Fictions de la vie sexuelle
Jean-Michel Hirt est psychanalyste, membre de l"Association psychanalytique de France et professeur de psychopathoîogie à î 'université de Paris XIII. Jean Michel Hirt. L’insolence de l’amour, Fictions de la vie sexuelle. Paris, Albin Michel, 2007, 255 pages. Qu’y a-t-il de commun entre l’amour pensé par la philosophie et la théologie et ce qu’avancent les poètes et les dramaturges à ce sujet ? entre l’amour au quotidien et l’amour sublime ? Quelle difficulté le thème de l’amour pose-t-il à la psychanalyse, si prompte à le déplacer vers le champ de la passion, ou à le réduire à une illusion ou pire encore à une aliénation imaginaire ? Muni de ces questions nous ne pouvons que constater l’écart qui se maintient entre le langage des théories psychanalytiques et les effets de parole qui se jouent dans une cure, lorsque précisément il s’agit de ce qui se transférerait des charmes de l’amour dans les méandres de la parole adressée au psychanalyste. Jean-Michel Hirt, psychanalyste et professeur de psychologie à l’Université Paris 13, revient sur la question de l’amour, en psychanalyste. Et il le fait en célébrant l’insolence de l’amour, autre nom de sa puissance et de sa dignité. Accoler ces deux termes d ‘ « insolence » et d’ « amour » a pourtant de quoi surprendre tant ce « montage » heureux peut contrarier un goût pour la clôture théorique qui identifie amour et amour narcissique. Ici, rien de tel. Ce livre se déplie tel un hommage à ce que l’amour a d’intraitable et d’exigeant ; un tel hommage emportant avec lui une théorie précise de l’imaginaire, qui ne le réduit pas à une capture, mais vante la dignité des métamorphoses qu’il génère et des lieux insoupçonnés qu’il dessine. Et ce double mouvement, cohérent, impérieux presque est de vraie insolence, et de nécessité, donc. En, effet, à qui veut cerner en quoi l’amour est captif des séductions de l’imaginaire spéculaire, il suffit de relire nos classiques de la psychologie de la vie amoureuse. Au moins, sur cet axe sommes-nous assurés de croire connaître la chanson. L’amour narcissique posé comme une issue de secours à la tension entre moi et même parce qu’il recouvre la haine pour le double - ce double qui est trop du côté du même pour devenir un semblable- eh bien cela fait partie de nos petits appareillages standards qu’on croit droit bricolés à partir du dit « stade du miroir » cher à Wallon et Lacan - ce qui reste tout de même bien expéditif. La thèse de l’imaginaire comme foyer et surface d’aliénation… Ah ! qui ne connaît pas cette théorie vite assimilable et récitée en presque tous les lieux académiques. Cette réminiscence réifiée d’un hégélianisme portatif, fut pourtant vite abandonnée par Lacan qui fit de l’amour le signe même d’un changement radical d’adresse du sujet à l’Autre, ce qu’il formalisa logiquement en tant que changement de discours. C’était aussi, de sa part, miser sur le décisif d’une rencontre amoureuse et louer les pouvoirs de l’amour en tant qu’ils brisent l’ordinaire d’un imaginaire du quotidien et ouvrent le cœur de chacun à des subjectivations et des confrontations décisives. Quoique que peu directement branché sur les machineries et les mathèmes lacaniens, ce dont on en songe pas à lui faire reproche, le livre de Hirt peut prendre une place neuve et rare, en regard des questions laissées en suspend dans le corpus psychanalytique. Et tout particulièrement prend-t- il au sérieux ce qui peut lier amour et réel. Hirt propose de penser les effets cliniques d’un tel lien au regard de notre engagement dans la pratique de la cure. La méthode sera ici des plus érudites et des plus raffinées. Colliger en un style clair et dense, certaines des plus hautes références littéraires et sacrées qui tiennent un discours sur l’amour. Et si l’amour est insolent c’est bien, pour l’auteur, parce qu’il impose de rejeter l’habitude. Penser ce que fait vivre l’amour (et non seulement penser l’amour) divise et nous met aux bords de l'abîme sis entre aimer et désirer, nous fait éprouver l'irréductible écart entre l'épaisseur visible des corps et la chair invisible toujours en excès. Une telle expérience, de vérité phénoménale, doit trouver ses guides et ses répondants. Les analysants certes, les collègues psychanalystes, de temps à autre et de loin en loin, mais aussi et souvent plus encore les écrivains et les poètes. Non qu’ils anticipent dans leurs œuvres des vérités que la théorie ne peut que laborieusement mettre au jour – épargnons-nous ici la commodité d’un tel truisme- mais parce qu’ils donnent site et forme à des désirs de corps, des désirs de jouissance, des désirs qui, la clinique aussi nous l’apprend, visent des oxymores : possession/déprise, arrimage/dérive, etc. L’amour trouve dans certaines œuvres son statut discursif et son évidence phénoménale. Ce prodigieux rassemblement de texte fonctionne bien ici, le livre de Hirt dépasse de loin la facticité des élégances anthologiques. Si y est décomplétée et dispersée une théorie toujours trop hâtive de l’amour comme satisfaction narcissique, c’est bien parce que l’amour y est bien évoquée comme cette force qui touche au corps, et nous le redonne en métamorphose, ouvrant à des perspectives érotiques nouvelles. Lier comme le fait l’auteur, l’amour, le sexuel et le féminin revient bien à parler du corps érotique de l’être parlant, là où s’érode la couverture des bavardages qui rendent ce corps trop plat et trop familier. Le discours sur l’amour se fait discours sur la chair, cette chair qui excède l’objectivité interne et externe du corps. L’amour ne commence pas avec la fixation des corps, ni la fétichisation d’un corps, il commence avec le rêve de la chair, avec cette tension érotique qui vise l’alliance du visible et de l’invisible. L’amour commence dans l’intuition bouleversante que s’anime un espace entre chair et corps. Un écart dont, dit l’auteur, chaque femme est le théâtre lors qu’il se situerait, pour l’homme, entre lui et l’autre sexe. Ces propositions qui font la trame du livre sont proposées au lecteur dès son ouverture. L’auteur en présente une première conséquence. Cheminant avec Baudelaire (Les Fleurs du Mal, Mon cœur mis à nu) il explore la volupté amoureuse. Soit la chair du désir. L’insolence est ici de disjoindre un discours sur l’amour d’un discours sur la compassion mondaine ou la poursuite d’un bien désincarné. Pas de volupté sans corps. Pas de désir qui ne vise cette mystérieuse intrication de la matière et de l’esprit, du réel et du verbe. Est-ce alors verser dans le romantisme commode et faire de la volupté un nom luxurieux pour dire le mal ? C’est un peu du frisson de salon. Hirt va plus loin et touche plus juste. Son entreprise consiste ici à désarçonner le registre du mal de ses calèches métaphysiques pour venir cerner un originaire de la captation et de la destruction, à l’œuvre dans l’exercice amoureux de la volupté ; ce « mal » détruit la surface plane des mots et des corps, il viendrait chercher un lieu pour le désir et son objet, dans la décomposition des chaînes du visible. On saura gré à l’auteur d’illustrer des intuitions logiques de la psychanalyse actuelle. Il rejoint des thèses qui expliquent bien comment l’objet de désir est voilé par ces chaînes du visible dès que c’est la satisfaction fantasmatique qui tempère la jouissance et la volupté ; mais il le fait en leur donnant une portée phénoménale exemplaire. C’est alors l’instable de la construction fantasmatique qui est mise en évidence, le poète rejoignant l’analyste non pas parce qu’ils expliqueraient l’un et l’autre, à leur façon, la condition amoureuse, mais parce qu’ils sont responsables d’un savoir laïque qui porte sur cet ordre de la cruauté. Et Hirt donne ici à l’insolence une place redoutablement précise. J’y reviens. C’est le fil rouge de ce livre. L’amour n’est pas insolent seulement parce qu’il défie les refoulements et les pruderies du collectif. L’amour est insolent parce qu’il exile, qu’il déporte dès qu’il fulgure au-delà des ordonnances du fantasme, ordonnances qu’il décompose. L’amour danse sur les ruines de l’imaginaire narcissique. Il célèbre un autre imaginaire non narcissique où il peut se faire célébration d’un tremblement de réel, au-delà du bien et du beau, du bien et du mal. Dissertant sur l’amour, l’auteur en vient à disserter sur la cruauté pulsionnelle, en évitant de reconduire cette dimension dans des commodités de psychogenèse si bavardes et si stériles. L’insolence de l’amour devient alors l’insolence même de ce discours sur l’amour qui nous est proposé. Cette pointe vive de l’amour, cette folie nécessaire de l’amour est un élan. Le réel et le sublime y tressent une danse lascive et fatale. L’érotisme anime l’insembable. Serait-ce à ce prix que le corps du sujet, et tout particulièrement celui d’une femme se décolonise des messages ancrés dans son corps et sa chair par l’érotisme maternel ? Il n’est sans doute pas abusif de proposer à Hirt une telle lecture de son texte. Mais à en proposer une conséquence et qui mènerait à distinguer ce qui dans le dit « amour de transfert » satisfait aux idéaux déviés du meurtre du père d’avec ce qui s’y fait réminiscence et traitement des angoisses matricides. Je pense que c’est aussi à ce genre de questions que ce livre constamment stimulant et bellement écrit peut nous mener. Ce qui le rend aussi très actuel. Olivier Douville.

L'amour demeure pour la plupart des individus une aventure,
une énigme et une confrontation : aventure de la rencontre,
énigme de la sexualité, confrontation entre l'attente des corps et
les exigences de la chair.

En s'attachant aux discours sur l'amour - celui construit par
Freud mais aussi celui de la Bible et du Coran, de Shakespeare,
de Baudelaire ou de Bataille -, Jean-Michel Hirt dévoile une
perspective érotique nouvelle, qui rassemble la sensualité et la
tendresse, mais aussi le troisième courant - méconnu, souvent
occulté - qui irrigue la vie amoureuse : la cruauté.

Insolemment, l'amour dérègle les boussoles de l'identité
sexuelle et disperse les illusions narcissiques. La question est de
savoir jusqu'où chacun est capable d'aller dans le voyage auquel
il invite.