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La Planète-camp
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L'évocation vient de loin dans mon histoire. À la fois le camp de nomades où je suis né, mais aussi le camp de Ravensbrück où ma grand-tante Jeanne Couplan, jeune résistante bretonne du Réseau Turquoise, a fini en fumée et le Camp comme métaphore de notre société prétendument civilisée qui tue à petit feu toute volonté d'ailleurs… Mais est-ce une métaphore ou un effet de réel ? J'ai vu se dresser peu à peu un Camp généralisé étendu sur toute la planète. Un Camp livré au numérique, aux algorithmes, à la virtualisation du lien social… Et ce Camp-là se profile comme le Camp d'enfermement et d'extermination à petit feu. Les seules issues possibles viennent de l'intérieur, des trous que d'aucuns, résistants de la première heure, creusent sans cesse à plusieurs, pour respirer, puis se parler, chanter, danser, peindre, écrire, filmer… Résister à la novlangue de la Planète-Camp, qui associe le discours de la science et les lois du Marché, consiste à repérer pour chacun ces passages qui rendent la vie vivable.
la planète-camp
Note de Lecture Joseph ROUZEL, La planète-Camp. Psychanalyse de l’extermination, L’Harmattan, 2023.
Le dernier de Joseph Rouzel, La planète-Camp. Psychanalyse de l’extermination, est un livre de résistance, dans un monde sociétal devenu orwellien en quelques années sous la pression de l’idéologie néolibérale appuyée par l’outil numérique et ses algorithmes de la désolation. Ce dernier outil, au lieu d’aider l’homme à simplement se libérer de tâches ingrates et limitantes, s’avère d’une certaine manière, véritable outil de contrôle de la population, masse à asservir d’abord et plier à la novlangue imposée au service des intérêts financiers de ceux qui détiennent les entreprises privées, élargies au public, jusqu’aux institutions concernant les métiers qualifiés d’impossibles par Freud : gouverner, éduquer et soigner.
La plupart des institutions croulent sous une imposition bureaucratique et ubuesque de « bonnes pratiques » préfabriquées soumises aux impératifs de productivité et de rentabilité, ne laissant plus aucune place à l’invention et à la créativité. La formation et toute autre forme de lien social sont réduites à devenir objets du Marché. Il se produit un piratage des espaces de cerveau libre, une saturation des espaces de pensée et d’échanges par l’appareillage des corps réifiés aux outils de consommation, comme le dit Claude Allione, diffusant à l’échelle de la planète une véritable « perversion de la parole ». « L’homme est devenu la Chose de l’homme lui-même ; c’est le Camp généralisé », écrit Joseph Rouzel. Il s’agit d’une extermination du sujet humain dans sa dimension d’être parlant, pensant, divisé ; dans sa dimension d’échange avec l’autre et sa capacité de spiritualisation, selon le terme de Nietzsche, dans un mouvement d’élargissement, l’erweiterung freudien, de sa pensée. Une réduction de cet être parlant, pensant, le seul pourtant capable des plus hautes prouesses et réalisations pour le devenir de l’humanité.
Les questions éthiques, sociales et politiques relèvent de nos esprits, souligne Edgard Morin, ce que le cinéma rappelle aujourd’hui avec le film « Oppenheimer ». Les dégâts humains et collectifs s’en font déjà largement sentir dans la croissance accélérée des débordements de violences, actings-outs désespérés d’un humain en mal de parole vraie, dans l’incidence exponentielle du nombre de dépressions et de suicides, passages à l’acte retournés conte le sujet lui-même. Nos politiques ne réagissent qu’en serrant davantage la vis du contrôle et de la répression au lieu de réinjecter du vivant.
Deux autres écueils sont observés sous les formes du communautarisme revendicatif et de l’individualisme forcené, repliés sur des intérêts narcissiques et non plus des idéaux pouvant renforcer le vivre ensemble et la démocratie. « Le collectif n’est rien que le sujet de l’individuel » rappelait pourtant Lacan dans ses Écrits. Repenser les bases de la société dans un esprit d’humanité était déjà il y a quatre-vingt-dix ans le souci du philosophe Edmund Husserl dans sa Conférence de Vienne de 1935 au Kulturbund, « La crise de l’humanité européenne et la philosophie ».
Ce livre de Joseph Rouzel est adressé à tous les assoiffés de parole vraie, celle qui relance le désir et réorganise la pensée en lui offrant une ouverture, par des espaces proposés par ses rencontres et ses lectures avec ses compagnons de route et de pensée : le philosophe Dany-Robert Dufour, Jean-Pierre Lebrun, Pascal Quignard, l’éditeur Guillaume Nemer, Agnès Benedetti, Jean-Christophe Contini, Jacques Cabassut, Jean-Bernard Paturet, Daniel Zerbib et d’autres… Des traces écrites et déposées comme les cailloux blancs semés par le Petit Poucet pour retrouver sa route. C’est un travail qui défend la psychanalyse vraie, celle qui accueille le sujet de l’acte de parole dans son pouvoir de symbolisation, et œuvre à sa libération totale et non à son asservissement, dans une dimension inventive et poétique. La pensée vivante de grands penseurs se déplace aussi entre les lignes, Marx, Adorno, Morin, Sloterdijk, Freud et Lacan. Ce livre rejoint le travail des résistants de la première heure, Roland Gori, Charles Melman, Bernard Stiegle, Pierre Legendre, Sege Lesourd….Il est adressé à tous ceux qui veulent résister à la lamination imposée de l’humaine condition à remplacer par l’IA, les promesses de désincarnation du transhumanisme et les utopies du métavers (méta-univers), la dernière invention de la domination du Camp. C’est un travail dans lequel je m’inscris aussi depuis de nombreuses années dans mes écrits et mes engagements. La plus intéressante percée du XXIe siècle, face au grand défi mondial qui nous attend d’avoir à préserver, sauvegarder et approfondir la démocratie, pourrait advenir, non pas par la technologie, mais par l’approfondissement du sens de la notion d’humanité comme le proposait Husserl, et aussi du concept de ce que signifie l’être humain, ce que j’avançais dans mon livre La conscience de l’humain.
D’où l’importance de la rencontre, comme l’affirme Joseph Rouzel, dans le passage offert où le désir s’affirme et trouve son orientation. Né dans un Camp, le camp Marguerite à Rennes, dans un milieu qui ne l’y prédisposait pourtant pas, Joseph Rouzel témoigne dans son émouvant récit autobiographique, de la possibilité d’accomplir un très grand chemin en Humanité, dans un engagement humain et collectif sans faille. La logique du Camp, il la connaît et déconstruit pour nous ses ressorts insidieux déjà perçus il y a soixante ans par Lacan, de façon à laisser jaillir de l’ombre du Camp des puits de lumière de la création et des lieux de « passage du désir ». Ce n’est pas sans évoquer le travail du noir de Soulages aussi convoqué dans ce livre. Joseph Rouzel s’inscrit, comme sa grand-tante, Jeanne Couplan, résistante durant la Seconde Guerre mondiale et qui n’a pas eu cette chance de réalisation, la vie volée à 29 ans au camp de Ravensbrück par la violence nazie et la cupidité de la dénonciation, dans la résistance au XXI è siècle. Celle de se faire éclaireur lucide, frère en humanité, véritable passeur dans la transmission du vivant. Un compagnon de route irremplaçable.
Monique Lauret