La prison de verre du fantasme: oedipe roi, le diable amoureux, Hamlet
Les mythologiques de Lacan.
A propos de l'auteur Markos Zafiropoulos est psychanalyste, directeur de recherches au CNRS, enseignant à l’école doctorale Recherches en psychanalyse de l’université Paris 7 Denis Diderot.

Entre 1957 et 1963, il existe un Lacan mythologue qui, selon ses propres termes, cherche la même chose que Claude Lévi-Strauss. Dans ce nouveau moment de sa recherche qui le lie par une sorte de gémellité à l’ethnologue, maître de l’analyse des mythes, Lacan revient d’abord sur la théorie freudienne de l’Œdipe dont il renverse la logique.

Ce geste inaugural du troisième Lacan frappe les trois coups de la « révolution du phallus » qui accouche de la théorie du phallus comme signifiant, d’un puissant remaniement de la théorie de l’Œdipe dont le modèle passe de trois à quatre termes, d’une nouvelle conception de la fonction paternelle devenant une métaphore, mais aussi d’une théorie de la sexuation séparant le fils qui l’a (le phallus) de la fille qui l’est, et enfin d’une théorie du fantasme qui apparaît comme une défense contre la volonté de jouissance de la mère.

Dans ces Mythologiques, le lecteur voit naître sous ses yeux des concepts fondamentaux de la théorie de Lacan d’autant plus intelligibles qu’ils apparaissent sur fond de sources littéraires comme Œdipe, Le diable amoureux ou Hamlet, et bien d’autres qui ont ponctué l’avancée de son œuvre...
----------------------------

Markos Zafiropoulos. Les mythologiques de Lacan. La prison de verre du fantasme : Œdipe roi, le diable amoureux, Hamlet. 125 pages 10 euros.

 

Markos Zafiropoulos a, d’une certaine manière de la suite dans les idées. Chacun de ses livres renvoie à ses ouvrages précédents et annonce le suivant. Avec Lacan et les sciences sociales (PUF) il s’est attaché à la période 1938-1950 qu’il qualifie de moment durkheimien durant lequel, selon lui, Lacan s’éloigne de Freud. Dans l’ouvrage suivant Lacan et Lévi-Strauss ou le retour à Freud (1951-1957) il décrit la rencontre de Lacan avec l’anthropologie. Et, nous dit-il, c’est par le biais de cette rencontre que ce dernier opère son « retour à Freud ».

En poursuivant ce cheminement nous entrons dans le temps du Lacan « mythologue » soit les années 1957-1963 qui voient notamment un renouvellement de la conception de l’œdipe, l’avènement de la métaphore paternelle et du concept de phallus. Pour étayer ce travail trois « figures » et deux séminaires vont servir son propos : Oedipe, Le diable amoureux et Hamlet avec en parallèle une lecture du Séminaire V « Les formations de l’inconscient » (1957-1958) puis du Séminaire VI (1958-1959) « Le désir et son interprétation ».

 

Pour Lacan comme pour Freud, parmi les personnages issus de la culture occidentale, la figure d’œdipe s’avère centrale, et c’est par lui que l’auteur commence son étude. Il oppose, et c’est me semble-il le point le plus intéressant de l’ouvrage, l’approche de Freud centrée sur le désir de l’enfant mâle pour sa mère à celle de Lacan qui verrait dans le complexe d’œdipe une production fantasmatique de l’enfant face au désir de la mère de le placer en position d’objet fétiche (phallus maternel)

 

S’agissant maintenant de la question du phallus on retiendra que ce qui fait question c’est bien ici la place du père en tant qu’opérateur du passage pour l’enfant de l’imaginaire au symbolique, ainsi que des relations existant dans la théorie lacanienne entre le père, la métaphore paternelle et le Phallus.

 

Si pour Freud, le père apparaît comme interdicteur du désir de l’enfant pour la mère, « du point de vue de Lacan ce n’est pas l’enfant qui est privé de la mère par le père mais la mère qui (est privée par le père de l’objet de son désir. » Ceci encore une fois à considérer l’enfant comme objet du désir fétichiste de la mère.

 

Le père toujours :

Mais de quoi parle-t-on lorsque l’on parle du père ? avant tout, pour Lacan, d’un signifiant. « Le père est dans l’Autre, le signifiant qui représente l’existence du lieu de la chaîne signifiante comme loi »[1]

 

Si le père symbolique n’est pas le père mort de la mythologie freudienne de Totem et Tabou, il en reste finalement très proche. En partant du père mort freudien, Lacan cherche ici à explorer la façon dont le père effectue ce travail de capitonnage de la chaîne signifiante qui pour lui est au cœur de ce processus qui introduit, via l’œdipe, le sujet au symbolique et par là même l’ouvre au monde. Il crée alors le terme de Nom-du – Père qui vient prendre la place du terme de père symbolique. Il constitue le père comme métaphore dont la fonction est d’être un signifiant se substituant au signifiant premier, le signifiant maternel.

 

Et le phallus dans tout cela ? Il nous apparaît dans cette petite illustration qu’en fait Lacan en Janvier 1958., au cours de laquelle il fait parler l’enfant : (parlant de la mère) « Qu’est-ce qu’elle veut celle-là ? Je voudrais bien que ce soit moi qu’elle veuille, mais il est bien clair qu’il n’y a pas que moi qu’elle veut. Il y a autre chose qui la travaille. Ce qui la travaille, c’est le x, le signifié. Et le signifié des allées et venues de la mère, c’est le phallus » [2] Ainsi épinglé, le phallus est bien l’objet du désir de la mère et le signifié de ses allées et venues.

 

Ce qui s’avère alors fondamental dans le processus en cours dans l’œdipe c’est que la mère fonde le père comme médiateur de ce qui est au-delà de sa loi à elle et de son caprice. Si cela ne se produit pas alors l’enfant reste en quelque sorte collé à sa mère. De même, il y aurait peu de gains pour l’enfant si, à l’arbitraire maternel, se substituait seulement l’arbitraire paternel. En effet ce dernier s’il est porteur du phallus est lui-même soumis, comme tout un chacun dirons-nous, à la loi, la loi de la parole. Et c’est bien en cela que l’ensemble du processus ainsi parcouru ouvre l’enfant sur le langage et donc sur le monde.

 

La logique du fantasme : autour du « Diable amoureux » de Cazotte ;

C’est dans le texte de cet auteur du XVIIIe que Lacan va donc pécher son Che Vuoi ? Lequel n’est guère connu que par la référence qu’en fait Lacan. Che Vuoi ? C’est aussi le nom d’une revue du Cercle Freudien. Autant dire que cette citation a toute son importance. Mais qui donc pose cette question l’enfant ou la mère ? Pour l’illustrer Lacan se réfère donc au texte qui raconte l’histoire de cet homme qui convoque le diable, lequel lui apparaît sous la forme hideuse d’une horrible tête de chameau[3]. Cette apparition, Lacan la transpose dans la figure de la mère, qui, répondant aux cris de l’enfant, lui adresse ce message « que veux-tu ? ». Celui-ci se trouve donc affronté à l’Autre, première rencontre, quelque peu terrifiante à laquelle il doit faire face. Et qui se renverse bientôt dans celle-ci : que veut-elle de moi ? Où se lit la première aliénation dans le désir de l’Autre.

 

Dans le texte de Cazotte c’est précisément ce qui se passe car après avoir demandé à ce chameau de prendre une figure plus aimable le voici qui se transforme progressivement en une accorte demoiselle dont notre héros tombe évidemment amoureux. Il se met donc corps et âme au service de sa passion et donc de la dame en question qui n’est autre bien entendu que le diable lui-même.

Si l’enfant peut échapper à ce destin si funeste c’est d’abord précisément par la création du fantasme. « La fonction du fantasme est de donner au désir du sujet son niveau d’accommodation »[4] que Lacan écrit $<>a qui dit bien que ce désir a, de fait, un objet (imaginaire i (a) comme le montre assez les transformations du diable) et que le fantasme inclut l’objet. C’est cette figure imaginaire de la belle qui constitue l’écran investi par la libido qui protège l’enfant de l’angoisse née de sa première rencontre avec la mère.

 

Hamlet : une figure de l’homme moderne ou comment sortir de la prison de verre du fantasme ?

Après Œdipe, on ne s’étonne pas de rencontrer cette autre figure familière celle d’Hamlet, déjà largement commentée par Freud, qui en a fait un obsessionnel, et que Lacan remet au travail. Mais en quoi est-il le paradigme de l’homme moderne ? Sans doute parce qu’il y a bien quelque chose de pourri au royaume de Danemark, c’est-à-dire le nôtre, et qu’il faut donc faire avec cette reine jouisseuse bien qu’idéalisée par le père lui-même loin d’être parfait. Qu’il nous faut donc renoncer à cette idéalité phallique, ce à quoi nous tergiversons comme le fait Hamlet et dont pourtant nous savons le sacrifice nécessaire. Oedipe, comme le dit Lacan n’a pas de complexe, il tue son père sans même le savoir, alors que nous peut-être, qui en savons davantage, sommes-nous en quelque sorte encombrés par ce savoir et peu enclins à renoncer à cette part de notre narcissisme investie dans le phallus maternel.

 

En mettant l’accent sur la position structuraliste de Lacan, M. Zafiropoulos prend clairement position dans le débat évolutionnisme vs structuralisme. Et s’il laisse un peu trop penser que Lacan détient la Vérité, nous tâcherons de ne pas lui en tenir trop rigueur. Après tout, il s’agit de cheminer dans le décours des élaborations théoriques de Lacan, dont on sait qu’il n’est pas toujours commode de s’y retrouver ; À ce titre cet ouvrage nous apporte un éclairage tout à fait appréciable et qui s’inscrit dans la continuité d’une réflexion qui se poursuit depuis quelques années déjà.

 

Laurent Le Vaguerèse

 

[1] Lacan. Le Séminaire V (1957-1958). Les formations de l’inconscient, Paris, Le Seuil, 1998, P.196

[2] idem opus cité

[3] ici il est précisé qu’il s’agit du surmoi maternel préoedipien

[4] idem