désir de le lire. Les lecteurs de L’intraduisible (et moi parmi les autres ) sont les dépositaires de l’appel au tiers lancé par J.Altounian. Dunod, 2005. Françoise Francioli --------------------------------------------------------- Jean François Chiantaretto La confiance dans les mots de l’autre Réflexions à partir de Janine Altounian En prenant pour exemple le parcours d'écriture d'une analysante/traductrice, Janine Altounian, j'aimerais développer une approche de la nature relationnelle des mots, au sens tant de la relation aux mots que de leur fonction et de leur composition relationnelles. Référée au travail analytique, cette approche consiste à mettre l’accent sur la nécessaire confiance dans les mots de l'autre. Commenter l’œuvre d’un auteur avec lequel on entretient une relation amicale constitue assurément une entreprise difficile et délicate. Et commencer par l’avouer peut sembler tout à la fois ajouter à la difficulté et déplacé. Cela me semble pourtant indispensable, lié en profondeur à l’emploi du je qui s’est imposé d’emblée ici. Au fil du temps, des échanges réguliers dans différents contextes, seul ou en présence d’autres, j’ai pu constater le faible écart, notable et troublant, entre ce que je pouvais ressentir et imaginer de la réalité psychique de Janine Altounian à partir de ses textes et ce que je pouvais en ressentir et imaginer à partir du dialogue avec elle. Il y va toujours d’une position où il y a une obligation de pensée, non pas au sens d’un devoir surmoïque ou d’une exigence éthique, mais au sens d’une fonction à exercer, de l’appel à penser ce que j’appellerais les mots porteurs de l’infans, dans une expérience de pensée partagée, mais où il ne s’agit pas véritablement de réciprocité, ni d’intimité. Quel que soit le contexte du dialogue ou de la lecture, la rencontre se fait dans l’espace public : ni seuls ensemble, ni seuls séparément, constamment en présence de tiers. L’expérience est celle d’un penser à la fois auto-centré et extrêmement sensible, particulièrement apte à produire des effets de décentrement, d’un penser qui vient interroger en prenant à témoin de ce qui se passe dans les mots de tiers, de tiers nombreux et différents les uns des autres. J’ai ainsi trouvé avec Janine Altounian, dans son exemple et dans ce qu’elle théorise, sur plusieurs points importants, des résonances ou des étayages pour mes propres recherches sur la fonction de l’autre dans l’écriture de soi, sur la dimension testimoniale dans la construction du sujet et plus largement, dans tout processus de subjectivation. C’est dans cet esprit que je proposerai dans les lignes qui suivent une lecture du triptyque formé, selon moi, par La survivance [1], L’écriture de Freud [2] et L’intraduisible [3]. Une lecture sans doute adressée d’abord à Janine Altounian. La survivance : l’écriture du pluriel Sollicité il y a quelques années à parler de ce livre en public, j’avais fait, la nuit précédant mon intervention, un rêve vécu comme particulièrement éclairant. Dans ce rêve, dont il ne m’est presque rien resté, il y avait un ensemble de personnes, une partie d’entre elles représentaient Janine Altounian, l’autre partie me représentait. Toutes ces personnes, bien distinctes et séparées les unes des autres, étaient mêlées les unes aux autres, les deux groupes ne formant qu’un seul ensemble. Du pouvoir interprétant, du savoir prêté au rêve, je crois, dans le rêve, il ne me restait au réveil que cette idée : les personnes du rêve figuraient les interlocuteurs internes de l’auteure et du lecteur. Dans cette perspective, il ne s’agit plus dans la rencontre entre les lectures/interprétations proposées par Janine Altounian et la lecture/interprétation que peut en faire le lecteur, de la rencontre entre deux personnes ni même de deux sujets comme tels, mais de la rencontre des interlocuteurs internes de l’un et l’autre. Cela me semble interroger le statut du pluriel dans son oeuvre. Ce pluriel est rendu visible par l’ensemble des pairs trouvés par l’analysante traductrice Janine Altounian. Derrière la relation horizontale à tous ces frères ou soeurs en écriture que sont Pierre Pachet, Peter Handke, Annie Ernaux, Jean Amery, Albert Camus et bien d’autres - qui seraient peut-être à considérer comme des frères et soeurs adoptifs, étrangers et tous traumatisés indissociablement de l’origine et de l’appartenance -, il y a bien sûr la question de la relation verticale à l’autre des origines, au père publié , à la mère pensée. C’est toute la question, et Janine Altounian l’exprime remarquablement, des conditions présidant à la « transcendance des mots » [1] (p. 161), laquelle pour l’infans passe d’abord par la psyché maternelle, avant d’être reconnue et consacrée par le discours du père, qui la rend viable et vivable pour l’enfant . Dans toutes ses lectures, pour elle-même et pour les autres, Janine rend sensible et pensable le recours à un étayage horizontal compensateur sur les pairs, dans les cas de traumas où l’étayage vertical sur l’ordre symbolique des générations est défaillant. Les génocides engagent chez les survivants et leurs descendants, à un niveau spécifique à chaque génération, « un effondrement du rapport à l’autre se manifestant sous 3 formes : la perte de toute confiance en l’environnement, la disparition de toute transcendance, l’énucléation de l’intériorité psychique » (ibid., p. 127). Le trauma se situe à l’endroit du nouage entre l’intrapsychique et l’intersubjectif, et l’élaboration d’un impensable passe par l’appareil psychique des autres. Janine Altounian oblige à affronter un endroit précis dans ce registre, au bord duquel tous ses textes nous ramènent inlassablement, dans un mélange de gratitude joyeuse et de douleur : les possibilités d’élaboration du trauma reposent sur la « maladresse » de l’autre, dont le modèle ou le paradigme serait la maladresse de l’analyste qui promeut le travail analytique, mais aussi le travail d’écriture. Elle ne cesse de nous montrer dans ses lectures combien les survivants de catastrophes humaines, les « menacés d’extermination », pour survivre au double trauma de la destruction et du silence des Tiers, sont obligés d’exister dans le langage et la culture du ceux qui n’ont pas vécu cette menace, ce qui suppose une traduction plus ou moins maladroite, plus ou moins consentie, plus ou moins imposée, toujours arrachée. Et s’il est vrai qu’une menace d’extermination n’est pas une menace d’exclusion, qu’Amery n’est ni Handke, ni a fortiori Ernaux, il s’agit toujours d’êtres confrontés à une défaillance dans le don d’une place au sein de l’ensemble humain, il s’agit toujours d’un sujet déraciné ou étranger demandant à être reçu chez les enracinés. Il y a une mauvaise traduction, mal adressée, de celui qui est supposé accueillir vis-à-vis de celui qui a besoin d’être accueilli. Et c’est pourtant cette mauvaise traduction qui rend possible l’accueil, parce qu’elle rend au moins potentiellement partageable la traduction mauvaise, persécutrice qui préside à l’effort d’insertion que doit faire l’étranger. L’adresse qui manque l’autre, du moins si elle assumée comme telle, engage un travail de subjectivation qui rend possible celui de l’étranger traumatisé, l’un et l’autre pouvant ainsi avoir et donner accès à soi comme étranger. C’est ici que Janine Altounian est une médiatrice il faudrait dire hors pairs, puisque l’écriture lui permet un second degré de médiation et d’élaboration : elle cherche dans les textes qu’elle nous lit des traducteurs pour inscrire le génocide arménien dans l’histoire et la culture européennes. Ces traducteurs sont des traumatisés pour lesquels elle joue le rôle de témoins garants, de témoins tiers, et elle nous met, nous lecteurs européens, en position de témoins tiers de son travail de médiation en tant qu’elle le mène pour elle-même comme descendante de survivants d’un génocide que les nations et la culture occidentales ne veulent toujours pas reconnaître. C’est une définition en acte des témoins écrivants qui « inclue dans le texte même l’expérience de leur exclusion et celle de leur communauté » (ibid., p. 14). Est ainsi posée toute la question du système d’interlocution que l’écriture peut construire et dans cette perspective, le pluriel signe la possible sortie du figement traumatique. Les lectures plurielles rendent accessibles pour Janine Altounian et son lecteur le pluriel en soi, le pluriel en tant qu’il constitue littéralement la forme de la transcendance symbolique, le pluriel en tant qu’il suppose un témoin en soi, un interlocuteur représentant l’ensemble humain et sur lequel vient s’étayer le sentiment d’appartenance humaine. Une autre question est en même temps posée et laissée ouverte : toute écriture de soi, dès lors qu’elle se laisse altérer par l’auto-destructivité de l’espèce humaine qui a atteint au vingtième siècle sa plus grande visibilité, n’est-elle pas « l’essai de réinventer le temps de l’émergence d’un autre et l’espace où s’inscrit l’inadéquation fondatrice » (ibid., p. 15) ? L’écriture de Freud : un décentrement à l’oeuvre Janine Altounian aide à penser le décentrement de la subjectivité sous-tendant la confiance partagée dans les mots, sans laquelle l’être humain n’est pas viable. Cette confiance partagée suppose la confrontation à l’énigme de l’étranger en soi, rendue possible par l’expérience d’être parlé par l’autre. Janine Altounian, en nous montrant le décentrement à l’œuvre dans la pensée d’écriture de Freud, nous montre à l’œuvre cette confiance dans les mots telle qu’elle est proposée par le traducteur et par l’expérience d’être lu en lisant Freud. Je voudrais simplement souligner qu’elle est aussi au cœur de la fonction d’interprète de l’analyste. Et ce n’est sans doute pas pour rien que Janine Altounian est si souvent supposée analyste, ni que les analystes lui demandent si naturellement de venir valider leur lecture de Freud. Comme je le soulignais plus haut, la pensée de Janine Altounian est indissociablement autocentrée sur son expérience traumatique de fille de rescapés du génocide arménien et particulièrement apte à prendre le lecteur à témoin de ce qui se passe dans les mots des auteurs qu’elle lit et souvent traduit – des auteurs nombreux et tous différents, mais tous pairs traumatisés, étrangers, exilés, ayant des problèmes vitaux. Prendre à témoin son lecteur afin de donner l’autre (l’auteur commenté) à entendre et ainsi l’insérer dans un tissu relationnel et social, tout en trouvant par là des mots pour soi : telle est la position de l’auteure-traductrice Janine Altounian. Dans la fonction d’interprète portée par la traduction ou le commentaire, il s’agit d’être garante, selon la belle formule déjà citée, de la « transcendance des mots » [1] (p. 161) et [3] (p. 138). Avec Freud, il s’agit bien de cela aussi, mais les enjeux sont plus complexes. La traductrice est elle-même insérée dans un travail collectif, visant l’ensemble d’une œuvre, et d’une œuvre ayant pris valeur de référent fondateur non seulement au plan scientifique mais aussi au plan d’une pratique clinique, avec ses enjeux institutionnels, politiques et de formation. Les témoins lecteurs sont en partie différents ou du moins pris dans des enjeux différents, dans la mesure où le texte freudien, en s’adressant électivement aux analystes, confronte tout lecteur à cette place – à ce placement – et à ce qu’il peut ou non en faire. Cela renvoie peut-être à un enjeu décisif pour Janine Altounian, la nécessité non seulement d’expliciter sa position singulière de traductrice par rapport au groupe de traduction des Oeuvres Complètes, mais aussi d’expliciter la dimension personnelle, quasi-autobiographique, au cœur de la position traductrice – de l’expliciter en la regardant avec d’autres, de la penser ailleurs et après, autrement dit, d’expliciter le décentrement intérieur qui s’y exprime en le théorisant. Penser sa position traductrice avec la psychanalyse, Janine Altounian l’avait déjà fait dans La survivance et le fera dans L’intraduisible. Mais il s’agit en outre, ici, de prendre Freud comme objet ou, pour le dire un peu mieux, comme support. En deçà même du théoricien de l’inconscient, de cet homme qui donne à penser l’invisible et l’étrangeté des étrangers en soi, c’est l’écriture de Freud qui est si intimement précieuse pour Janine Altounian, parce qu’elle donne à voir le penser en acte – c’est-à-dire parce qu’elle met en œuvre un style où le fond et la forme ne sont pas dissociables. Janine Altounian nous donne elle-même à voir, minutieusement, le pouvoir visualisant des mots de Freud. Ce pouvoir repose sur l’association dans un même mot de plusieurs niveaux de langue : langue courante, rhétorique littéraire, conceptualisation. Elle nous donne de nombreux exemples et nous montre que cette disposition freudienne au travail dans son écriture est aussi ce qui fait que « les mots constituent l’outil essentiel du traitement d’âme » [2] (p. 149), parce qu’ils sont selon la formule même de Freud les « médiateurs les plus importants de l’influence qu’un être humain cherche à exercer sur l’autre » (ibid., p. 150). Il y a en somme une profonde homogénéité entre le style de l’écriture freudienne, son penser et la parole interprétante dans la cure. Cela a été déjà souligné, mais Janine Altounian va plus loin en avançant l’idée de décentrement. En effet, il ne s’agit pas seulement de renvoyer à la position d’exilé de l’homme Freud, que ce soit au plan de la langue, de l’arrachement à la Moravie natale, de l’histoire familiale et de l’appartenance revendiquée à un peuple né à lui-même dans l’exil, ou encore du renoncement à la philosophie puis à la neurologie. Il s’agit de comprendre l’ensemble de ces renoncements comme concourant, littéralement, à la mise en œuvre avec la psychanalyse d’une position de renoncement à un lieu premier et tout un. Le traducteur et l’analyste lecteur de Freud doivent affronter un « paradoxe douloureux » : traduire, dit Janine Altounian en se référant à Laplanche, c’est donner accès au refoulé d’un texte, soit en l’occurrence au refoulé travaillant l’écriture de la théorie du refoulement. Ce refoulé, comme le lieu d’origine de l’exilé, demande à être réinvesti par l’action de l’autre, soit par l’activité de pensée de l’autre, qu’il s’agisse de l’autre traducteur ou de l’autre lecteur-analyste. Cela renvoie aussi bien à l’activité interprétante de l’analyste, au sens non pas seulement des interprétations communiquées à l’analysant, mais surtout de la fonction interprétante portée par son activité même de pensée pendant la séance, voire hors la séance. Cette homologie entre le traducteur, le lecteur analyste de Freud et l’analyste, qu’elle rend pensable, Janine Altounian hésite pourtant à la porter jusqu’au bout, peut-être simplement parce qu’elle met un point d’honneur à ne surtout pas parler au nom des analystes. En effet, comme celle du traducteur, la tâche de l’analyste ne consiste pas à rendre réinvestissable ailleurs et autrement l’objet perdu, c’est-à-dire transférable : il ne s’agit pas – du moins faut-il le souhaiter pour l’analysant, mais aussi pour l’analyste ! – de transférer les avatars de l’attachement premier en y attachant le transfert et en l’isolant de la vie actuelle, ce qui reviendrait à autoriser définitivement l’enfermement de l’analysant. La traduction est pour Janine Altounian traduction non pas de contenus sémantiques mais effort de traduction d’un contenant, à définir à peu près comme les sources vivantes ou la pensée d’une langue. Il me paraît opportun de considérer sous cet angle la fonction interprétante de l’analyste, ne s’éprouvant elle-même, par delà les interprétations, qu’avec l’effort de faire place, dans sa traduction de la psyché de l’autre, à l’intraduisible : soit en dernière instance ce que j’ai proposé ailleurs de nommer le façonnage par la psyché de l’autre [5], irréductiblement singulier et en deçà de toute parole – étant entendu, concernant la situation analytique, que l’analyste est supposé assumer la responsabilité de ne pas confondre l’intraduisible de l’un et de l’autre. La fonction interprétante de l’analyste consiste à rendre possible pour l’analysant l’expérience d’être parlé par l’autre , soit l’expérience d’un contenant vivant et actuel, redonnant aux mots leur chair et leur consistance, leur pouvoir visualisant – une expérience redonnant confiance aux mots et dans les mots. Par là, la visée ne consiste pas à retrouver le premier contenant maternel, mais à travailler à habiter ailleurs en le tolérant comme un point aveugle, intraduisible, au cœur du tissage émotionnel et affectif de la psyché. Pour le traducteur comme pour l’analyste, il y a donc de l’intraduisible, un en deçà irréductible des mots qui pourtant les façonne, dont l’inscription n’est expérimentable que négativement, au titre d’un décentrement. « L’insatisfaction », « l ’impuissance » du traducteur sont aussi l’apanage de l’analyste, la blessure nécessaire à l’ouverture des mots, à leur fécondation et leur fécondité relationnelles. L’intraduisible : l’écriture comme dispositif de parole Quel que soit le contexte, privé ou public, et quel que soit le registre, personnel ou non, lire Janine Altounian ou parler avec elle, c’est toujours parler en présence de tiers et travailler en commun à penser séparément. L’Intraduisible me semble matérialiser au mieux ce dispositif de parole à l’œuvre dans l’écriture. Janine Altounian a un talent et une passion tout à fait rares pour faire des liens – entre les pensées et les œuvres comme entre les personnes – et obliger chacun de ses interlocuteurs à penser ce qu’il dit, sans jamais entrer dans la confidence ou la solliciter, qu’il s’agisse de parler d’un auteur, du monde comme il va, d’elle-même ou de soi-même – penser ce qu’on dit : non pas dire ce qu’on pense, mais faire l’expérience de la difficulté de parler, de la difficulté d’être parlé en parlant et de tolérer en même temps de rester quant à l’essentiel « intraduisible ». L’interlocuteur de Janine Altounian fait l’expérience de sa propre parole, à lui, comme si elle lui était, à elle, indispensable pour vivre, indissociablement source de vie et source d’investigation, c’est-à-dire indispensable pour se penser elle-même comme pensable par les autres et avec les autres. Pour lui, tout se parle comme si elle exigeait d’être là, au plus intime de soi-même, pour lire le texte vivant et adressé écrit par elle et en partager la lecture avec elle, mais aussi, par son intermédiaire, avec beaucoup d’autres lecteurs – ces lecteurs étant aussi bien d’autres lecteurs que les auteurs qu’elle commente et traduit, chez lesquels elle trouve matière à se penser pensable. Se penser pensable, c’est-à-dire faire l’expérience de soi comme partiellement pensable par l’autre : tel est bien, je crois, ce qui règle les rapports de Janine Altounian à ses lecteurs. Dans l’écriture, il s’agit de montrer cette expérience à l’œuvre dans la lecture/traduction des textes commentés, tant pour la proposer comme partageable que pour faire appel au lecteur comme témoin tiers, garant précisément de la partielle transmissibilité de cette expérience relationnelle de soi. Dans les deux livres précédents, le dialogue avec les auteurs cités s’articule au dialogue avec sa propre écriture. Ce dernier est rendu possible par une stratégie passant par la reprise et l’assemblage de ses articles en forme de parcours de pensée, ce qui permet la matérialisation d’un point de vue sur l’écriture dans l’écriture, explicité ou non dans ce que j’appellerais un auto-commentaire en relation. Cet auto-commentaire trouve sa place officielle, pleine et entière, dans L’intraduisible, en posant rétrospectivement les trois livres comme un ensemble et surtout en nous désignant le texte paternel, récit de survivant du génocide arménien, comme texte source et fondateur. En même temps, l’ouvrage se revendique comme un « ouvrage d’analysant » qui dans « sa construction à rebours » reproduirait ainsi celle de l’analyste visant à la « réappropriation » d’une « vérité historique » personnelle « laissée pour compte » [3] (p. XV), étant entendu que la spécificité du « travail de la cure chez un héritier de survivants peut amener la scène du meurtre à s’ouvrir au tiers, à dialoguer avec lui » (ibid., p. 170) – la scène du meurtre étant, en deçà du génocide lui-même, le meurtre d’âme subi par le survivant, qui vient littéralement attaquer ou contaminer l’âme des descendants (l’âme au sens freudien du terme). Dans ce livre, présenté comme terminant à la fois un parcours d’écriture et un parcours analytique, l’auto-commentaire - « l’écriture du commentaire du texte paternel en fin de travail analytique » (ibid., p. 1)- n’occupe pas la place de l’analyste. Il ne s’agit en rien d’avoir le dernier mot ou de rivaliser avec l’analyste et les lecteurs analystes, mais d’attester d’un travail psychique, à la fois analytique et d’écriture, par lequel « le témoignage du manuscrit paternel » vient trouver après coup, pour la fille, une place « de bon objet interne, susceptible d’être porté en soi, aimé, voire de constituer, par le présent travail, une médiation entre elle et ses semblables » (ibid., p. XIII). Le recours ici à la notion de bon objet interne doit sans doute être précisé, la formulation pouvant laisser croire que le travail psychique de l’auteure aurait permis de poser rétroactivement le manuscrit paternel lui-même comme bon objet interne ou tenant lieu de bon objet interne. Or, si bon objet interne il y a, il me semble relever de l’ouvrage psychique consistant à rendre recevable rétroactivement l’offre testimoniale du texte paternel, ce qui littéralement n’était pas donné avec le texte, qui tenait lieu d’une parole qui n’avait pu être énoncée et transmise. Janine Altounian le souligne avec une grande netteté : ce qui signe chez l’héritier d’une transmission traumatique « le rapport traumatique à son environnement affectif et social, c’est l’absence d’un autre contenant au sein même de ce que furent ses premiers objets, c’est l’expérience d’un autre déshabité, privé de tendresse car privé lui-même d’autre » (ibid., p. 170). L’héritage traumatique n’est pas exactement ou seulement l’héritage d’un trauma, c’est la transmission même qui est traumatique, parce qu’elle transmet un vide, le contact avec le lieu où le psychisme du donateur de la vie est vidé. Tout le problème de l’héritier est de trouver un contenant pour ce vide et de le trouver en soi mais à partir de ce qui est resté vivant, habité, chez le parent survivant. Cela n’est possible que devant témoins, des témoins nécessairement étrangers, et dans leur langue. Janine Altounian exprime l’essentiel dans ce qui semble un lapsus, avec la notion « d’affects néantissants » transmis par l’angoisse du parent survivant (ibid., p. 123) : des affects à la fois transmetteurs d’un néant et source d’un tissage possible, non pas directement à partir d’eux, mais en passant par la médiation des étrangers. L’intraduisible nous adresse ce travail de tissage psychique à partir des mots et des pensées de l’autre : l’autre, ou plus exactement un aller retour incessant entre, d’un côté, l’analyste support d’un regard, d’un point de vue tiers, témoin garant d’un dialogue intérieur parce qu’extérieur à la scène traumatique et, d’un autre côté, les pairs traumatisés que sont tous les auteurs traduits et commentés par Janine Altounian dans les textes composant ses livres. Le projet de L’intraduisible n’est pas de nous montrer le texte paternel comme texte fondateur, même si l’auteure le désigne bien ainsi, mais de nous montrer à l’œuvre « l’aller retour » entre ce texte primordial et sa traduction sans cesse reprise, « tissée-détissée », dans la lecture des textes des autres, le métier à tisser-détisser étant le travail des mots mené dans l’entre-deux ou le dialogue entre la cure et l’écriture. L‘autre, qu’il s’agisse de l’analyste, des auteurs commentés ou des lecteurs/interlocuteurs, n’est pas un contenant réparateur. En s’autorisant définitivement à commenter, à théoriser son parcours, l’auteure de L’intraduisible pose le texte paternel comme objet source d’un regard, regard matérialisé par les mots du commentaire. Ce regard, comme tout regard mais ici plus douloureusement, a sa tâche aveugle, qui devient (rétroactivement ?) visible dans le texte /souvenir écran cité et re-commenté, « Une Arménienne à l’école » - texte mettant en scène le père, la fille et la directrice d’école, maîtresse de l’avenir scolaire (de l’avenir tout court) et représentant tout à la fois la possibilité de l’accueil républicain et son intransigeante malentendance. Cette tâche aveugle, c’est l’appel au tiers, à la langue du tiers (langue au sens aussi bien affectif que linguistique) pour se voir reconnaître le droit d’exister. La tâche aveugle pourrait peut-être se repérer aussi dans le commentaire du texte de Ruth Kluger et tout particulièrement de la formulation maternelle « on ne sépare pas un enfant de sa mère » (ibid., p. 108), lequel commentaire me semble par trop confondre sa signification dans le camp et hors le camp. Dans le camp, on pourrait se demander si ce n’est pas le changement de position de la mère, son hésitation entre mourir ensemble et vivre ensemble qui favorise chez la fille opposante la possibilité du recours salvateur à un tiers en suivant le conseil, déjà donné par la mère, de mentir sur son âge pour ne pas être sélectionnée. Hors le camp, le refus maternel du départ de sa fille pour la Palestine est-il si problématique que Ruth Kluger et Janine Altounian paraissent le penser ? *** Cette tâche aveugle de l’appel au tiers, permettant de se voir et d’exister dans le commentaire de soi partagé avec d’autres, les lecteurs du triptyque achevé avec L’Intraduisible en sont les dépositaires - et tout spécialement sans doute les lecteurs analystes. Leur position, notre position est aussi essentielle que difficile à soutenir : traducteurs maladroits, néanmoins toujours bien accueillis par l’auteure Janine Altounian du simple fait qu’ils l’accueillent par leur lecture. Cette œuvre de pensée exige de prendre acte de l’horizon traumatique qui la caractérise : le tiers appelé ne peut prendre une juste consistance qu’avec la maladresse – reconnue comme telle – des tiers répondants… REFERENCES 1 Altounian J. La survivance / traduire le trauma collectif. Paris : Dunod, coll. « Inconscient et culture » ; 2000, 2003. 2 Altouniaan J. L’écriture de Freud / Traversée traumatique et traduction. Paris : PUF, coll. « Bibliothèque de psychanalyse » ; 2003. 3 Altounian J. L’intraduisible / Deuil, mémoire, transmission. Paris : Dunod, coll. « Psychismes » ; 2005. 4 Altounian J. « Ouvrez-moi seulement les chemins d’Arménie »/ Un génocide aux déserts de l’inconscient. Paris : Les Belles Lettres, coll. « Confluents psychanalytiques » ; 1990. 5 Chiantaretto J.-F. Le témoin interne. Paris : Aubier, coll. « Psychanalyse » ; 2005. ------------------------------------------------------------ A propos de… L’intraduisible, Deuil, mémoire, transmission, de Janine ALTOUNIAN par Elise Pestre (Psychologue clinicienne, Doctorante Paris VII). La transmission inconsciente des « catastrophes psychiques et sociales »1 entre générations constitue le fil rouge du dernier ouvrage de la traductrice-essayiste Janine Altounian. Générateur de souffrance, ce type de transmission psychique est véhiculé à l’insu du sujet et se « dépose » chez ses descendants comme autant de traces et contenus énigmatiques aux incidences parfois mortifères. Ces distorsions de transmissions participeront de la construction subjective de générations qui auront pour tâche de transférer, déplacer sur d’autres scènes ces résidus impensés. L’œuvre de J. Altounian, et ce livre en particulier, en sont un précieux témoignage puisqu’elle explore ici sa propre expérience à la lumière de la dimension psychanalytique en s’inscrivant dans une perspective freudienne et plus particulièrement anglo-saxonne. La notion d’expérience prend alors ici toute sa force dans la mesure où l’étymologie ex - en dehors - et periri - péril -, renvoie à la traversée d’une épreuve risquée, expérience à laquelle se plie l’héritière de rescapés pour nous livrer ce bel ouvrage. Une singulière inclusion Ce livre poursuit une trajectoire d’écriture débutée par J. Altounian dans les années 1975 dont le pivot demeure la publication, en 1982, du manuscrit rédigé par son père rescapé du génocide arménien « Tout ce que j’ai enduré de 1915 à 1919 »2. L’intraduisible vient ainsi parachever, « envelopper d’un nouveau linceul » selon la formule de l’auteur, ses précédentes publications ainsi que quelque chose de sa propre histoire. En effet, à partir de la « découverte en passant » de ce « Journal traumatique »3 écrit en France dans les années 1920, la traductrice entame un long processus d’élaboration et de conceptualisation en lien avec la question des transmissions de traumatismes par des peuples dont l’être fut saccagé. Si la singularité poétique des titres de chapitres - « Les mains à l’ouvrage de la vie », « Un sésame qui entrouvre le monde des vivants », « Un flacon d’huile de rose », etc.- est évocatrice de la l’inclusion personnelle de l’auteur dans son livre, J. Altounian s’attache avec soin, à ouvrir la parole à d’autres écrivains pour étayer et conceptualiser sa pensée. L’ouvrage qui se décline en deux parties, articule ainsi des éléments de son histoire filiale avec celles de nombreux auteurs descendants-héritiers de catastrophes humaines et collectives. L’intraduisible est en ce sens parsemé de citations qui viennent éclairer, ouvrir et interroger ses avancées subjectives, sans le réduire pour autant à un catalogue de citations. On perçoit ainsi le double objet de cet ouvrage : inaugurer une conceptualisation concernant la transmission de traumatismes entre générations mais surtout, et selon ses propres mots, « abolir l’acuité d’une lecture trop à vif, afin de réduire par la répétition l’emprise du texte primordial interdit (…) afin sans doute de pouvoir, enfin, m’en séparer, l’oublier. »4 La problématique centrale de L’intraduisible pourrait ainsi être synthétisée : par quelles modalités langagières des sujets peuvent-ils parvenir à se construire lorsque des effets mortifères induits par leur survivance sont omniprésents chez leurs ascendants ? Par quels mécanismes inconscients se transmet l’indisponibilité psychique des parents et l’injonction inconsciente à être leur « porte-parole »? Comment des enfants de survivants « négocient-ils » psychiquement et culturellement l’histoire familiale concernant les non-dits reliés à la destruction humaine et à la mort ? Enfin, quels en sont les effets et les issues possibles? La transmission de la survivance par le biais des liens intersubjectifs endosserait ainsi une place organisatrice et fondatrice dans la psyché de l’autre-héritier acculé à la traduire. Suivons le fil conducteur de son ouvrage pour rendre compte, à notre tour, du tissage textuel propre à l’auteur. Dans la première partie de son livre, J. Altounian s’attache à penser la façon dont les gestes des survivants issus d’une culture artisanale sont les témoins mêmes de leurs maux empêchés de langage. Imprégnés d’un passé traumatique lancinant, ces attitudes corporelles sont créatrices d’« empiètements »5étendus, au sens winnicottien d’une rupture dans la continuité du développement de l’enfant. Ces gestes, qui s’inscrivent dans le registre de l’auto-conservation, effacent voire rendent impossible le holding pourtant nécessaire à un avenir plus sécurisé. L’instauration, à l’insu des sujets rescapés, de relations d’emprise à l’égard de l’enfant-héritier, dominent chez ces parents exilés qui habitent un « entre-temps »6 dans lequel ils ne vivent pas mais survivent. L’enfant vient ainsi tel un objet « réparateur » supporter l’adulte afin que ce dernier continue à vivre. Il se voit ainsi massivement investi alors qu’il est dans le même temps, et paradoxalement, écarté, étant inassimilable par les siens car radicalement étranger à la terre originaire perdue. Si l’épreuve de l’exil et de la survivance est envisagée par J. Altounian en terme de « lieu de suspension » du sujet-survivant, elle semble être, au-delà, à concevoir comme un arrachement, une profonde entaille qui provoque l’altération massive de la subjectivité, génératrice d’incidences souvent dévastatrices chez les descendants. L’écriture, un acte culturel salvateur Dans le chapitre « Inhumer les restes », l’auteur pense l’inhumation de son grand-père à partir du témoignage manuscrit de son père. Le récit descriptif concernant cette mise en sépulture dévoile des éléments d’une stratégie d’évitement liée à l’effroi vécu par son père lorsqu’il était enfant face à l’agonie de son propre père. C’est précisément cette omission de l’horreur qui se constituera comme objet omniprésent et se placera au centre de l’héritage inconscient des transmissions « négatives » chez le sujet dont l’identité sera perpétuellement menacée par le retour sur son propre psychisme, de composants étrangers qui n’ont pas été symbolisés par ses parents. C’est donc l’éprouvé qui a manqué, ce qui a été nié ou dénié, le non-métabolisé qui seront potentiellement transmissibles. Cette transmission transgénérationnelle amènera le sujet-héritier à être dans « l’impossibilité de faire sien quelque chose qui est maintenu hors de sa pensée »7, exclusion qui le configurera paradoxalement comme un élément déterminant et organisateur de son existence. L’adresse à l’autre-enfant est donc profondément affectée, voire entravée lorsque la rencontre qui ne devait avoir lieu avec l’originaire, s’est produite. « Pour survivre, écrit l’auteur, il faut sans doute opérer une entaille dans la mémoire mais aussi dans la relation à l’autre, notamment la relation à son enfant. Autrement dit, père inhumé de justesse et fils à moitié présent au présent de ses enfants ne feraient qu’un. »8 J. Altounian pense ainsi les avatars psychiques des héritiers de rescapés dans un en-deça du refoulement dans la mesure où se mêle à un vécu terrifiant transmis d’un bloc, l’impossibilité de localiser territorialement et psychiquement l’événement traumatique. Le processus d’incorporation de ce vécu inouï des parents par les descendants prend le pas sur l’ordre symbolique et langagier, ne permettant pas au sujet de s’en dégager sans l’accès à une issue subjectivée. Ces propos introduisent par anticipation la seconde partie du livre intitulée « Transmettre un enfant »9 dont la formulation même signe la déposition, l’incorporation de cette transmission par le descendant: il ne s’agit pas d’une transmission à un enfant mais d’un enfant qui est transmission pourrait-on dire. Pour l’auteur, l’écriture se dessinerait comme une issue à un tel enfermement psychique transmis. Créateur d’un « enveloppement verbal »10, l’acte d’écriture remplirait une « fonction symboligène », permettant à celui qui passe par les mots d’être à même de « continuer à vivre »11 ainsi que d’être en capacité d’aimer. Le chapitre suivant, « Inscrire les restes » introduit la question de la traduction et témoigne, là-encore, de la tentative répétée par l’auteur de cerner, « border » en vain son propre « héritage négatif »12 par le truchement de l’écriture. Sa crainte de risquer « une profanation »13 avec le présent ouvrage l’amène à penser ce texte comme étant susceptible de desceller la sépulture de son histoire filiale et culturelle, ce nouvel écrit venant réouvrir ce qui aurait du rester enterré à jamais. J. Altounian considère en effet la publication du « texte-relique »14 de son père comme un acte profondément transgressif, à l’égard des siens, de sa culture et de la scène politique du pays d’accueil. Mais l’œuvre même de cette héritière témoigne du besoin impératif de recourir à l’écriture ainsi que la nécessité pour tout descendant de tragédies génocidaires de tenter de se dégager de l’emprise des transmissions traumatiques pour continuer de vivre. L’auteur retrace la publication du témoignage de son père et la met en relation directe avec l’avènement d’un acte terroriste qui se produisit sur la scène politique du lieu d’exil de ses aïeux, à savoir le lieu où elle-même vécu. Elle décrit l’effraction d’un événement violent qui vint révéler en elle une autre violence, réactualisation de traces effacées jusque là qui l’amenèrent à publier ce manuscrit et à écrire. Dans ce chapitre où s’exprime particulièrement sa subjectivité, J. Altounian relie son histoire aux concepts de remémoration, de perlaboration et de répétition chers à Freud ; il est intéressant de relever qu’elle renvoie plus particulièrement le lecteur à se référer à l’annexe située à l’issue de son ouvrage. Celui-ci est donc invité à naviguer entre la traduction des termes analytiques ainsi qu’à se déplacer entre les pages de l’ouvrage, comme s’il devait lui aussi introduire du jeu, de la transitionnalité pour faire sienne ces questions. Cette « annexion » lui permet d’envisager un autre rapport aux mots peut-être pour envelopper une écriture où les maux demeurent sensibles. L’injonction à écrire J. Altounian insiste sur la manière dont le descendant de survivants est tenu d’être le « porte-parole »15 de son ascendant par l’avènement d’une « écriture à rebours »16, forme d’injonction transmise qui l’engage à trouver, en vain, un lieu psychique habitable. Car pour J. Altounian ces expériences transmises ne se sont pas, comme il est courant de l’entendre dire, « indicibles, mais inhabitables »17. L’exil et les affects générés par la violence des attaques qui ont été insaisissables par le sujet rescapé forment un amas, un « impensé » destiné à être isolé dans une partie du psychisme du descendant, position clivée qui ne permettra pas l’avènement d’une mentalisation des conflits psychiques. Cette configuration implique que les générations suivantes soient « en capacité de » nommer quelque chose des transmissions pour être à même d’opérer un déplacement, à savoir écrit l’auteur : « dé-porter l’effondrement traumatique dans le champ de la représentation et des mots »18. Le but est alors de favoriser la « retransitionnalisation », processus de transformation qui s’effectuera par le biais de l’écriture, l’autre familier-descendant ou encore par l’autre langue, à savoir celle du pays d’accueil. L’inscription douloureuse de parents survivants dans un « nulle part psychique »19 et géographique nécessite par conséquent le recours à la traduction. En l’absence d’une telle expérience de transitionnalité, l’« aire d’illusion »20 sera barrée et ne permettra pas la transformation des objets bruts transmis, processus pourtant incontournable à la perte du potentiel traumatique. De la nécessité d’un tiers Dans la seconde partie de son ouvrage, J. Altounian soulignera la nécessité pour l’enfant héritier d’avoir recours aux étayages externes et culturels du pays d’accueil de ses parents, en l’occurence et pour elle-même, l’école Républicaine française « de jadis » afin de « confier au tiers ce qui reste »21. Malgré la paradoxalité de la posture politique de la France lors des divers génocides, déplacement et tiercéisation pourront émerger et faire office de médiation avec l’innomable transmis. La création d’un enveloppement culturel « protecteur »

L’ouvrage porte sur la douleur de l’empêchement à s’engager dans la tendresse que rencontre l’héritier d’une transmission traumatique chez son parent survivant.L’écriture constituera le truchement pour ressentir, en place de l’autre détruit, des affects excédant ses capacités psychiques. Elle vise àsubjectiver une souffrance parentaleencryptéedans le mutisme et tente de nommer les conséquences traumatiques des meurtres de masse sur les descendants de survivants.Dans un cheminement apparemment inversé, une tentative de réflexions contemporaines au sein des récits ancestraux sera menée pour dessiner les différentes étapes d’unepsychisationde longue haleine. La survie relève alors d’une capacitéd’invention proprement artisanale, c’est-à-dire d’un savoir faire «avec des restes », la vie ultérieure ne pouvant se construire qu’avec la réintroduction du tiers anéanti lors de la terreur.Le parcours analytique rapportédans ce livre soutient l’hypothèse que, chez un héritier de survivants, le travail de la cure peut amener la scène du meurtre às'ouvrir au tiers pour le dialogue ou le conflit, attribuant par lààses deux enjeux définis par Freud -capacité de travailler, capacité d'aimer –une pertinence radicale

Janine Altounian est traductrice et essayiste. Elle collabore aux traductions des oeuvres complètes de Sigmund Freud aux Presses universitaires de France. Elle a publiénotamment Ouvrez-moi seulement les chemins d’Arménie, un génocide aux déserts de l’inconscient(Belles Lettres, 1990) et La Survivance, traduire le trauma collectif (Dunod, 2000), deux ouvrages qui, avec celui-ci, constituent une trilogie.