Que de qualificatifs l'amour n'a-t-il pas reçus ! On l'a voulu conquérant, platonique, divin, courtois, conjugal, extatique, pur. romantique, fou, soignant, charnel, passionnel, sexuel, etc. Autant de termes, autant de figures de l'amour offertes par l'histoire à une modernité que ce foisonnement désoriente. Discrètement, Jacques Lacan releva ce défi. On ne sait trop pourquoi, le petit dieu Éros avait investi l'exercice analytique, s'y insérant comme une expérience (amoureuse) dans une expérience (l'analyse). Freud dénomma « transfert » cet événement inouï, rembarras moderne à ['endroit de l'amour n'était pas pour autant déjoué. Aussi surprendra-t-on ici Lacan. sans cependant résoudre toutes les questions soulevées, tenter de faire « refleurir l'amour ». En lecteur patient d'une parole désormais vouée à l'écrit, Jean Allouch, avec la prudence et l'attention qu'on lui connaît depuis Marguerite, ou l'Aimée de Lacan et Erotique du deuil au temps de la mort sèche, montre, au plus près des formulations lacaniennes, comment s'invente une nouvelle figure de l'amour. ------------------------------------------------------- Jean-Michel LOUKA www.louka.eu Jean Allouch L’amour Lacan Epel, 2009. Syntagme inventé par Allouch pour désigner cette inédite figure de l’amour, spécifique, que poursuit Lacan tout au long de son œuvre, en quelque sorte, le sachant sans le savoir. Il s’agit, en fait, dans ce champ d’exercice de la psychanalyse, d’aborder toujours plus avant cet épineux problème du transfert, de l’amour de transfert l’Übertragungsliebe de Freud, que Allouch nomme transmour, néologisme qui n’est pas des plus esthétiquement convaincants, mais qui indique en quoi le transfert, il n’y a pas à tergiverser, c’est de l’amour ! Il s’agira, pour Allouch, d’aborder, avec et à travers l’œuvre de son maître Jacques Marie Lacan, le transfert comme une expérience amoureuse enchâssée dans une expérience nommée psychanalyse. - 493 pages, dont 467 pages de texte. Références bibliographiques, Index nominum et rerum, Table des matières. - XXIV chapitres, précédés d’un long Prologue d’une quarantaine de pages (39 exactement), et suivis d’une Conclusion de 23 pages, titrée L’amour Lacan : puzzle. Il faut ensuite relire ce Prologue, après avoir lu la Conclusion pour découvrir qu’il est, en somme, une conclusion inversée. Serait-ce l’autre pied du portique ? - Car, en effet, c’est à noter, la composition de l’ensemble du texte de cet ouvrage est dite « en portique ». Elle est due, moins à Allouch lui-même, qu’aux conseils de son ami David Halperin qu’il remercie à la fin de l’ouvrage. Si Allouch ne faisait pas de son étude de « L’amour Lacan » un amour spécifique introduit par Lacan lui-même tout au long de son œuvre, sans le nommer tel, j’aurais bien plus compris le titre à l’envers : Lacan l’amour, pour autant que l’objet de ce livre d’Allouch vise à comprendre encore plus Lacan que l’amour en lui-même. En forçant si peu le trait, je dirais que l’objet de son interrogation, de son enquête - car c’en est une aussi, construite comme telle -, de son étude, c’est Lacan. Son maître Jacques Lacan - dont il fut l’élève, l’élève au sens où Lacan lui-même l’entendait (Mes élèves, je les élève moi-même » Lacan, Caracas, 1980), donc pas seulement son disciple - et l’énigmatique logique du frayage lacanien, sur cette question de l’amour, de l’amour de transfert, entre autres, dont, bien évidemment, Allouch n’est pas indemne. C’est ici un livre majeur de Jean Allouch, qu’il faut situer à la même hauteur et qui aura, à coup sûr, la même portée que Lettre pour lettre, [Erès, 1984], Marguerite, ou l’Aimée de Lacan [Epel, 1990-1994], et Erotique du deuil au temps de la mort sèche [Epel,1995]. C’est donc un livre qui est destiné à marquer les esprits et mettre au travail ceux qui s’intéressent encore à l’œuvre lacanienne et pour qui la psychanalyse importe. Ce n’est donc pas un livre universitaire. DÉPLACEMENT HISTORIQUE : - « Très tôt chez Lacan, l’amour est une passion, formant, avec la haine et l’ignorance, le ternaire des passions de l’être. » (p.22) - « Il n’y a pas, il ne saurait y avoir d’interprétation de l’amour ; et donc, a fortiori, pas de théorie de l’amour. (p.23) - L’amour est « Hors fantasme » (p.23), « […] pour l’amour : ni concept, ni écriture, ni logique. » (p.24) « Pas de mathème non plus » (p.25). - Ce refus de théoriser l’amour est aussi un refus d’un amour théorisé. Ce vecteur de l’amour dans l’œuvre lacanienne ne se démentira jamais. Vingt-quatre chapitres vont suivre… Pas un de moins ! Etablir une suite des titres et intertitres des chapitres ne rend, in fine – on ne s’en aperçoit qu’après-coup - pas vraiment compte du constant déplacement historique de la question de l’amour chez Lacan, que l’auteur aborde, néanmoins, et que l’on retrouve chronologiquement au fil de son texte. Ces titres sont donnés, le plus souvent repris au texte, d’autres titres, issus de même, auraient pu aussi bien y figurer. I - Tout d’abord « Vers un amour symbolique » (p.49), ainsi s’engage Lacan, « L’amour de transfert reconnu comme un amour véritable » (p.52). « Etayages et périls d’un amour quasiment symbolique » (p.63), « De l’esclavage amoureux » (p.70). II - « Vers un amour extatique » (p.73). « Du mirage amoureux » (p.73). « De la fidélité en amour » (p.75). « De l’amour mort » (p.79). III - « Le bâti de l’amour » (p.87). « Refus critique du couple narcissisme-anaclitisme » (p.87). « L’institution du manque dans la relation à l’objet » (p.90). « De l’amour comme don » (p.93). « Schéma du voile » (p.98). IV - « L’amour est comique » (p.101). « Du comique comme registre de l’amour » (p.102). « De l’amour comme horizon : besoin, demande, désir » (p.110). « De l’hommage à l’être et de deux amours » (p.114). V - « L’amour n’est pas une sublimation » (p.119). « Une régression ? » (p.122). « Un choix fort singulier » (p.124). « Une autre version du don ? » (p.127). VI - « Où un décès révèle comment l’amour peut rater » (129). VII - « L’amour enfin de transfert » (p.139). « Une voie ? » (p.139). « Du n’importe qui » (p.143). VIII - « L’affaire Alcibiade » (p.155). « Vers une antinomie » (p.166). IX - « Eros et Psyché » (p.173). X - « Métaphysique de l’amour » (p.181). « De l’amour libidinal » (p.182). « Un double pas de côté » (p.188). XI - « Hegel, Lacan : deux irrésistibles recettes pour obtenir l’amour » (p.193). « De la contrainte amoureuse » (p.198). « Amour et savoir : leur deuxième rencontre » (p.202). « Cachotterie » (p.203). XII - « L’amour Lacan après l’objet a » (p.210). XIII - « L’amour trompeur » (p.217). « Dialectique de l’œil et du regard » (p.220). « Etayages » (p.225). « La forclusion amoureuse » (p.230). XIV - « Vers un autre amour » (p.239). « L’alternative : un autre amour, ou bien un virage de la tromperie amoureuse ? » (p.239). « Ponctuations » (p.245). XV - « L’(a) mur » (p.251). XVI - « L’amour écrit, il ne rature pas » (p.265). « De la lettre d’amour » (p.267). « Homme, femme » (p.272). « Amour et calligraphie » (p.279). XVII - « Faire un » (p.289). « Une mise en scène primitive » (p.290). « Amour et jouissance » (p.295). « Quand aimer compte » (p.298). XVIII - « L’amour au temps du non-rapport sexuel » (p.305). « Pour un amour rompu au parêtre » (p.308). « Métamorphose de l’amour » (p.319). « Un nouvel amour ? » (p.324). XIX - « L’âmour » (p.333). « Dieu femme » (p.333). « La reconnaissance amoureuse » (p.341). XX - « L’estime amoureuse » (p.349). « Précarité modale de l’amour » (p.350). « L’estime amoureuse » (p.358). XXI- « Evictions » (p.365). XXII - « L’amour au temps du borroméen » (p.371). « Du deux de l’amour » (p.371). « De l’amour chrétien » (p.380). « Amour, jouissance, subjectivation » (p.395). XXIII - « Proposition du 11 juin 1974 » (p.403). « Le choix d’Aristote » (p.407). « De l’hainamoration » (p.412). « Paternité, éternité » (p.420). XXIV - « Dante versus Lacan » (p.425). « Les noms et les choses » (p.425). « La mourre et l’amour » (p.438). * CONDENSATION STRUCTURALE : … Ce qui nous amène, après avoir eu le sentiment d’avoir tout oublié, à…. la Conclusion : - « L’amour Lacan : puzzle » (p.445). « Etayage de l’amour Lacan » (p.447). « Configuration de l’amour Lacan » (p.455). Ce puzzle s’avère, in fine, être constitué de DIX pièces, avec quelques problèmes de bords, comme il se doit. Il fait structure en condensant l’ensemble des noms retenus permettant, en dernier ressort, de nommer « L’amour Lacan ». 1. Le (rapport au) savoir. Sujet supposé savoir, l’analyste colle au savoir. (p.456). 2. « […] de même que le savoir, l’amour s’obtient comme ne s’obtenant pas. De même que l’amour, le savoir ne s’obtient pas quand il est requis comme devant être obtenu quoi qu’il en soit. » (p.457). 3. « Se rompre au parêtre ». Avec un glissement du parêtre au parlêtre. (p.458). C’est coller au savoir. Une distance est ici prise avec l’être pensé comme un. Et cela exclut donc l’amour comme faire un. Ou aussi se prendre pour un un. Car il n’y a d’être que de la signifiance. 4. La lettre d’amour. Pièce ajustée au « se rompre au parle-être ». Se règle sur la littéralité. Assemblage de lettres, mais aussi objet. « Le nom d’(a) mur transcrit ce jeu du littéral (le mur du langage) et de l’objectal (objet a), que véhicule la lettre d’amour » (p.459). Mais l’âmour chasse l’(a) mur qui de ce fait n’est plus un des noms de l’amour Lacan. 5. L’amour comme tromperie. « […] conséquence de l’invention de l’objet a, précisément de la focalisation de la question de l’amour sur le regard. » (p.459). 6. « L’amour met le narcissisme au service de la tromperie ». (p.459). « Il y a tromperie possible dès lors que l’amour s’offre comme intrinsèquement limité et que, passant outre cette détermination, on en attend davantage ». (p.459). 7. L’hainamoration. 8. L’amour sentiment comique. Cela ne tient qu’à lui Lacan. C’est du Lacan. C’est là son débat avec Hegel. « […] son débat réitéré avec Hegel à l’endroit de l’amour eut précisément pour enjeu un dégagement de l’amour de tout souci (guerrier) de reconnaissance. Hégéliennement supérieur au tragique, le comique amoureux maintient sous le boisseau la haine, cette indéfectible compagne de l’amour. » 9. L’amour pensé comme don. « « Consumation » est le nom de ce don, qui n’est donc pas un don de ce que l’on a pas, pas non plus un don de ce que l’on est, mais don non sacrificiel d’un désêtre (non sacrificiel » car rien n’en est attendu en retour, il va simplement de pair avec un effet de destitution subjective) » (p.460). Ce don, pour Allouch, est susceptible d’empêcher le virage de l’amour en haine. Mais, c’est très clair, pas ici, dans l’analyse, de réciprocité amoureuse (Cf. le mythe de la rencontre des deux mains, la bûche humide, etc.). 10. Le ratage de l’amour. C’est-à-dire la limite de l’amour et de son éventuel au-delà. « On a d’emblée ici même récusé cet au-delà de l’amour. », redit Allouch (p.460). Qui ajoutera (p.461), après un rappel de l’ensemble des questions par lesquelles Lacan est passé à ce sujet - depuis l’accrochage de l’amour au 1 du S1, qui bloque la fonction symbolique, jusqu’au tressage borroméen - : « Ainsi peut-on admettre que l’amour Lacan, autolimité, est à lui-même son propre au-delà. » Enfin se termine ce vaste ouvrage, en six pages et demi, sur le thème « Amour Lacan et pur amour », une sorte de discussion avec Jacques Le Brun, auteur de Le pur amour de Platon à Lacan (Paris, Le Seuil, 2002), ce qui a pour mérite de nous faire revisiter, entre autres, la correspondance de Mme Guyon avec son maître Fénelon. Proche de conclure, Allouch énoncera (p.467) : « Si donc il fallait articuler, c’est-à-dire associer et dissocier, l’amour Lacan et l’amour pur, on pourrait proposer la formule suivante : l’amour Lacan reprend à son compte le pur amour (une version de la supposition impossible) mais en le transportant, mais en le déportant hors de la maîtrise, plus exactement de la Maîtrise, s’il est vrai qu’ici Dieu, et non pas comme chez Lacan la mort, est le Maître absolu. Le pur amour et l’amour Lacan s’avèrent proches et distincts. On ne saurait appliquer au premier certaines formules clés du second. Cependant, cette distinction reste localement subtile car des formules comme « on n’est pas si aimé somme toute » (Dieu peut vouloir me haïr), ou encore « la bûche analytique ne s’enflamme pas » (Dieu est libre) restent pertinentes dans le pur amour sans toutefois le déterminer de part en part (Dieu peut vouloir aimer). Ainsi Mme Guyon peut-elle faire sienne la métaphore du « feu [qui] retourne à sa sphère lorsque nul sujet ne l’arrête », l’amour qu’elle porte à Dieu ne se souciant que de son objet au point que s’y détruise et s’y perde le sujet. Un tel horizon n’a pas lieu d’être dans l’amour Lacan qui, on l’a dit, refuse l’éternité. L’extase non plus. L’amour Lacan est l’amour pur délesté de sa transcendance. » Paris, le 01 avril 2010 ***