Traduire le trauma collectif
TABLE DES MATIÈRES PRÉFACE, par Pierre Fédida VII INTRODUCTION : Mettre en mots, mettre en terre, se démettre des ancêtres Une affliction lointaine sous le ciel de Paris 1 Les effets dévoilants des syncopes 4 Faire le deuil de ses morts: les inhumer dans le linceul du texte 8 Sortir de l'enfermement traumatique: entrer à l'école, entrer dans la cure 11 Lire, dans l'écriture de l'autre, le réel exclu émergeant dans la cure 13 Présentation des lectures/réceptions de l'ouvrage 15 PARTIE 1 LES SURVIVANTS SONT ENCOMBRANTS Chapitre 1. Écrasement culturel et écrasement psychique chez les survivants d'un génocide 21 Différenciation culturelle et différenciation sexuelle 21 Sémantique de l'émigration dans l'appareil conceptuel freudien 23 Impact de l'histoire collective sur les fonctions psychiques en jeu dans l'acte de parole 25 Discours historique et parole du sujet 29 À quel autre parlent les héritiers d'un génocide ? 33 Acquisition de la langue du tiers 36 Caractère sacré et inconvenant du mémorial des défunts 40 Effets politiques du travail analytique 46 Chapitre 2. Traduire les restes 51 Entre l'effacement à l'école et l'effacement à la maison 51 Effraction traumatique du témoignage, par un tiers, sur la réalité externe d'un objet interne horrifiant 56 Ce que racontent ou taisent les grands-mères 60 Effets d'un héritage clandestin dans le champ social 64 Effets d'un héritage clandestin dans la vie psychique 68 Se penser Arménien dans la langue des autres 74 Chapitre 3. Les survivants d'un génocide sont des exilés de nulle part 79 Comment parler à l'autre quand le fantasme du retour ne parle plus? 79 Être expulsé d'un lieu inexistant 81 Le stigmate " Retour interdit " 83 Disparition du pays natal et de la représentation de soi dans l'espace 86 Perte du sentiment de continuité de soi dans le temps 88 Un poète apatride des années vingt: Nigoghos Sarafian 91 PARTIE 2 ÉCRIRE POUR INSCRIRE UN MEURTRE MUET Chapitre 4. Un père transmet les traces d'une patrie perdue (chez Nigoghos Sarafian) 97 Un Bois de Vincennes se reflétant dans la mer Noire 97 Les leurres du national et le fourvoiement des appartenances 101 Un bois parisien porte le deuil du pays perdu 105 Un bois parisien contient les souvenirs traumatisants 106 Un bois parisien abrite les souvenirs narcissisants de l'enfance 109 Dans l'entre-deux des réminiscences se transmettent les traces de ce qui n'existe plus 112 La conscience de l'effondrement n'exclut pas le plaisir à vivre 114 Chapitre 5. L'extermination des hommes invalide leur langue par implosion du lien social (chez Jean Améry) 117 Être expulsé de sa langue 117 ... langue dans laquelle Freud pensa la psychanalyse 119 Effets sur la langue et la pensée de l'exclusion sociale 123 Effets sur la langue et la pensée de l'effondrement de l'altérité 126 Perte de confiance en l'environnement 127 Disparition de la transcendance 130 Énucléation de l'intériorité psychique 132 Chapitre 6. Écrire la rupture réinstaure l'héritage (chez Albert Camus, Pierre Pachet) 135 Inscrire l'après-coup du traumatisme parental pour s'inscrire dans une généalogie 135 Écrire ou combler la lacune d'une parole absente dans les relations de parenté 138 Écrire ou instaurer un autre espace temps pour le trauma 144 Écrire ou constituer une médiation entre l'objet traumatisant et les générations persécutées 147 Écrire ou créer une triangulation entre soi, les ascendants et le monde 151 Chapitre 7. Être en dette d'un texte à ceux qui furent sans " papiers " (chez Peter Handke) 157 L'écriture de soi par l'inscription de l'autre 157 Mettre en mots l'histoire d'une vie parentale avortée pour se différencier d'elle 162 Conditions sociales interdisant à la mère l'accès à la différenciation 164 Conditions sociales livrant la mère à l'imposture du national-socialisme 165 L'écrivain héritier transmet à la culture ceux qui en furent exclus 167 Tableau synoptique des signifiants marquants du texte 170 Chapitre 8. Angoisse de ne pas exister et apprentissage de la parole subjectivante (chez Renée Balibar, Jacques Rancière) 171 À l'école de la République, du litige politique, de la cure analytique 171 Deux modèles rhétoriques d'émancipation 173 Entendre ou traduire la " mésentente " 175 " Mésentendre " ou dé-placer le bien entendu 177 POSTFACE, par René Kaës 181 Index bibliographique 189 Jean François Chiantaretto La confiance dans les mots de l’autre Réflexions à partir de Janine Altounian En prenant pour exemple le parcours d'écriture d'une analysante/traductrice, Janine Altounian, j'aimerais développer une approche de la nature relationnelle des mots, au sens tant de la relation aux mots que de leur fonction et de leur composition relationnelles. Référée au travail analytique, cette approche consiste à mettre l’accent sur la nécessaire confiance dans les mots de l'autre. Commenter l’œuvre d’un auteur avec lequel on entretient une relation amicale constitue assurément une entreprise difficile et délicate. Et commencer par l’avouer peut sembler tout à la fois ajouter à la difficulté et déplacé. Cela me semble pourtant indispensable, lié en profondeur à l’emploi du je qui s’est imposé d’emblée ici. Au fil du temps, des échanges réguliers dans différents contextes, seul ou en présence d’autres, j’ai pu constater le faible écart, notable et troublant, entre ce que je pouvais ressentir et imaginer de la réalité psychique de Janine Altounian à partir de ses textes et ce que je pouvais en ressentir et imaginer à partir du dialogue avec elle. Il y va toujours d’une position où il y a une obligation de pensée, non pas au sens d’un devoir surmoïque ou d’une exigence éthique, mais au sens d’une fonction à exercer, de l’appel à penser ce que j’appellerais les mots porteurs de l’infans, dans une expérience de pensée partagée, mais où il ne s’agit pas véritablement de réciprocité, ni d’intimité. Quel que soit le contexte du dialogue ou de la lecture, la rencontre se fait dans l’espace public : ni seuls ensemble, ni seuls séparément, constamment en présence de tiers. L’expérience est celle d’un penser à la fois auto-centré et extrêmement sensible, particulièrement apte à produire des effets de décentrement, d’un penser qui vient interroger en prenant à témoin de ce qui se passe dans les mots de tiers, de tiers nombreux et différents les uns des autres. J’ai ainsi trouvé avec Janine Altounian, dans son exemple et dans ce qu’elle théorise, sur plusieurs points importants, des résonances ou des étayages pour mes propres recherches sur la fonction de l’autre dans l’écriture de soi, sur la dimension testimoniale dans la construction du sujet et plus largement, dans tout processus de subjectivation. C’est dans cet esprit que je proposerai dans les lignes qui suivent une lecture du triptyque formé, selon moi, par La survivance [1], L’écriture de Freud [2] et L’intraduisible [3]. Une lecture sans doute adressée d’abord à Janine Altounian. La survivance : l’écriture du pluriel Sollicité il y a quelques années à parler de ce livre en public, j’avais fait, la nuit précédant mon intervention, un rêve vécu comme particulièrement éclairant. Dans ce rêve, dont il ne m’est presque rien resté, il y avait un ensemble de personnes, une partie d’entre elles représentaient Janine Altounian, l’autre partie me représentait. Toutes ces personnes, bien distinctes et séparées les unes des autres, étaient mêlées les unes aux autres, les deux groupes ne formant qu’un seul ensemble. Du pouvoir interprétant, du savoir prêté au rêve, je crois, dans le rêve, il ne me restait au réveil que cette idée : les personnes du rêve figuraient les interlocuteurs internes de l’auteure et du lecteur. Dans cette perspective, il ne s’agit plus dans la rencontre entre les lectures/interprétations proposées par Janine Altounian et la lecture/interprétation que peut en faire le lecteur, de la rencontre entre deux personnes ni même de deux sujets comme tels, mais de la rencontre des interlocuteurs internes de l’un et l’autre. Cela me semble interroger le statut du pluriel dans son oeuvre. Ce pluriel est rendu visible par l’ensemble des pairs trouvés par l’analysante traductrice Janine Altounian. Derrière la relation horizontale à tous ces frères ou soeurs en écriture que sont Pierre Pachet, Peter Handke, Annie Ernaux, Jean Amery, Albert Camus et bien d’autres - qui seraient peut-être à considérer comme des frères et soeurs adoptifs, étrangers et tous traumatisés indissociablement de l’origine et de l’appartenance -, il y a bien sûr la question de la relation verticale à l’autre des origines, au père publié , à la mère pensée. C’est toute la question, et Janine Altounian l’exprime remarquablement, des conditions présidant à la « transcendance des mots » [1] (p. 161), laquelle pour l’infans passe d’abord par la psyché maternelle, avant d’être reconnue et consacrée par le discours du père, qui la rend viable et vivable pour l’enfant . Dans toutes ses lectures, pour elle-même et pour les autres, Janine rend sensible et pensable le recours à un étayage horizontal compensateur sur les pairs, dans les cas de traumas où l’étayage vertical sur l’ordre symbolique des générations est défaillant. Les génocides engagent chez les survivants et leurs descendants, à un niveau spécifique à chaque génération, « un effondrement du rapport à l’autre se manifestant sous 3 formes : la perte de toute confiance en l’environnement, la disparition de toute transcendance, l’énucléation de l’intériorité psychique » (ibid., p. 127). Le trauma se situe à l’endroit du nouage entre l’intrapsychique et l’intersubjectif, et l’élaboration d’un impensable passe par l’appareil psychique des autres. Janine Altounian oblige à affronter un endroit précis dans ce registre, au bord duquel tous ses textes nous ramènent inlassablement, dans un mélange de gratitude joyeuse et de douleur : les possibilités d’élaboration du trauma reposent sur la « maladresse » de l’autre, dont le modèle ou le paradigme serait la maladresse de l’analyste qui promeut le travail analytique, mais aussi le travail d’écriture. Elle ne cesse de nous montrer dans ses lectures combien les survivants de catastrophes humaines, les « menacés d’extermination », pour survivre au double trauma de la destruction et du silence des Tiers, sont obligés d’exister dans le langage et la culture du ceux qui n’ont pas vécu cette menace, ce qui suppose une traduction plus ou moins maladroite, plus ou moins consentie, plus ou moins imposée, toujours arrachée. Et s’il est vrai qu’une menace d’extermination n’est pas une menace d’exclusion, qu’Amery n’est ni Handke, ni a fortiori Ernaux, il s’agit toujours d’êtres confrontés à une défaillance dans le don d’une place au sein de l’ensemble humain, il s’agit toujours d’un sujet déraciné ou étranger demandant à être reçu chez les enracinés. Il y a une mauvaise traduction, mal adressée, de celui qui est supposé accueillir vis-à-vis de celui qui a besoin d’être accueilli. Et c’est pourtant cette mauvaise traduction qui rend possible l’accueil, parce qu’elle rend au moins potentiellement partageable la traduction mauvaise, persécutrice qui préside à l’effort d’insertion que doit faire l’étranger. L’adresse qui manque l’autre, du moins si elle assumée comme telle, engage un travail de subjectivation qui rend possible celui de l’étranger traumatisé, l’un et l’autre pouvant ainsi avoir et donner accès à soi comme étranger. C’est ici que Janine Altounian est une médiatrice il faudrait dire hors pairs, puisque l’écriture lui permet un second degré de médiation et d’élaboration : elle cherche dans les textes qu’elle nous lit des traducteurs pour inscrire le génocide arménien dans l’histoire et la culture européennes. Ces traducteurs sont des traumatisés pour lesquels elle joue le rôle de témoins garants, de témoins tiers, et elle nous met, nous lecteurs européens, en position de témoins tiers de son travail de médiation en tant qu’elle le mène pour elle-même comme descendante de survivants d’un génocide que les nations et la culture occidentales ne veulent toujours pas reconnaître. C’est une définition en acte des témoins écrivants qui « inclue dans le texte même l’expérience de leur exclusion et celle de leur communauté » (ibid., p. 14). Est ainsi posée toute la question du système d’interlocution que l’écriture peut construire et dans cette perspective, le pluriel signe la possible sortie du figement traumatique. Les lectures plurielles rendent accessibles pour Janine Altounian et son lecteur le pluriel en soi, le pluriel en tant qu’il constitue littéralement la forme de la transcendance symbolique, le pluriel en tant qu’il suppose un témoin en soi, un interlocuteur représentant l’ensemble humain et sur lequel vient s’étayer le sentiment d’appartenance humaine. Une autre question est en même temps posée et laissée ouverte : toute écriture de soi, dès lors qu’elle se laisse altérer par l’auto-destructivité de l’espèce humaine qui a atteint au vingtième siècle sa plus grande visibilité, n’est-elle pas « l’essai de réinventer le temps de l’émergence d’un autre et l’espace où s’inscrit l’inadéquation fondatrice » (ibid., p. 15) ? L’écriture de Freud : un décentrement à l’oeuvre Janine Altounian aide à penser le décentrement de la subjectivité sous-tendant la confiance partagée dans les mots, sans laquelle l’être humain n’est pas viable. Cette confiance partagée suppose la confrontation à l’énigme de l’étranger en soi, rendue possible par l’expérience d’être parlé par l’autre. Janine Altounian, en nous montrant le décentrement à l’œuvre dans la pensée d’écriture de Freud, nous montre à l’œuvre cette confiance dans les mots telle qu’elle est proposée par le traducteur et par l’expérience d’être lu en lisant Freud. Je voudrais simplement souligner qu’elle est aussi au cœur de la fonction d’interprète de l’analyste. Et ce n’est sans doute pas pour rien que Janine Altounian est si souvent supposée analyste, ni que les analystes lui demandent si naturellement de venir valider leur lecture de Freud. Comme je le soulignais plus haut, la pensée de Janine Altounian est indissociablement autocentrée sur son expérience traumatique de fille de rescapés du génocide arménien et particulièrement apte à prendre le lecteur à témoin de ce qui se passe dans les mots des auteurs qu’elle lit et souvent traduit – des auteurs nombreux et tous différents, mais tous pairs traumatisés, étrangers, exilés, ayant des problèmes vitaux. Prendre à témoin son lecteur afin de donner l’autre (l’auteur commenté) à entendre et ainsi l’insérer dans un tissu relationnel et social, tout en trouvant par là des mots pour soi : telle est la position de l’auteure-traductrice Janine Altounian. Dans la fonction d’interprète portée par la traduction ou le commentaire, il s’agit d’être garante, selon la belle formule déjà citée, de la « transcendance des mots » [1] (p. 161) et [3] (p. 138). Avec Freud, il s’agit bien de cela aussi, mais les enjeux sont plus complexes. La traductrice est elle-même insérée dans un travail collectif, visant l’ensemble d’une œuvre, et d’une œuvre ayant pris valeur de référent fondateur non seulement au plan scientifique mais aussi au plan d’une pratique clinique, avec ses enjeux institutionnels, politiques et de formation. Les témoins lecteurs sont en partie différents ou du moins pris dans des enjeux différents, dans la mesure où le texte freudien, en s’adressant électivement aux analystes, confronte tout lecteur à cette place – à ce placement – et à ce qu’il peut ou non en faire. Cela renvoie peut-être à un enjeu décisif pour Janine Altounian, la nécessité non seulement d’expliciter sa position singulière de traductrice par rapport au groupe de traduction des Oeuvres Complètes, mais aussi d’expliciter la dimension personnelle, quasi-autobiographique, au cœur de la position traductrice – de l’expliciter en la regardant avec d’autres, de la penser ailleurs et après, autrement dit, d’expliciter le décentrement intérieur qui s’y exprime en le théorisant. Penser sa position traductrice avec la psychanalyse, Janine Altounian l’avait déjà fait dans La survivance et le fera dans L’intraduisible. Mais il s’agit en outre, ici, de prendre Freud comme objet ou, pour le dire un peu mieux, comme support. En deçà même du théoricien de l’inconscient, de cet homme qui donne à penser l’invisible et l’étrangeté des étrangers en soi, c’est l’écriture de Freud qui est si intimement précieuse pour Janine Altounian, parce qu’elle donne à voir le penser en acte – c’est-à-dire parce qu’elle met en œuvre un style où le fond et la forme ne sont pas dissociables. Janine Altounian nous donne elle-même à voir, minutieusement, le pouvoir visualisant des mots de Freud. Ce pouvoir repose sur l’association dans un même mot de plusieurs niveaux de langue : langue courante, rhétorique littéraire, conceptualisation. Elle nous donne de nombreux exemples et nous montre que cette disposition freudienne au travail dans son écriture est aussi ce qui fait que « les mots constituent l’outil essentiel du traitement d’âme » [2] (p. 149), parce qu’ils sont selon la formule même de Freud les « médiateurs les plus importants de l’influence qu’un être humain cherche à exercer sur l’autre » (ibid., p. 150). Il y a en somme une profonde homogénéité entre le style de l’écriture freudienne, son penser et la parole interprétante dans la cure. Cela a été déjà souligné, mais Janine Altounian va plus loin en avançant l’idée de décentrement. En effet, il ne s’agit pas seulement de renvoyer à la position d’exilé de l’homme Freud, que ce soit au plan de la langue, de l’arrachement à la Moravie natale, de l’histoire familiale et de l’appartenance revendiquée à un peuple né à lui-même dans l’exil, ou encore du renoncement à la philosophie puis à la neurologie. Il s’agit de comprendre l’ensemble de ces renoncements comme concourant, littéralement, à la mise en œuvre avec la psychanalyse d’une position de renoncement à un lieu premier et tout un. Le traducteur et l’analyste lecteur de Freud doivent affronter un « paradoxe douloureux » : traduire, dit Janine Altounian en se référant à Laplanche, c’est donner accès au refoulé d’un texte, soit en l’occurrence au refoulé travaillant l’écriture de la théorie du refoulement. Ce refoulé, comme le lieu d’origine de l’exilé, demande à être réinvesti par l’action de l’autre, soit par l’activité de pensée de l’autre, qu’il s’agisse de l’autre traducteur ou de l’autre lecteur-analyste. Cela renvoie aussi bien à l’activité interprétante de l’analyste, au sens non pas seulement des interprétations communiquées à l’analysant, mais surtout de la fonction interprétante portée par son activité même de pensée pendant la séance, voire hors la séance. Cette homologie entre le traducteur, le lecteur analyste de Freud et l’analyste, qu’elle rend pensable, Janine Altounian hésite pourtant à la porter jusqu’au bout, peut-être simplement parce qu’elle met un point d’honneur à ne surtout pas parler au nom des analystes. En effet, comme celle du traducteur, la tâche de l’analyste ne consiste pas à rendre réinvestissable ailleurs et autrement l’objet perdu, c’est-à-dire transférable : il ne s’agit pas – du moins faut-il le souhaiter pour l’analysant, mais aussi pour l’analyste ! – de transférer les avatars de l’attachement premier en y attachant le transfert et en l’isolant de la vie actuelle, ce qui reviendrait à autoriser définitivement l’enfermement de l’analysant. La traduction est pour Janine Altounian traduction non pas de contenus sémantiques mais effort de traduction d’un contenant, à définir à peu près comme les sources vivantes ou la pensée d’une langue. Il me paraît opportun de considérer sous cet angle la fonction interprétante de l’analyste, ne s’éprouvant elle-même, par delà les interprétations, qu’avec l’effort de faire place, dans sa traduction de la psyché de l’autre, à l’intraduisible : soit en dernière instance ce que j’ai proposé ailleurs de nommer le façonnage par la psyché de l’autre [5], irréductiblement singulier et en deçà de toute parole – étant entendu, concernant la situation analytique, que l’analyste est supposé assumer la responsabilité de ne pas confondre l’intraduisible de l’un et de l’autre. La fonction interprétante de l’analyste consiste à rendre possible pour l’analysant l’expérience d’être parlé par l’autre , soit l’expérience d’un contenant vivant et actuel, redonnant aux mots leur chair et leur consistance, leur pouvoir visualisant – une expérience redonnant confiance aux mots et dans les mots. Par là, la visée ne consiste pas à retrouver le premier contenant maternel, mais à travailler à habiter ailleurs en le tolérant comme un point aveugle, intraduisible, au cœur du tissage émotionnel et affectif de la psyché. Pour le traducteur comme pour l’analyste, il y a donc de l’intraduisible, un en deçà irréductible des mots qui pourtant les façonne, dont l’inscription n’est expérimentable que négativement, au titre d’un décentrement. « L’insatisfaction », « l ’impuissance » du traducteur sont aussi l’apanage de l’analyste, la blessure nécessaire à l’ouverture des mots, à leur fécondation et leur fécondité relationnelles. L’intraduisible : l’écriture comme dispositif de parole Quel que soit le contexte, privé ou public, et quel que soit le registre, personnel ou non, lire Janine Altounian ou parler avec elle, c’est toujours parler en présence de tiers et travailler en commun à penser séparément. L’Intraduisible me semble matérialiser au mieux ce dispositif de parole à l’œuvre dans l’écriture. Janine Altounian a un talent et une passion tout à fait rares pour faire des liens – entre les pensées et les œuvres comme entre les personnes – et obliger chacun de ses interlocuteurs à penser ce qu’il dit, sans jamais entrer dans la confidence ou la solliciter, qu’il s’agisse de parler d’un auteur, du monde comme il va, d’elle-même ou de soi-même – penser ce qu’on dit : non pas dire ce qu’on pense, mais faire l’expérience de la difficulté de parler, de la difficulté d’être parlé en parlant et de tolérer en même temps de rester quant à l’essentiel « intraduisible ». L’interlocuteur de Janine Altounian fait l’expérience de sa propre parole, à lui, comme si elle lui était, à elle, indispensable pour vivre, indissociablement source de vie et source d’investigation, c’est-à-dire indispensable pour se penser elle-même comme pensable par les autres et avec les autres. Pour lui, tout se parle comme si elle exigeait d’être là, au plus intime de soi-même, pour lire le texte vivant et adressé écrit par elle et en partager la lecture avec elle, mais aussi, par son intermédiaire, avec beaucoup d’autres lecteurs – ces lecteurs étant aussi bien d’autres lecteurs que les auteurs qu’elle commente et traduit, chez lesquels elle trouve matière à se penser pensable. Se penser pensable, c’est-à-dire faire l’expérience de soi comme partiellement pensable par l’autre : tel est bien, je crois, ce qui règle les rapports de Janine Altounian à ses lecteurs. Dans l’écriture, il s’agit de montrer cette expérience à l’œuvre dans la lecture/traduction des textes commentés, tant pour la proposer comme partageable que pour faire appel au lecteur comme témoin tiers, garant précisément de la partielle transmissibilité de cette expérience relationnelle de soi. Dans les deux livres précédents, le dialogue avec les auteurs cités s’articule au dialogue avec sa propre écriture. Ce dernier est rendu possible par une stratégie passant par la reprise et l’assemblage de ses articles en forme de parcours de pensée, ce qui permet la matérialisation d’un point de vue sur l’écriture dans l’écriture, explicité ou non dans ce que j’appellerais un auto-commentaire en relation. Cet auto-commentaire trouve sa place officielle, pleine et entière, dans L’intraduisible, en posant rétrospectivement les trois livres comme un ensemble et surtout en nous désignant le texte paternel, récit de survivant du génocide arménien, comme texte source et fondateur. En même temps, l’ouvrage se revendique comme un « ouvrage d’analysant » qui dans « sa construction à rebours » reproduirait ainsi celle de l’analyste visant à la « réappropriation » d’une « vérité historique » personnelle « laissée pour compte » [3] (p. XV), étant entendu que la spécificité du « travail de la cure chez un héritier de survivants peut amener la scène du meurtre à s’ouvrir au tiers, à dialoguer avec lui » (ibid., p. 170) – la scène du meurtre étant, en deçà du génocide lui-même, le meurtre d’âme subi par le survivant, qui vient littéralement attaquer ou contaminer l’âme des descendants (l’âme au sens freudien du terme). Dans ce livre, présenté comme terminant à la fois un parcours d’écriture et un parcours analytique, l’auto-commentaire - « l’écriture du commentaire du texte paternel en fin de travail analytique » (ibid., p. 1)- n’occupe pas la place de l’analyste. Il ne s’agit en rien d’avoir le dernier mot ou de rivaliser avec l’analyste et les lecteurs analystes, mais d’attester d’un travail psychique, à la fois analytique et d’écriture, par lequel « le témoignage du manuscrit paternel » vient trouver après coup, pour la fille, une place « de bon objet interne, susceptible d’être porté en soi, aimé, voire de constituer, par le présent travail, une médiation entre elle et ses semblables » (ibid., p. XIII). Le recours ici à la notion de bon objet interne doit sans doute être précisé, la formulation pouvant laisser croire que le travail psychique de l’auteure aurait permis de poser rétroactivement le manuscrit paternel lui-même comme bon objet interne ou tenant lieu de bon objet interne. Or, si bon objet interne il y a, il me semble relever de l’ouvrage psychique consistant à rendre recevable rétroactivement l’offre testimoniale du texte paternel, ce qui littéralement n’était pas donné avec le texte, qui tenait lieu d’une parole qui n’avait pu être énoncée et transmise. Janine Altounian le souligne avec une grande netteté : ce qui signe chez l’héritier d’une transmission traumatique « le rapport traumatique à son environnement affectif et social, c’est l’absence d’un autre contenant au sein même de ce que furent ses premiers objets, c’est l’expérience d’un autre déshabité, privé de tendresse car privé lui-même d’autre » (ibid., p. 170). L’héritage traumatique n’est pas exactement ou seulement l’héritage d’un trauma, c’est la transmission même qui est traumatique, parce qu’elle transmet un vide, le contact avec le lieu où le psychisme du donateur de la vie est vidé. Tout le problème de l’héritier est de trouver un contenant pour ce vide et de le trouver en soi mais à partir de ce qui est resté vivant, habité, chez le parent survivant. Cela n’est possible que devant témoins, des témoins nécessairement étrangers, et dans leur langue. Janine Altounian exprime l’essentiel dans ce qui semble un lapsus, avec la notion « d’affects néantissants » transmis par l’angoisse du parent survivant (ibid., p. 123) : des affects à la fois transmetteurs d’un néant et source d’un tissage possible, non pas directement à partir d’eux, mais en passant par la médiation des étrangers. L’intraduisible nous adresse ce travail de tissage psychique à partir des mots et des pensées de l’autre : l’autre, ou plus exactement un aller retour incessant entre, d’un côté, l’analyste support d’un regard, d’un point de vue tiers, témoin garant d’un dialogue intérieur parce qu’extérieur à la scène traumatique et, d’un autre côté, les pairs traumatisés que sont tous les auteurs traduits et commentés par Janine Altounian dans les textes composant ses livres. Le projet de L’intraduisible n’est pas de nous montrer le texte paternel comme texte fondateur, même si l’auteure le désigne bien ainsi, mais de nous montrer à l’œuvre « l’aller retour » entre ce texte primordial et sa traduction sans cesse reprise, « tissée-détissée », dans la lecture des textes des autres, le métier à tisser-détisser étant le travail des mots mené dans l’entre-deux ou le dialogue entre la cure et l’écriture. L‘autre, qu’il s’agisse de l’analyste, des auteurs commentés ou des lecteurs/interlocuteurs, n’est pas un contenant réparateur. En s’autorisant définitivement à commenter, à théoriser son parcours, l’auteure de L’intraduisible pose le texte paternel comme objet source d’un regard, regard matérialisé par les mots du commentaire. Ce regard, comme tout regard mais ici plus douloureusement, a sa tâche aveugle, qui devient (rétroactivement ?) visible dans le texte /souvenir écran cité et re-commenté, « Une Arménienne à l’école » - texte mettant en scène le père, la fille et la directrice d’école, maîtresse de l’avenir scolaire (de l’avenir tout court) et représentant tout à la fois la possibilité de l’accueil républicain et son intransigeante malentendance. Cette tâche aveugle, c’est l’appel au tiers, à la langue du tiers (langue au sens aussi bien affectif que linguistique) pour se voir reconnaître le droit d’exister. La tâche aveugle pourrait peut-être se repérer aussi dans le commentaire du texte de Ruth Kluger et tout particulièrement de la formulation maternelle « on ne sépare pas un enfant de sa mère » (ibid., p. 108), lequel commentaire me semble par trop confondre sa signification dans le camp et hors le camp. Dans le camp, on pourrait se demander si ce n’est pas le changement de position de la mère, son hésitation entre mourir ensemble et vivre ensemble qui favorise chez la fille opposante la possibilité du recours salvateur à un tiers en suivant le conseil, déjà donné par la mère, de mentir sur son âge pour ne pas être sélectionnée. Hors le camp, le refus maternel du départ de sa fille pour la Palestine est-il si problématique que Ruth Kluger et Janine Altounian paraissent le penser ? *** Cette tâche aveugle de l’appel au tiers, permettant de se voir et d’exister dans le commentaire de soi partagé avec d’autres, les lecteurs du triptyque achevé avec L’Intraduisible en sont les dépositaires - et tout spécialement sans doute les lecteurs analystes. Leur position, notre position est aussi essentielle que difficile à soutenir : traducteurs maladroits, néanmoins toujours bien accueillis par l’auteure Janine Altounian du simple fait qu’ils l’accueillent par leur lecture. Cette œuvre de pensée exige de prendre acte de l’horizon traumatique qui la caractérise : le tiers appelé ne peut prendre une juste consistance qu’avec la maladresse – reconnue comme telle – des tiers répondants… REFERENCES 1 Altounian J. La survivance / traduire le trauma collectif. Paris : Dunod, coll. « Inconscient et culture » ; 2000, 2003. 2 Altouniaan J. L’écriture de Freud / Traversée traumatique et traduction. Paris : PUF, coll. « Bibliothèque de psychanalyse » ; 2003. 3 Altounian J. L’intraduisible / Deuil, mémoire, transmission. Paris : Dunod, coll. « Psychismes » ; 2005. 4 Altounian J. « Ouvrez-moi seulement les chemins d’Arménie »/ Un génocide aux déserts de l’inconscient. Paris : Les Belles Lettres, coll. « Confluents psychanalytiques » ; 1990. 5 Chiantaretto J.-F. Le témoin interne. Paris : Aubier, coll. « Psychanalyse » ; 2005.

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A la croisée de la clinique, du culturel et du littéraire, cet ouvrage réunit les principaux articles de l'auteur centrés sur la compréhension des blessures psychiques. La première partie traite de la transmission psychique des effets d'un trauma collectif sur les descendants. La seconde partie étudie quatre textes d'écrivains dont la démarche s'apparente à celle de l'analyste : mettre en mots l'expérience traumatique pour... y survivre. Une préface de P. Fedida et une postface de R. Kaës complètent cet ensemble au carrefour du culturel et de l'inconscient. Préface de P. Fedida.

le 28 avril 2000
"Traduire le trauma collectif", c'est articuler et nommer, dans le français du pays d'accueil, ce qui restait bloqué dans un passé informulable et une langue morte. La survivance est un art du déplacement, un effort salvateur pour rejeter l'hérédité du malheur en retrouvant le sens de l'héritage et de la transmission. Refusant l'enfermement et le repli mortifère, Janine Altounian analyse, à partir de son expérience mais aussi à travers diverses oeuvres littéraires, la manière dont "l'écrivain héritier" parvient à donner une place dans la culture à ceux qui en furent exclus et un texte à ceux qui étaient sans "papiers".
Le Monde - Nicole Lapierre