Point hors ligne
Silvia Lippi, La décision du désir, Toulouse, érès, coll. « Point Hors Ligne », 2013. Dès ses premiers mots, l’ouvrage se situe dans les pas de Jacques Lacan : le désir est, comme dans le séminaire intitulé Le transfert, l’Éros de Platon - c’est dire s’il s’agit d’une affaire ardue. Le désir, dans Le banquet de Platon, est, selon Diotime, le résultat de la fécondation de Pénia, la déesse de la pauvreté par Poros, qui personnifie la ressource. Pénia, la pauvre, fut certes fécondée par Poros, le riche ; cependant, Poros, « alourdi par l’ivresse », s’était endormi et la manœuvre fut de Pénia. Le tableau est brossé. Le désir est un paradoxe, ou, plus exactement, la question du désir procède d’un certain nombre de paradoxes dont le moindre n’est pas que le désir soit toujours le désir de l’Autre. Par conséquent, un sujet qui réalise son désir, réalise celui de l’Autre. Et s’il résiste au désir de l’Autre, il ne réalise pas le sien - en réalité celui de l’Autre - et s’en sent coupable… Bien entendu, une issue existe : c’est la salutaire castration du sujet par le tiers paternel, soit le renoncement par le sujet à satisfaire le désir prescripteur et aliénant de l’instance maternelle. Variations sur le désir, ses impasses et ses joies, les pages de Silvia Lippi sont des voyages qui conduisent le lecteur, avec Roland Barthes, de la Chine d’antan, où un mandarin occupe ses nuits d’une singulière manière à la Flandre où la bienheureuse Hadewijch d’Anvers s’abîme, engloutie et perdue, dans la mine. Ce livre érudit constitue un éloge du désir et de la castration, moyen de la liberté. Castré, le sujet peut délaisser la jouissance morbide et décider, inconsciemment, de désirer les objets infinis du monde. Benoît Bruyère 105, rue de Rome 75017 Paris 01 42 67 16 96 bruyere_benoit@yahoo.fr ------- Note de lecture sur l'ouvrage de Silvia Lippi La décision du désir, Erès, coll. Point Hors ligne, 271 pages. Le dernier livre de Silvia Lippi La décision du désir s’atèle, au champ des frontières. Construit en trois parties, la première, « Désir fini, désir infini » vient annoncer la troisième « Désir et au-delà du désir », et ensemble, avec leur jeu de miroir, elles se proposent comme frontières, comme limites, voire comme crêtes, mais incertaines, mouvantes, d’un centre : « La douloureuse dialectique de l’objet », partie centrale de l’ouvrage. La table des matières énonce clairement par ce biais le statut si hautement complexe du désir et vient ainsi faire écho au titre où le désir est ravalé au rang de mot-complément pour laisser la place (sa place) de mot-sujet à la décision. Mais, comme le montre l’auteur dans son avant-propos, c’est une manière pour souligner que le désir (Eros) n’est pas premier : il est second, car il est fils, engendré comme il est par l’union de Poros et Pénia. Poros « l’issue, la ressource, le stratagème qui permet de sortir de l’impasse » (p. 11) ; Pénia, la pauvreté, qui « n’a rien à donner sinon son manque » (p. 12). Manque et énergie se cristallisent en Éros. Et le désir, avec ses apories, prend naissance. De second, il devient premier. Mais ses origines sont là, avec toutes leurs ambiguïtés : « tous les caractères que le mythe attribue à Poros, appartiennent en fait à Pénia et réciproquement » (p. 13). Dès lors le désir se pose comme une entité hétéroclite aux frontières imprécises et au tracé incertain. Si, par le choix de son titre, Silvia Lippi suggère le statut ambigu, et encore une fois second, du désir en le ravalant à complément du mot décision, il est important de relever aussi qu’il y aurait eu une autre option, tout à fait similaire, et que l’auteur n’en a rien fait. De prime abord, en effet, quelle différence entre « La Décision du désir » et éventuellement « Le Choix du désir » ? De manière très rigoureuse les deux termes n’ont pas été assimilés. Car, si dans le choix tout autant que dans la décision, c’est la séparation qui est propulsée sur le devant de la scène, dans le choix on ne choisit que entre deux choses qu’on a déjà, ou qui sont disponibles ; dans la décision, en revanche, on décide entre deux possibilité qu’on n’a pas. Pas encore. Jamais tout-à-fait. La décision se situe inexorablement du côté du manque. C’est à ce niveau de manque, c’est sur cette base de vide que décision et désir instaurent un véritable rapport dialectique analysé dans le détail par S. Lippi. En effet, si on fait référence à l’étymologie, le mot décision vient du verbe latin decido à son tour composé de de et caedo, à savoir trancher (p . 37). Trancher, couper, diviser : la séparation est bien représentée, la division du sujet aussi. Car il ne s’agit bien évidemment pas d’entendre ici le mot décision comme un acte volontaire et conscient : « la décision du désir n’est pas gouvernée par le sujet de l’intentionnalité, elle n’est pas dirigée par la conscience » (p. 33). D’ailleurs, « le désir est intervalle », une « béance entre l’articulation de la parole et l’être du sujet, entre tout ce que les mots peuvent dire et ce qui ne peut pas être dit » (p. 91). Une béance qui sépare et uni. Une limite. Une frontière. La décision du désir instaure le désir comme moment de crise - du grec krino qui, à l’instar de decido, signifie également trancher - toujours sur fond d’indispensable séparation. En effet, le champ sémantique occupé par la décision est très vaste. La cohésion entre la décision du désir et la crise ne surprend pourtant pas spécialement si l’on se souvient du rapport historique qu’entretiennent, dans la médecine antique, les termes de crise et de jugement, où, pour ce qui est de ce dernier, il s’agit encore une fois de trancher. Hippocrate d’abord et Galien ensuite, font dériver la première du second. Métaphore de ce qui se produisait au tribunal avec le jugement, la crise, moment paroxystique du patient, indiquait le point précis où se produisait le changement : le passage indiscutable vers la guérison ou vers la mort. La décision, quand elle concerne le désir, est bien en effet, à l’instar de la crise, ce point de bascule en l’être entre une jouissance mortifère et une dynamique puissante non dépourvue de contraintes. Silvia Lippi, par le choix de son titre, place ouvertement le désir du côté de l’éthique : le désir est Éthique parce que acte. Tout action n’est pas acte de même que la passion n’est pas désir, mais le désir, oui, est un acte. Il a la force de la liberté car il s’adresse à l’ouvert. En ce sens il « s’oppose au besoin, qui est comblé par l’objet et cesse avec la satisfaction », « le désir persiste » en effet « au-delà de la satisfaction » (p. 48) et « quelque chose ne se satisfait pas avec la satisfaction : il y a un manque, qui se montre d’autant plus que le désir est satisfait » (p. 105). C’est par là-même, grâce à cette infinitude, qu’il rejoint sa position d’éthique : l’ouvert a pris la place de la contingence. Il s’agit ici plutôt de l’ouvert de Heidegger que celui de Rilke, comme le souligne Silvia Lippi, qui précise : « il faut une limite à l’ouvert pour qu’il puisse s’ouvrir. On rencontre l’infini seulement s’il y a le fini, autrement dit quelque chose qui limite, pour qu’on puisse aller ailleurs » (p. 50). Une illustration très parlante de ce propos nous vient d’Heidegger lui-même lorsque, dans son cours de 1928, il analyse le mot grec horizon, notre horizon, cette ligne ou cercle qui borne la vue. Ce mot, qui évoque généralement une vaste étendue, tend à nous faire oublier son sens premier, qui apparaît de manière particulièrement nette au niveau de son verbe, horizein, où toutes les significations tournent autour de la limite : subie, imposée, interne, externe, etc. L’horizon, cet espace par conséquent si clairement délimité, est pourtant bien ce qui rapproche le plus l’homme de l’immensité. Appliquée au désir, l’analyse du mot horizon permet de mieux comprendre « comment le désir, en tant que limite, peut-être en même temps, illimité » (p. 75). Le désir est donc consubstantiel de la limite, de la frontière, du bord. C’est le cas des objets partiels, objets de la pulsion dont « l’objet a possède la même structure » (p. 150), et qui, comme le dit Lacan cité par l’auteur sont « le fait d’une coupure qui trouve faveur du trait anatomique d’une marge ou d’un bord : lèvres […], anus, sillon pénien, vagin, fente palpébrale, voire cornet de l’oreille » (Id.) De même, le désir fait barrage, s’érige en frontière, à la jouissance, il est extime. Extime, ce néologisme inventé par Lacan « pour définir l’objet a : le plus étranger, le plus inquiétant et ce qu’il y a de plus intime pour chacun… la cause de son désir » (p. 137). Extime : conjonction de l’intime et d’une extériorité radicale qui détermine une structure de bord dans le champ de l’Autre. Le désir fait corps/bord avec le fantasme. Le poinçon du mathème « $ <> a » a fonction de cadre, de bord, car tout en faisant corps avec le fantasme, le désir en est « protégé [...], c’est à dire barré par la castration », en opposition à un désir pur, qui comme celui d’Antigone est un « désir intransigeant, absolu qui l’amènera à la mort » (pp. 216-217) et au travers duquel nous retrouvons la jouissance du désir illimité. Car « le désir qui se supporte du fantasme est un désir ‘limité’, borné, qui s’oppose à la Loi de la jouissance infinie » (Id.). Frontière. Il est ainsi tentant de s’interroger sur la culpabilité engendrée par le fait d’avoir « cédé sur son désir », alors qu’il s’agirait en apparence, pour ce qui est du désir, de si peu de chose, d’un infime désir limité, borné, cadré par un fantasme qui, avec son scénario imaginaire et sa fonction illusoire, ne ferait que nous ramener à la confusion entre désir et besoin. Mais ce n’est pas aussi simple. Le bord, la limite, protègent le désir, dont le fondement à l’origine est « incestueux et destructeur » (p. 218), et le sépare de cette « grande Loi qui ordonne la jouissance et donne une mesure incommensurable, infinie au désir » (p. 220). En même temps, comme le rappelle Silvia Lippi, le désir, pour Lacan est tout aussi bien soumis à la grande Loi qu’à la petite loi « qui refuse la jouissance et qui bloque le désir » (Id.). C’est à partir de là que la décision du désir prend tout son envol, un envol certes vers l’incomplétude, « un renoncement à la jouissance » mais envol vers « l’acte du désir, [vers le] désir comme acte du sujet » (p. 264). Un acte qui consent à modifier la jouissance et à « la rendre, par voie détournée – et non forcément symptomatique –, possible » (p. 258). « Dès que l’homme pense, il désire », écrit Giacomo Leopardi dans son Zibaldone (1817-32), suggérant ainsi et le rôle fondamental du désir et sa place seconde, la jouissance précédant le désir dans l’avant de la pensée. C’est la place métonymique qui est celle du désir. Cette place seconde du désir ne va pas à l’encontre de la pensée spinosiste sur laquelle Silvia Lippi se penche dans la conclusion de son livre. Car Spinoza, pour qui « l’essence de l’homme est le désir », parle justement de l’homme et non de l’infans. Si le désir est un acte, il est, en tant que acte, « ‘augmentation de la puissance d’agir’, ‘perfection plus grande’ autrement dit joie » (p. 265). Joie car « la puissance n’est pas le pouvoir : elle permet au sujet de se confronter au manque, sans vouloir le combler ». Joie et puissance qui sont bien celles d’Eros, le fils de Poros et Pénia, dont « la puissance fait du manque une force, une ouverture […] capable d’accueillir l’attente, […] et – comme le dit André Breton – c’est l’attente qui est magnifique » (p. 267).

Le sujet « s’appréhende », comme dit Lacan, à partir des manifestations de son désir inconscient, et il en assume les conséquences, à travers son dire et ses actes. Il s’active, s’autorise, supporte, devient responsable de son désir. Il s’agit d’une responsabilité éthique conjointe à une décision, la décision du désir. Décision qui n’a rien à voir avec un choix conscient, la maîtrise, la possession de soi, la volonté.

Il y a une aporie dans le désir, due à la conjonction entre la responsabilité éthique du sujet et sa propre perte. Car c’est seulement à partir d’une dépossession – de soi, de l’Autre –, d’une absence d’auto-détermination, que le sujet décide de son désir. Mais comment décider de ce qui nous dépasse, autrement dit, assumer ce qui nous oriente à notre insu ? Et comment passe-t-on d’un désir pris dans le symptôme et dans la compulsion de répétition, à la décision du désir ?

Silvia Lippi analyse les paradoxes du désir, d’un désir enraciné dans l’inconscient, à partir de l’apport de Lacan à cette notion psychanalytique, dans une lecture croisée avec écrivains, poètes, peintres et philosophes.