Humus
Compte rendu du livre de Karima Lazali : « La parole oubliée » aux Editions Erès, collection « humus » Karima Lazali, psychologue clinicienne et psychanalyste, exerce à Paris depuis 2002 (en institution et en cabinet) et à Alger (en cabinet) depuis 2006. Cette double expérience et ces deux lieux traversent « la parole oubliée et en constituent une des richesses, l'autre étant l'originalité et la finesse de la réflexion qui en découle. Comme le souligne Jean Pierre Lebrun dans sa chaleureuse préface, Karima Lazali s'est confrontée à des situations cliniques « dans des milieux de grande précarité sociale et de misère psychologique et culturelle certaine qui l'ont amenée à penser les impasses de la subjectivation chez les enfants qui y vivaient. » Dès l'introduction elle s’inscrit dans une lignée Freudo-lacanienne en expliquant qu'elle va s’intéresser « à la manière dont va se produire la transmission du savoir inconscient vers le réel du corps » à travers quels tours et détours dans le trajet du parlant. ». Mais la véritable originalité de son travail ce sont les questions qu'elle développe, par exemple : « comment penser le potentiel politique de la parole et ses effets tant au un par un que dans le lieu social ? » La rencontre avec le psychanalyste souligne-t-elle ne suffit pas à engager une cure ni surtout à produire des effets sujets Les rencontres entre psychanalystes et psychanalysants « et ces heurts entre parole et politique soulèvent une question épineuse dans le psychisme singulier et dans le social, qui pourrait s'énoncer ainsi : comment maintenir ouverte la fêlure du parlant et résister à la soif de clôture et de suture ? » Le travail de Karima Lazali est précis, il se nourrit d'une large culture qui nous emmène de Georges Bataille à Lacan , Maurice Blanchot en passant par Frantz Fanon, Jacques Hassoun, Salwa Al Naimi et bien d'autres. Parmi les nombreux thèmes développés nous aimerions attirer l'attention du futur lecteur de cet ouvrage sur le chapitre intitulé : « Guerre civile et position (s) de l'étranger » qui traite de la cure « comme lieu où se déploie une épineuse problématique entre le sujet et l'État social ou politique » ; Cet article, paru en 2009, montre comment ce que d’aucuns appellent au Maghreb « la résistance à la psychanalyse » recouvre la crainte de l’émergence d'un sujet « libre » dans sa parole. On en arrive à une situation, écrit-elle, où « les praticiens à Alger ou à Paris, qui utilisent les arguments « culturels », participent à l'effacement du sujet et à la fabrication d'une « foule » au sein de laquelle règnent l'indistinction et la haine de l'altérité ». Le psychisme n'y est plus considéré comme tel dans sa singularité, mais modelé par la culture. À la suite de Freud qui avait écrit dans « Psychologie des foules et analyse du moi » que : « L'amour de soi ne trouve de limite que dans l'amour de l'étranger, l'amour envers les objets » Karima Lazali nous rappelle dans une tres fine analyse de la situation algérienne après la guerre civile que « la reconnaissance de l'autre dans son altérité épargne de la destruction hémorragique du semblable, processus hautement mélancolique. » Karima Lazali souligne avec Freud que « la modification de l'individu par et dans la foule permet d'entendre combien la psychanalyse est une menace pour un socius qui fonctionne sur le mode de la foule ». La foule prône l’homogène et va donc résister férocement aux processus de subjectivation. La foule est dans l'admiration d'elle-même : « Elle force les individus à s'identifier à ce qui fait trait, pour fabriquer du « même », bloquant en quelque sorte la mobilité des identifications partielles structurant le psychisme. » L'auteure s’intéresse ensuite à « la langue une » sur les ravages qu'elle provoque. Elle questionne la fonction à laquelle peut répondre le maintien d'un innommable qui brise la possibilité d'une identification à l'Autre et ce meurtre de l'autre en soi « laisse un gouffre qui recrache de manière hémorragique sa propre perte, détruisant la capacité politique de l'homme à savoir la possibilité de se situer quelque part dans le monde parmi d’autres dans un vivre ensemble ». Ce qui est en permanence interrogé dans les cures, est l'exclusion de la différence qui va se renverser facilement dans une exacerbation imaginaire des différences, celle-ci « indique une difficulté à se laisser traverser par l'altérité comme fait de structure. » Le propos suivant nous paraît résumer clairement un des axes de l'argumentation de l'auteur : « l'arabe classique a été désigné comme la langue du livre sacré, créant l'idéologie d'une origine unique, identifiable, et ce à partir d'une exclusion des langues. La sacralisation de la langue jusqu'à devenir langue cadavérisée s'est faite sur un renoncement à la langue maternelle, bain langagier du sujet, qui se trouve reléguée à une étrange place, puisque l'écriture et la parole se séparent, occasionnant chez le sujet parlant le fait qu'il ne puisse rencontrer dans sa parole la pensée véhiculée » L'auteure souligne très justement que le clivage dans la langue « empêche la langue de poursuivre son travail d'altération et de circulation de l'intime par l'extime, soit le champ politique ». La richesse de ce livre réside dans l'articulation d'une réflexion sur la pratique psychanalytique en Algérie et dans les institutions soignantes en France avec les champs du politique et du social. Est mise en valeur la tension permanente que cette articulation provoque : on est très loin du freudo-marxisme ou de l'ethno-psychiatrie, et plus encore d'un certain culturalisme ambiant : c'est bien des conditions d'émergence du sujet dans le socius dont il s'agit ici. L'auteure nous rappelle ce qui devrait être une évidence que « le psychisme singulier se construit à partir d'une inclusion de l'étranger et non d'une exclusion ». Le risque étant alors que la cure produise « un étrangement » qui, dans les situations où celui-ci est socialement banni, peut être source d'une profonde douleur. Cette réflexion pourrait donc être étendue plus généralement à toute pratique actuelle de la psychanalyse. Ce que tente Karima Lazali à partir de son expérience dans le champ du placement familial en explorant les figures de l' « essoufflement de la parole » chez les enfants de la carence. Cela pose, dit-elle, l'énigme du champ de la parole dans la mesure où celle-ci dévoile la distinction entre la transmission du symbolique et son efficacité. Sur ce thème elle note fort justement que « lorsque c'est la besogne du Symbolique qui est inactive, à défaut de passeur dans le lien social, cela induit qu'en lieu et place d'une continuité discontinue entre le Symbolique et le Réel, il se profile des blancs (qui font office de continuité). Une vacance qui se traduit par une carence de l'appareil langagier. » Il faudrait aussi mentionner d'autres textes passionnants qui constituent cet ouvrage : « L'adolescence de la fugue à l'errance » ou « Incessante discontinuité et lieu d'accueil » mais nous laisserons au lecteur le plaisir de les découvrir et de les faire travailler. À lire donc, absolument, mais en prenant son temps : ce livre en vaut la peine. Fréderic Rousseau

Préface de Jean-Pierre Lebrun
Postface de Nabile Farès

Selon quelles modalités s’effectue le nouage entre corps, parole et inconscient, dans la cure analytique, mais aussi dans le champ social ? Par quels tours et détours dans le trajet du parlêtre se produit la transmission du savoir inconscient vers le réel du corps ? Comment penser le potentiel politique de la parole et ses effets au un par un et dans le lien social ?

Pour répondre à ces questions, l’auteur visite l’envers du décor, à savoir les lieux de panne de la parole qui ouvrent à différentes formes de ravages, meurtres et autres destructions à l’échelle du psychisme singulier et du collectif. L’expérience de la psychanalyse en Algérie puis en France dans les différentes institutions et en cabinet conduit Karima Lazali à s’interroger sur les conditions politiques de l’exercice de la psychanalyse.

La fermeture actuelle des institutions soignantes et/ou éducatives au discours analytique et le peu de place existant dans le champ social pour la psychanalyse en Algérie ne peuvent que frapper la psychanalyse de clandestinité. Et pourtant, c’est dans cette ombre que la parole trace les sillons de l’altérité invitant analystes et analysants à arpenter les différents chemins de l’hétérogène et de l’histoire, de l’altérité, de la souffrance, de la douleur et de la nécessaire créativité.