Psychanalyste argentin, Jorge Banos s'intéresse depuis longtemps aux différents aspects de l'écriture de Lacan. Le titre français de son premier ouvrage, publié par EPEL en 1999 en rend compte : De Î'hermétisme de Lacan : figures de sa transmission. Avec L'écritoire de Lacan, Banos change de perspective, c'est désormais à la réécriture qu'il consacre ses recherches. D'abord la réécriture des propres textes de Lacan par lui-même lorsqu'il décide de publier en un seul volume, au Seuil, ses articles épars dans diverses revues spécialisées, et qui, sous le nom des Ecrits, connaîtra le succès que l'on sait. Jorge Bafios, travaillant sur les textes originaux et l'ouvrage de 1966, remarque, exemples à l'appui, que la réécriture de Lacan va toujours, contrairement à celle d'un écrivain comme James Joyce, dans le sens de la simplification et de l'éclaircissement. Cette remarque apporte un éclairage inédit sur l'écriture de celui qui s'était auto-proclamé le «Gongora de la psychanal yse », soJJlignant par là l'berméfisnia de son style.
Dans un deuxième temps, Jorge Banos étudie le rapport de Lacan aux autres textes psychanalytiques, à partir d'un exemple précis, celui du cas de « l'homme-aux -cervelles-fraîches » d'Ernest Kris. I1déduit alors des distorsions que Lacan fait subir au texte original à leur valeur didactique. C'est pour mieux faire saisir ce qu'est un « acting out » que Lacan transforme, par adjonction de détails savoureux, éventuellement par suppression, le cas de Kris.
Puis, reprenant la typologie de Umberto Eco dans Interprétation et surinterprétation, Jorge Banos dégage trois types de lecteurs. Les philologues, qui vérifient la recevabilité historique d'un texte. Ainsi, le philologue dénoncera l'étude de Freud sur Léonard de Vinci car elle s'appuie sur une erreur, celle qui consiste à avoir traduit en allemand « vautour » là où il aurait fallu traduire« milan » de sorte que l'argumentation proposée ne tient plus. D'autres lectures sont cependant possibles, comme celle que Lacan semble recommander, celles qui s'appuie sur Î'intentio operis, c'est-à -dire « la recherche de ce que l'oeuvre dit en elle-même, du fait même de la configuration de sa logique. ». De nouveau, pour justifier cette position, Banos a recours à Joyce et à son emploi des comptines populaires enfantines dans Ulysse, car c'est bien sûr leur place dans l'oeuvre et leur rapport avec l'ensemble du texte qui importe plus que leur origine. Mais il existe encore un troisième façon de lire, celle de Î'intentio Îectoris, dans ce nouveau cas de figure, « un signifiant pourra toujours renvoyer à un autre signifiant ». C'est la lecture psychanalytique. Evidemment, elle suppose quelques garde-fous. Il faut adopter, selon l'auteur, deux précautions :
- être élastique lors de l'évaluation des trouvailles, par exemple, dans le cas de l'étude de Freud sur Léonard de Vinci, conserver le dégagement de la notion de narcissisme et de mère phallique mais pas l'analyse du peintre ;
- ne pas oublier l'incongruité du chemin suivi. Ainsi, c'est avec las ailes d'une mauvaise traduction que freud a atteint sa découverte.
Le chapitre suivant est d'une construction tout à fait originale. fl prend appui sur un roman très célèbre de la littérature argentine, Le tunnel, d'Ernesto Sabato, publié en 1948, qui s'appuie de toute évidence sur les théories psychanalytiques en vogue dans ses années-là en Argentine, pour mettre en évidence comment Lacan lisait Freud. Ce court chapitre est tout à fait passionnant qui montre, transformant en détective le protagoniste de Le tunnel, le peintre Castel, assassin de sa maîtresse par jalousie, pourquoi Lacan s'est détourné d'un texte célèbre de Freud, Délires et rêves dans la « Gradiva » de jensen parce qu'il en condamnait le « happy end », le côté« roman à l'eau de rose ». La littérature érotique de son époque, les ouvrages de Bataille et de Blanchot lui avait appris bien autre chose. Cette lecture d'un Lacan ayant revendiqué un « retour à Freud » est donc celle de l'omission, pour cause de désaccord.
Enfin, Banos revient sur les rapports de Lacan à Joyce pour rendre compte de deux autres procédés « déviants » des lectures de Lacan, celui qui provoque des malentendus, que l'Argentin considère comme des effets secondaires et celui de l'émulation didactique, où commenter équivautà montrer. Ce dernier chapitre est un recensement minutieux de tous les écarts entre les citations de Lacan dans « Joyce le sinthome 1 » et le texte original de Finnegans wake. Le chapitre, et l'ouvrage en espagnol, s'achève sur une note humoristique, dans la mesure où Banos cherche et trouve le nom de Lacan dans le roman de Joyce !
Le livre que publie EPEL aujourd'hui ne s'achève pas sur cette note d'humour comme son original argentin, mais se déploie dans un sorte d'au-delà de lui-même. En effet, lors du colloque que l'école lacanienne de psychanalyse avait consacré au premier ouvrage de Banos, De i'hermétisme de Lacan : figures de sa transmission, Jean Allouch avait proposé une étude critique du chapitre 3, consacré à la réécriture par Lacan du cas de Kris, « L'Homme-aux-cervelles-fraîches », étude qu'il a intitulée « Jacques Lacan s'analysant ». Pour la publication en français, )orge Bafios a souhaité que cette analyse figure dans l'ouvrage. Cette étude est bien sûr le premier témoignage, et non des moindres, de î'intérêt que cet ouvrage peut susciter. Avec ce geste, il réalise, en acte, ce que son livre ne cesse de solliciter : que les livres de psychanalyse ne soient pas des objets de vénération, délicatement posés sur les rayons des bibliothèques (ou des librairies!) mais participent activement et parfois à leur détriment à l'élaboration de la pensée psychanalytique.
Pour conclure, cet ouvrage est résolument moderne, c'est-à-dire, avec les termes d'aujourd'hui, résolument post-moderne. Différents de ses prédécesseurs, il s'inscrit dans un continuum ; il s'appuie sur d'autres écrits et en sollicite à son tour d'autres. Peut-être a t-il la forme qui aurait permis à Lacan de ne pas craindre autant la publication, qu'il appelait poubellication, grâce à son ouverture vers son questionnement.