Du contre transfert au désir d'analyste
La psychanalyse, otage des organisations? Du contre transfert au désir d'analyste
Robert Samacher a exercé comme psychologue de secteur psychiatrique (Maison-Blanche) et a enseigné comme Maître de confé­rences à l'Université de Paris-7 (Denis-Diderot). Psychanalyste, élève de Solange Faladé, il est actuellement le Directeur de l'Ecole Freudienne, qu'elle a fondée en 1983 suite à la dissolution de l'Ecole freudienne de Paris
Cet ouvrage interroge les rapports complexes des psychanalystes à l'ins­titution, en prenant pour axe inaugural les conflits de pouvoir au sein des écoles et groupes de psychanalystes. Depuis la création, selon les vœux de Sigmund Freud, de l'International Psychoanalytic Association, les luttes d'influence, sur fond de rivalités individuelles et collectives, n'ont cessé de sévir, suscitant des orientations divergentes dans les ensei­gnements théoriques comme dans les pratiques cliniques. Les dissensions entre psychanalystes reposent sur deux principaux fac­teurs que nous examinerons en détail : d'une part, le concept clinique de contre-transfert, dont ce livre retrace l'histoire depuis sa découverte par Ferenczi, à travers les vicissitudes de sa cure avec Freud, et d'autre part, la procédure de la passe, que Jacques Lacan institua au sein de l'Ecole Freudienne de Paris, en énonçant sa Proposition du 9 octobre 1967. Malgré les réserves formulées par Sigmund Freud à propos de l'usage du contre-transfert dans la cure, les psychanalystes anglo-américains ont privilégié une relation duelle symétrique, visant la réparation et la gratification, à partir des conceptions théoriques développées par Rank et Ferenczi, perdant ainsi le véritable tranchant de la psychanalyse. Contrairement à une idée reçue, Jacques Lacan, de son côté, n'a pas négligé la dimension du contre-transfert mais l'a articulée à la dynamique du transfert, en déduisant l'élément inhérent et indispensable à la position de l'analyste : le désir d'analyste. S'adressant aussi bien à des psychanalystes expérimentés qu'à des étudiants en psychologie ou à des profanes portant un intérêt à la psychanalyse, ce livre précise les modalités de formation dans cette dis­cipline. Il s'attarde notamment sur le sens de la phrase de Lacan : « Le psychanalyste ne s'autorise que de lui-même... », insistant sur le fait que, dans le champ de la parole, le collectif- que représente le tiers Autre - ne saurait être évacué. Leurrant le sujet, les démarches gratifiantes relèvent de simples techniques psychothérapiques qui, en gommant les effets de la castration liés à la perte définitive et irréversible de l'objet primordial, entravent le travail de fin de cure.

De nombreuses illustrations cliniques, puisées chez Sigmund Freud, ou encore chez Jacques Lacan et Solange Faladé, étayeront notre propos. Afin de définir mais aussi de préserver ce qui caractérise la posi­tion d'analyste, l'auteur approfondira les observations d'Ernst Kris et de Lucia Tower, commentées par Lacan dans ses Séminaires. La description des pratiques dissidentes, à commencer par l'analyse mutuelle de Sândor Ferenczi, et l'évocation des dérives auxquelles ont abouti les psychanalystes anglo-américains (M. Balint, M. Little, R Heimann, L. Loewenstein, 0. Renik...), mettront en évidence, par contraste, la position à tenir lorsque l'on travaille comme psychanalyste.

 

9 "791090"590625

 

www.mjw-fedition.com

28 €

© Patrick SAMACHER: Illustration:

S. Freud, S. Ferenzci,

S. Faladé,]. Lacan

Patrick Martin-Mattera

Compte-rendu de lecture :

« La psychanalyse, otage de ses organisations ? Du contre-transfert au désir d’analyste »

de Robert Samacher, avec une préface de Jean-Michel Hervieu

 Paris, MJW Fédition, 2018, 299 pages.

 

Le livre de Robert Samacher, « La psychanalyse, otage de ses organisations ? Du contre-transfert au désir d’analyste » répond à plusieurs attentes importantes sur trois plans complémentaires : historique, clinique et théorique.

Du point de vue historique, cet ouvrage met en lumière en les approfondissant les raisons pour lesquelles la psychanalyse a connu sans cesse dissidences, scissions, combats fratricides exacerbés par le narcissisme des petites différences. Il articule cette question à celle de la transmission de l’analyse, en prenant pour repères la procédure de la passe, la notion de contre-transfert, celle de la fin de la cure et celle du désir d’analyste. L’auteur traite l’ensemble de ces thématiques de façon très précise pour en restituer le développement clinique et théorique dans l’histoire de la psychanalyse. Ce faisant, Robert Samacher pose également les bases d’une histoire de l’École freudienne, dont il est actuellement le directeur, École fondée en 1983 par Solange Faladé suite à la dissolution par Lacan de l’École freudienne de Paris.  Dans cette perspective ce livre fait devoir de mémoire et constitue en lui-même le premier acte d’une fondation puisqu’il s’inscrit comme premier ouvrage d’une collection propre à l’École freudienne chez MJW Fédition.

Du point de vue clinique, l’ouvrage accentue tout du long la perspective éthique de la psychanalyse qui requiert que l’analyste ne cède pas sur son désir, autrement dit que le désir d’analyste soit toujours soutenu dans le cadre de la cure. L’auteur insiste sur cette question en lui donnant une très grande ampleur qui en fait certainement l’une des grandes thèses originales de ce livre. En cela, Robert Samacher suit certes l’enseignement de Solange Faladé mais il y apporte aussi son interprétation personnelle dont il articule l’élaboration à sa propre histoire, marquée par ce que le père de l’auteur « et ses camarades de déportation ont raconté de leur désir de vie comme résistance à la barbarie nazie et à sa folie destructrice » (p.17). Ce désir de vie, qui se traduit par des créations artistiques, par le surgissement d’un signifiant nouveau, permet au sujet de détourner la pulsion de mort dans ses différentes manifestations, des pires aux plus courantes. Cette question éthique, l’auteur insiste pour la situer à sa juste place : le désir d’analyste, tel que la passe se propose de le saisir, est à différencier strictement du désir de devenir psychanalyste. Le désir d’analyste est à situer dans la dimension éthique du « ne pas céder sur son désir » – qu’il y ait de l’analyse –, ce qui impose de considérer celle-ci comme le lieu de la transmission d’un « vide et d’un non-savoir qui permet le déploiement des signifiants chez l’analysant » (p.81). Selon l’enseignement de Solange Faladé en effet, la fin de l’analyse ne peut être saisie qu’à partir « du destin de l’objet perdu dans son rapport au signifiant et au vide de la Chose, l’enjeu consistant « en la transmission d’un manque » » (p.280). Pour elle, les différentes scissions des associations de psychanalyse ont pour raison principale la question de l’objet perdu : « pour certains, cet objet est censé être retrouvé en fin d’analyse, apportant la complétude et une restauration du narcissisme, alors que, pour Lacan, suivi en cela par Solange Faladé, il ne peut être qu’un objet réel, c’est-à-dire non symbolisé, en lien avec la Chose » (p.98). Robert Samacher exprime enfin une position éthique forte quand il défend l’idée que la psychanalyse, qui « n’est pas un métier » (p.69), se situe à l’opposé de ce que les prises de position narcissiques et phalliques de bien des associations révèlent.

Du point de vue théorique, ce livre est une référence. Les notions de contre-transfert, « fin de cure », « désir d’analyste », « passe » y sont présentées de façon très approfondie. Pour chacune d’elles, l’approche est tout d’abord historique, elle se réfère aux différents courants, puis elle est conceptuelle et enfin personnelle, l’auteur développant progressivement son point de vue d’analyste.

Une rapide synthèse de chaque partie de l’ouvrage permettra de mieux cerner la démarche de l’auteur.

La première partie de l’ouvrage décrit tout d’abord l’histoire des différentes orientations que prend la psychanalyse dès la fondation par Freud de l’Association psychanalytique internationale. Le tranchant de la découverte initiale de l’inconscient psychique et l’importance de la sexualité infantile, du refoulement et du fantasme se trouvent très vite remis en question par des torsions de la théorie qui émoussent la psychanalyse et menacent de la transformer en une psychologie du moi. Les déviations diverses, de Jung, Adler, Rank ou Ferenczi incitent Freud à déterminer les critères d’une psychanalyse authentique dont la discussion et la transmission seraient garanties institutionnellement. Puis L’auteur traite des organisations psychanalytiques en France après 1945 en rappelant les trois principales scissions ayant conduit à la mise en place de quatre associations historiques : la Société française de psychanalyse en 1953 (SFP), l’Association psychanalytique de France en 1964 (APF), l’École freudienne de Paris fondée par Lacan en 1964 également et enfin en 1967 l’Organisation psychanalytique de langue française (OPLF) dont les membres se séparent de Lacan entre autres en raison de sa conception de la passe. L’École freudienne de Paris est dissoute par Lacan le 5 janvier 1980. Très rapidement cette dissolution engendre la fondation de plusieurs groupes : L’École de la cause freudienne de J-A Miller, les Cartels constituants de l’analyse freudienne et le Centre d’études et de recherches freudiennes (CERF) qui se scinde à son tour. Sont ainsi créées l’Association freudienne Internationale, la Convention psychanalytique et l’École freudienne fondée par Solange Faladé le 7 avril 1983. Robert Samacher rappelle et explicite les points théoriques essentiels sur lesquels insiste S. Faladé : le caractère central de l’objet perdu et la rencontre du vide de la Chose. Ensuite l’auteur développe la question de la didactique et de la passe et les difficultés qui y sont liées, enjeux narcissiques et transmission. Pour lui, « un analyste détient la compétence didactique à partir du moment où il a lui-même conduit une ou plusieurs analyses qui se sont avérées didactiques, et qu’il a bien été reconnu que pour son ou ses analysant(s), la barrière du narcissisme a bien été traversée et qu’il n’existe plus d’enjeu phallique » (p.79).

La deuxième partie traite du contre-transfert et de la fin de l’analyse, questions qui ont engendré des divergences importantes entre psychanalystes et associations de psychanalyse. Robert Samacher fait  l’historique de cette notion, depuis Freud. Le contre-transfert apparaît dans l’expérience de l’analyse de Dora, puis se manifeste dans le débat et la relation entre Freud et Ferenczi. L’auteur relie la question du contre-transfert à celle de la fin de l’analyse dans a mesure où celle-ci dépend en effet de la capacité de l’analyste à maintenir son désir d’analyste. Pour lui, la fin de l’analyse tient au désêtre de l’analyste (qui choit de sa position de sujet supposé savoir, d’idéal auquel s’identifier) et à la destitution subjective de l’analysant (qui assume le vide de l’objet et les enjeux narcissiques). En ce sens la dimension éthique de la psychanalyse est ici soulignée, dimension qui se déploie au plan de la pratique. Le long débat entre Freud et Ferenczi au sujet de la pratique psychanalytique en témoigne. Robert Samacher y consacre une part essentielle de son texte avant d’éclairer son propos en traitant de la diversité des positions britanniques et américaines au sujet du contre-transfert, reposant surtout d’une part sur l’Ego Psychology et d’autre part sur l’intersubjectivisme, deux courants qui s’éloignent de la psychanalyse freudienne.

La troisième partie de l’ouvrage poursuit sur la question du contre-transfert telle que Lacan la reprend dans sa perspective du retour à Freud. Lacan insiste sur le désir d’analyste, il ne s’agit pas de comprendre mais d’entendre l’équivocité du signifiant. Ainsi Robert Samacher écrit : « le travail psychanalytique, même s’il débouche sur l’interprétation, ne doit pas être centré sur la compréhension, qu’elle soit d’ordre émotionnel ou rationnel, mais sur l’écoute des signifiants du sujet » (p.174). Suit une analyse approfondie du cas de Kris, « L’homme aux cervelles fraiches » et des notions de passage à l’acte et d’acting out. Kris fait jouer un raisonnement logique pour démontrer à son patient qu’il n’est pas plagiaire, ce qui provoque l’acting out. En cela il omet de « distinguer le « savoir constitué » du « savoir insu » auquel se réfère la psychanalyse » (p.203). Ce non-savoir du psychanalyste fait pour lui passion de l’ignorance, au sens où dans chaque cure son savoir doit être remis à zéro. En effet, chaque analysant étant singulier, son désir ne peut être préjugé de l’extérieur si bien qu’aucune généralité le concernant n’est applicable sans invalider radicalement le processus analytique lui-même. Dans la cure toute position intellectuelle ou morale doit être mise de côté.

La quatrième et dernière partie de ce livre est amplement consacrée à l’article que Lucia Tower a écrit sur le contre-transfert en 1956. Robert Samacher, s’appuyant sur ce texte, sur la clinique qu’il contient et aussi sur les commentaires qu’en font Lacan et Faladé, ouvre son propos en reliant les propositions faites par Lucia Tower à ses propres élaborations. Ainsi en est-il pour les trois temps de la cure que l’auteure américaine repère. Le premier relevant pour Robert Samacher du discours de l’universitaire (« je crois savoir »), le second du discours de l’hystérique « (je réponds dans le contre-transfert en tant que femme »), et le troisième du discours de l’analyste (« j’accepte d’être dans la cure seulement semblant d’objet »). Ce dernier point permet à l’auteur d’insister sur ce que Solange Faladé appelle « l’objet véritable », non-cause du désir : « la psychanalyse estime que le sujet, en tant que fruit de la rencontre de deux désirs, ne constitue au départ de la vie qu’un reste de jouissance. Cet objet (a) qui a chu préexiste à la division du sujet, il ne correspond pas à l’un des quatre effaçons (objet oral, anal, regard, voix). Ce reste qu’est l’objet véritable, le sujet ne l’appréhende qu’en fin de cure, une fois le fantasme traversé » (p.245). Le désir d’analyste est dans cet exemple fort bien décrit, ce désir de « rien », qui suppose un long travail sur soi tendant à dépouiller le désir de tout voile imaginaire. A la fin de la cure, « après avoir épuisé tout ce qui l’aliène », nous dit Robert Samacher, « l’analysant pourra « laisser tomber » l’analyste » qui choit alors pour lui comme un objet (a) déchet (p.259). Enfin, l’auteur souligne que la dynamique de chaque cure s’avère unique et que chacun dans l’analyse suit son propre chemin, avec sa propre temporalité, qu’il faut le temps logique : instant de voir, temps pour comprendre, moment de conclure.

En conclusion, le livre de Robert Samacher est précieux pour qui veut rester fidèle à l’éthique psychanalytique telle que Freud en avait édifié les bases, pour qui souhaite conserver une perspective dégagée de toute idéologie de groupe et ouverte au dialogue, et enfin pour qui désire connaître un peu plus – que ce que l’on dit la plupart du temps – sur l’histoire de la psychanalyse. Sa lecture est non seulement utile mais bienfaisante, elle invite à une certaine humilité, au dessaisissement, à une méditation psychanalytique dégagée des affres de la rivalité et de la quête d’une gloire sociale. Une des toutes dernières phrases de ce texte résume la tonalité générale de l’ouvrage : « pour éviter que la psychanalyse ne devienne otage de ses organisations, elle se doit d’écarter toute quête d’idéal, toute fascination pour un savoir constitué, toute croyance en un homme providentiel » (p.289).