Myriam Revault d’Allonnes est philosophe, professeur des universités à l’École pratique des hautes études. On lui doit de nombreux essais de philosophie politique, dont Ce que l’homme fait à l’homme (Seuil, 1995) et Le Pouvoir des commencements (Seuil, 2006). Myriam Revault d’Allonnes L’homme compassionnel. Ed. du Seuil, Paris, 2008. Poursuivant son travail philosophique autour des questions qui traversent le politique Myriam Revault d’Allonnes s’interroge dans ses séminaires, depuis plusieurs années, sur la place des sentiments en politique. « L’homme compassionnel » analyse brillamment la place occupée, de nos jours, par la compassion dans le champ politique. . La compassion est une mode de communication intersubjective où l’on souffre de la souffrance de l’autre. Mais ce ressenti est-il vraiment un double de la souffrance compatie ou bien une réaction conduisant, si ce n’est à la disparition, au moins à l’atténuation de celle-ci ? Myriam Revault d’Allonnes nous explique préférer le terme compassion à celui de pitié qui a une coloration nettement plus religieuse mais qui, à notre avis, est une expression plus passive de ce qui est éprouvé face à la souffrance de l’autre. H. Arendt et J. J. Rousseau emploient le terme pitié de préférence à celui de compassion, mais on trouve chez A. Tocqueville : « Dans les siècles démocratiques, les hommes se dévouent rarement les uns pour les autres, mais ils montrent une compassion générale pour les membres de l’espèce humaine ». Cette logique compassionnelle s’enracine dans l’égalisation des conditions qui est, pour Tocqueville, la caractéristique des démocraties modernes. Contrairement à une idée un peu rapide la compassion n’est pas un sentiment altruiste, elle renvoie au souci de soi : notre société est ainsi saisie par la compassion à l’égard des plus démunis, des plus vulnérables. On peut constater que le vocabulaire traitant de la souffrance des gens démunis a remplacé celui de la lutte des classes et des acteurs sociaux dans le discours contemporain. La compassion se tourne dans nos sociétés individualistes vers la souffrance sociale. Ceux qui en sont l’objet sont ainsi mis en position d’objet, installés dans une forme d’ « indignité », voire suspectés d’être responsables de leur état. Hannah Arendt souligne que les individus objets de la sollicitude compassionnelle sont ainsi frappés d’ « une perte du monde » même si ils tentent de se resserrer autour d’une fraternité partagée. Ils sont alors dépossédés de cette « juste distance qui permet aux êtres humains de penser et d’agir dans un monde commun » . On arrive à des situations où la compassion, peut masquer une véritable méconnaissance de l’altérité et privilégier ceux qui sont proche à un titre ou un autre. Elle débouche ainsi sur « une compassion sélective qui n’est autre que la préférence pour la proximité du même au détriment de l’humanité du prochain » . L’apparition de la sensibilité comme catégorie du politique se trouve déjà chez J.J. Rousseau. Celui-ci voit dans la pitié une donnée originaire constitutive du sens de l’humain. Elaborée, la pitié débouchera sur la morale et la justice. Myriam Revault d’Allonnes remarque que pour lui « la capacité à partager les souffrances d’autrui n’est pas pour autant un principe politique qui détermine sans médiation les normes de l’action ». Selon elle « Rousseau n’élabore pas « une politique de la pitié » … L’homme compatissant n’est pas l’homme compassionnel ». De la compassion à la recherche de légitimité « Le pouvoir politique, comme l’avait pressenti Tocqueville, fait de l’incarnation une des modalités essentielles » en se donnant à voir à travers le règne de l’image. J. J. Rousseau avait remarqué que nous prêtons du sentiment à ceux qui souffrent : la condition de notre identification à l’autre serait « que l’immédiateté de la présence sensible soit en quelque sorte débordée, excédée par la représentation autrement dit la comparaison ». Il ajoute : « pour éviter que la pitié ne dégénère en faiblesse … il faut la généraliser et l’étendre à tout le genre humain … C’est une très grande cruauté envers les hommes que la pitié pour les méchants ». Mais il notait aussi que l’habitude émousse les sensibilités. En accoutumant à tout elle érode la faculté d’imaginer et l’on voit à ce niveau quels ravages peuvent provoquer, entre autres, les journaux télévisés déversant le spectacle de la souffrance du monde qui n’éduque certainement pas la pitié. La compassion fonctionne dans le règne de la similitude. Elle procède d’une logique mimétique. L’homme politique contemporain en adoptant la posture compassionnelle « répond à l’attente de ressemblance (de ses concitoyens)….. Celui qui aura droit de les diriger doit être perçu comme leur égal ». La compassion devient alors partie prenante de la légitimité. Il faut être vu avec … « Chacun exposant ses doléances personnelles, l’espace public n’est plus le lieu où se cristallise l’opinion, c'est-à-dire où l’attention des citoyens se mobilise autour de problèmes jugés essentiels pour la communauté. Il est le lieu où s’additionnent les expériences singulières, où triomphe l’individualisme de masse ». Si, comme le disait Ségolène Royal, « les gens ne s’intéressent à la politique que si la politique s’intéresse à eux », « cette promotion du voisinage n’a pas grand-chose à voir avec cette conquête d’universalité qui – Rousseau l’avait montré - procédait par distanciation progressive à partir du sentiment ». Mais n’est ce pas là la limite de la démocratie participative qui, en renvoyant les incertitudes au concept d’opinion, promeut peut être plus la contagion imitative que l’émancipation critique ? Les limites d’une politique compassionnelle Hannah Arendt a montré qu’une politique de la pitié est une politique qui s’empare de la souffrance des malheureux et des déshérités pour en faire l’argument politique par excellence puisque on peut considérer l’inexistence sociale et politique comme étant l’un des premiers stigmates de la pauvreté . Cela entraine le passage d’une politique de la liberté à une politique de la libération à l’égard de la misère. Certes il est sain que la démocratie sociale soit en interaction avec la démocratie politique, mais à glorifier la souffrance en lui attribuant un caractère vertueux alors qu’à la richesse sont assignés le vice et la corruption, les risques de dérapages sont grands. « On a vu comment les révolutionnaires jacobins ont fait de la compassion le moteur exclusif de leur action » et ce qui s’en est suivi. Myriam Revault d’Allonnes remarque finement que « la solidarité est un principe qui peut guider l’action, elle contribue à former une communauté d’intérêts avec les opprimés et les exploités …. Elle n’a pas « intérêt » à l’existence des malheureux alors que la pitié n’existerait pas sans la présence du malheur, de même que l’appétit du pouvoir a besoin de la présence des faibles». La pitié est donc une compassion pervertie dont l’effet sera de détruire les singularités et d’homogénéiser « les gens ». En faisant du peuple un agrégat indifférencié, déréalisé, elle dissout la pluralité des êtres et des points de vue : soit ce qui fonde l’égalité et la distinction des individus singuliers. Ajoutons que les sentiments s’usent et se renversent vite en indifférence .La révolution, pour reprendre le mot du girondin P. V. Vergniaud, « dévore ses enfants ». A chaque instant, l’histoire nous l’a amplement démontré, « la pitié peut se renverser en cruauté, l’amour de l’humanité en incitation à être inhumain afin de sauver l’humanité malgré elle ». Se trouve aujourd’hui réactualisée, par la posture compassionnelle, la distinction entre le peuple « réel » : (la « multitude ») incapable de raison politique et l’entité « fictive » (le Peuple) à qui est dévolue la capacité souveraine. Mais faute d’être reconnu, le sujet perd sa capacité à revenir à l’espace public comme espace social partagé. Exclu de fait du politique il risque d’être condamné au mieux à la position d’assisté, au pire à se culpabiliser de son état. Le théâtre de la compassion Rousseau qualifiait l’homme compatissant « d’animal spectateur ». La souffrance réelle est en permanence relayée par les images photographiques et télévisuelles : de nos jours la compassion a à voir avec le spectacle et le spectaculaire. Fondée sur l’émotion et la starification, la toute puissance des radios et des télévisions s’est établie. Résultat : le vecteur du débat démocratique est de moins en moins le Parlement et de plus en plus le réseau médiatique. Or le pouvoir qu’il représente est resté sans contrôle . N’oublions pas non plus que « la fiction n’est pas le réel : elle produit un effet de réel. Elle nous touche, elle nous concerne mais elle implique un certain désengagement » car l’émotion passagère du spectateur ne préjuge pas de ses comportements en situation réelle. Certes la médiatisation produit, peut être, un certain effet de catharsis mais, souligne Myriam Revault d’Allonnes, les deux affects de terreur et de pitié mis en scène par le spectacle aboutissent le premier « à la désagrégation, la déliaison, la dislocation de la communauté et le second à la confusion communielle, l’immédiateté, la passion de l’Un », tous deux ruinant la possibilité du vivre ensemble !. « Eprouver ou agir » Tel est le titre du dernier chapitre du livre. Myriam Revault d’Allonnes est claire dans ses conclusions : « la politique compassionnelle est le contraire d’une politique, la démocratie compassionnelle est une démocratie dévoyée, la morale compassionnelle est un substitut affaibli et détourné de ce que Max Weber appelait « l’éthique de conviction » » . Il ne s’agit pas de bannir le sentiment du champ de la politique mais de pouvoir examiner ce que nous sentons pour que notre action soit le fruit d’une pensée et non pas d’un simple ressenti. Cet essai, on l’aura compris, est à la fois incisif et très agréable à lire : bonheur de la lecture car la langue est précise et superbement classique. Mais c’est aussi un plaisir pour la pensée de suivre cet auteur dans ses réflexions qui permettent de mieux cerner les limites d’un certain nombre d’aspects que nous inflige la politique contemporaine notamment la manière dont elle nous inscrit de plus en plus dans une immédiateté , un éternel présent . Ceci nous paraît être aux antipodes de la pensée dans le temps et sur la durée qui devrait être celle du politique. . Frédéric ROUSSEAU Psychanalyste fredericrousseau@wanadoo.fr

Nos sociétés sont saisies par la compassion. Un
«zèle compatissant» à l’égard des démunis, des
déshérités, des exclus ne cesse de se manifester
dans le champ politique. À tel point que les dirigeants
n’hésitent plus à faire de leur aptitude
à compatir un argument décisif en faveur de leur droit à
gouverner. Phénomène circonstanciel ou nouvelle figure du
sentiment démocratique? Myriam Revault d’Allonnes interroge
sans détour les rapports entre la dimension affective du vivreensemble,
la nature du lien social et l’exercice du pouvoir.
Remontant aux sources de la modernité, elle montre que le
rôle des passions et des émotions n’a cessé de nourrir la
réflexion sur l’existence démocratique, de Rousseau à Arendt
en passant par Tocqueville.
Où l’on verra que, si le déferlement compassionnel ne fait
pas une politique, les liens entre sentiment d’humanité, reconnaissance
d’autrui et capacité d’agir nécessitent pourtant
d’être pensés à nouveaux frais.