Prix Fémina de l'essai 2011

« L’homme qui se prenait pour Napoléon ». Pour une histoire politique de la folie. Gallimard 2011.382p 24,90 euros

C’est en historienne que Laure Murat – je ne sais si l’auteur est elle même la descendante du maréchal d’empire - aborde la question des rapports entre la psychiatrie et la politique appuyant sa réflexion sur l’étude attentive des archives des hôpitaux psychiatriques de la Seine . Le titre choisi induit cependant à mon sens le lecteur en erreur même s’il est particulièrement accrocheur. Il est vrai que se prendre pour Napoléon est bien aujourd’hui encore synonyme de folie. En effet si l’identification à des personnages historiques d’un passé récent figure bien dans les registres et les observations laissées par les psychiatres des hôpitaux ce n’est pas le point le plus intéressant du travail de Laure Murat, mais bien la porosité persistante entre le discours psychiatrique et le discours politique, et ce à bien des égards. Ainsi, on lira ce livre bien plus dans cette perspective tout à fait intéressante plutôt que pour celle indiquée par l’auteur dans son introduction : « Comment délire-t-on l’Histoire? »

On s’est indigné , à juste titre, qu’à l’époque de la Russie soviétique l’opposition soit assimilée à une forme de maladie mentale et « soignée » par l’administration de neuroleptiques. Mais on se rend rapidement compte qu’il s’agit là d’un phénomène bien plus ancien. Ainsi la drapetomania était-elle le qualificatif donné aux esclaves noirs désireux de se libérer de leur servitude. Et que penser du « Morbus démocraticus » la maladie démocratique élaborée et étudiée avec beaucoup de sérieux par la Faculté à la suite des évènements de 1848 et reprise ensuite par Charles Mauras dont on sait l’influence qu’il eut sur la pensée des élites françaises de l’entre-deux guerres? La passionaria n’est-elle qu’une folle ? ses propos relèvent-ils seulement d’un délire qu’elle ne saurait contrôler, mais qui se révèlent dangereux par leur capacité à soulever des esprits faibles ? Le révolutionnaire doit-il être conduit à l’asile ? quel lien existe-t-il entre la passion, le délire et le propos qui s’oppose à l’ordre social dominant ? Quelle place doit être faite au traitement moral de la maladie – thème qui court tout au long du XIXe siècle - et quel lien existe-t-il entre le traitement moral et l’ordre moral ? Autant de questions qui traversent ce livre et toute l’histoire de la pensée psychiatrique.

En consultant jour après jour les archives des hôpitaux psychiatriques de la Seine entre la révolution de 1789 et la chute du Second Empire en 1870 et la répression des « Communards », se dessine dans un premier temps un tableau de la grande misère sociale « où échoue le destin de milliers d’hommes et de femmes, pour beaucoup issus de la classe ouvrière, qui ont souvent tout perdu avant d’avoir perdu la raison »
Les chiffres des décès accompagnant les hospitalisations sont à cet égard effrayant laissant le plus souvent les psychiatres ou plutôt les aliénistes sans ressources pour y faire face et s’indignant du rôle que l’on veut leur faire jouer.

Le décret initial du 16 mars 1790 qui apparaît comme étant l’acte de naissance véritable de la psychiatrie ou plus exactement de l’aliénisme pose pourtant clairement les bases d’une séparation de ces différents registres. Suivant ce dernier, le « dément » doit dans un premier temps être incarcéré puis entendu par un juge qui ordonne son examen par un médecin. Son statut échappe alors à celui du délinquant . Il se trouve confié aux médecins. Il est ensuite, sur demande éventuelle de celui-ci , interné dans un des établissements spécialisés destinés à cet effet et placés sous le contrôle de l’administration elle-même dépendante du ministère de l’Intérieur. Le médecin est en effet le représentant de la société , la justice s’assurant de son côté que la liberté individuelle et les droits du citoyen sont respectés. Le dispositif moderne plaçant la folie sous les trois registres : judiciaire médical et administratif, est sans modification depuis cette date. Seul l’équilibre entre ces trois instances a évolué dans le temps et pas toujours au profit du médical comme en témoignent les récentes lois sur les soins à domicile sous contrainte.

La séparation voulue par la psychiatrie de ce que l’on nomme depuis Foucault « le grand renfermement » et qui voyaient rassemblés en un lieu d’exclusion de la cité les malades contagieux, les indigents et les déments quelle que soit la cause de leur délire (n’oublions pas les conséquences psychiatriques de la syphilis) ne cesse de se reconstituer . La barrière est-elle donc si fragile ? C’était la thèse des antipsychiatres qui ne voyaient dans la folie que l’effet du discours social. La confrontation avec la clinique laisse de côté cette vision simpliste. À l’inverse, on oublie trop souvent la fonction de refuge qu’ont pu représenter à différentes époques ces mêmes asiles contre la chasse aux sorcières engagée par le pouvoir contre ses opposants. Que l’on pense à tous ceux qui échappèrent ainsi à la guillotine, et plus proche de nous aux résistants réfugiés pendant la dernière guerre à St Alban avec Tosquelles.

L’histoire de « la folie » est sans arrêt traversée de passages entre le discours politique, le discours social et le discours psychiatrique dont les frontières sont sans cesse déplacées. L’hôpital de son côté basculant selon les époques tantôt du côté de la prison tantôt du côté du refuge contre la répression. Et c’est bien ce que démontre Laure Murat , au travers de nombreux exemples tirés des archives, et qui fait de ce livre, au demeurant très agréable à lire, un document qui porte à la réflexion, notamment pour ce qui concerne l’évolution actuelle de la psychiatrie sur laquelle d’ailleurs se conclut l’ouvrage.

Laurent Le Vaguerèse