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Monographie clinique
Extraviada : égarée A propos de « Je l’ai tué, dit-elle, c’est mon père » de Raquel Capurro et Diego Nin Traduction de Françoise Ben Kemoun Envoi de Christine Angot Monographie Clinique/EPEL 2005 Prado de Oliveira C’est une jolie maison, remplie de plantes vertes, dans une rue calme, encore un peu éloignée du centre, à Montevideo. Le cartier n’est pas encore urbanisé, voire il est loin de l’être. Quelques voisins, beaucoup d’oiseaux au printemps et en été, des saisons très européennes. L’Uruguay a été longtemps considéré comme une sorte de Suisse latino-américaine. Je reprends le quatrième de couverture. C’est l’été dans l’hémisphère sud, décembre 1935. Un coup de pistolet secoue la ville : Iris, jeune et brillante étudiante, tue son père, Lumen Cabezudo. Raimunda Spósito, sa mère, soutient sa fille. La version maternelle des événements est largement accueillie. La fille se fait écho de sa mère. Un père tyran, menaçant, violent, sadique, largement incestuel, sinon incestueux, bizarre de tout point de vue. Une mère victime. Des petits enfants accablés. La fille ainée délivre la famille de ce monstre. Elle dit simplement : « Je l’ai tué. C’était mon père. » Une chose justifie l’autre. Lumen Cabezudo. Lumen Cabezón. Lumière têtue. Feu têtu. Un nom à paranoïaque. La remarque a été faite : très souvent dans les psychoses, un nom, signifiant particulier, qui ne devrait avoir d’autre signifié qu’un sujet, échappe à cette règle, colle au monde des signifiés. Les choses n’y sont pas encore. Pour l’instant, c’est un non-lieu. Iris a tué sous la menace de la folie meurtrière de son père. Cela couvait depuis longtemps. Lorsqu’il y avait des crimes, où un homme tuait une femme, Lumen les commentait en famille, avec des remarques sympathiques au sujet des meurtriers. Au moment du crime, il s’était emporté. Il avait juré qu’il allait tuer Raimunda, tuer toute sa famille. Il était parti chercher une arme, il était revenu, il était agité. Libérée après une année de prison, Iris revient dans sa famille, reprend ses études, les termine, devient institutrice. Sa photo fait penser à une fille ce caractère ferme, entier, décidé. L’enfer familial néanmoins ne prend pas fin avec la disparition du père. Au contraire. Raimunda multiplie les reproches à l’égard du mort. Octave Mannoni a signalé ces querelles qui se poursuivent au-delà de la mort. Freud a oublié les paranoïaques quérulents, ceux qui éprouvent un impératif passionné de discuter, de débattre, d’accuser, de se défendre. Les psychanalystes aussi les ont oubliés. Et pour cause. Iris découvre : mais c’est sa mère qui est folle ! En décembre 1956, 21 ans après le meurtre de son père, elle demande une expertise de sa mère. Ce qui l’amène, elle, la libératrice, à l’hôpital psychiatrique. Les réactions des psychiatres lui étaient imprévisibles. Elle essaie de s’en explique par écrit. Elle est libérée de l’hôpital, mais à deux conditions : quitter la maison familiale et accepter sa mise à la retraite. Elle devient vagabonde, presque sans aucun appui. La querelle ne se réduit plus au giron familial. Elle s’étend. Iris critique l’enseignement national, les dangers liés à l’intrusion des catholiques dans l’école laïque, elle se méfie de ceux, rarissimes, qui l’accueillent encore. Elle aurait été en Uruguay ce qu’ont été en France les sœurs Papin. Mais pourquoi comparer ? Car ces sœurs n’avaient pas le talent littéraire d’Iris, ni ont-elles eu des carrières d’enseignantes, leur affaire a concerné plutôt le meurtre de la mère, en premier lieu, leur patron ne se promenait pas dénudé dans la maison. La comparaison ici cacherait l’aveu de l’ignorance française, mais il est inutile d’insister encore sur l’aveuglement hexagonal sur ce qui se passe dans le reste du monde. Dommage que les psychanalystes français n’aient pas connu l’histoire de la famille Cabezudo dès ce crime. Autant de raisons d’être reconnaissants envers ce que ces traducteurs apportent, et envers Christine Angot. Il y a sans doute de bonne raisons pour un changement de titre. En espagnol – et il est inutile de préciser uruguayen ou argentin -, le titre de ce livre est d’une remarquable économie. Thrift, Horatio, thrift ! – rappelait Freud. Extraviada : égarée. C’est un de sens possibles de la folie ou de la paranoïa ou de la paraphrénie. Les sens des mots ont été oubliés. Je quitte le quatrième de couverture de ce livre si riche. Je viens au sens des mots. Les mots de paranoïa ou de paraphrénie ont été appropriés par la psychiatrie comme des nouveaux riches essayent de s’attribuer des ancêtres illustres. Les psychanalystes les ont repris pour se donner des airs de psychiatres. La psychiatrie ou la nosographie, la clinique supposée différentielle, maladies infantiles de la psychanalyse. La nosographie est aussi utile à la psychanalyse que l’astrologie à l’astronomie. Paraphrénie est un mot employé par Hérodote. Cela ne veut rien dire d’autre que « à coté de ses esprits ». Paranoïa est un mot utilisé par Eschyle et par Euripide. Œdipe et Jocaste sont paranoïaques du fait de leur union. Oreste est paranoïaque du fait du meurtre de sa mère, Clytemnestre. Ils sont « à côté de leurs connaissances ». D’ailleurs, ils seront pardonnés. Hippocrate a volé ce mot aux poètes. Il en a fait une affaire de rougeurs de gorges qui s’étendent vers l’intérieur du corps. Il n’est pas tellement question ici d’une quelconque dualité entre l’esprit et le corps. Il est plutôt question de la création par la médecine naissante d’une pseudo réalité pour cacher son ignorance foncière d’une parole qui circulait et s’envolait dans le domaine des commémorations liées à la tragédie. Platon et Aristote aussi utilisent le mot de paranoïa. Sont paranoïaques parents et enfants qui ont des mauvaises relations, surtout quand les parents sont âgés et que les enfants veulent s’approprier de leur héritage. Sont paranoïaques ceux qui se révoltent contre les traditions. Ainsi, par un curieux tournant des choses, Platon considère paranoïaques ceux qui ne croient pas à la vie après la mort et ceux qui ne croient pas à l’intervention des morts dans les affaires courantes des vivants. Ses raisons sont simples : la tradition, le fait que ce sont des croyances bien établies, que de tout temps, selon lui, les hommes ont cru à cela. Paraphrénie est même un mot léger par rapport à paranoïa, et les deux par rapport à la manie ou à la fureur, mots qui désignent la folie parmi les grecs anciens. Paraphrénie veut dire simplement égaré, mais pas très loin. L’esprit y est encore. Paranoïa était un mot populaire en Allemagne. Vers 1a deuxième moitié du 19ème siècle les aliénistes ont voulu lui donner une dimension scientifique. Ziehen l’utilise pour dire la folie. Kræpelin a voulu créer des catégories bien définies. Il utilise paraphrénie pour dire ce qui deviendra avec Bleuler, d’abord, Melanie Klein ensuite, la schizophrénie paranoïaque ou paranoïde. C’est le pain quotidien de ceux qui travaillent auprès des fous. Rien de plus commun que la paraphrénie, ou la schizophrénie paranoïaque, dans le royaume des hôpitaux psychiatriques ou autres centres de soin. Iris Cabezudo aurait commencé paranoïaque, autant qu’Œdipe ou Oreste. Elle a évolué vers la paraphrénie, au sens de Kræpelin. Iris n’est pas Schreber. Le paranoïaque peut tuer, tue souvent. Ce geste, pour le paraphrénique, est bien plus rare. En tout cas : il y a en un qui se heurterait à la loi de la cité ; il y en a l’autre qui la défendrait. Ce ne sont pas les mêmes. Ou bien, si, mais à différents moments de leur existence. Rarement au même instant, même si cela peut exister. C’est là, alors, une forme de perversion, la perversité. Mais il y a un point commun entre Iris, la têtue, et Schreber. Tous les deux sont issus de nids de paranoïa. Inutile de reprendre ici la remarquable histoire de la famille Schreber, depuis un ancêtre curé et auteur de nouvelles grivoises, jusqu’à un père fou de gymnastique et une mère dont l’esprit était rempli bien plus qu’il ne le fallait de culture, selon les mots du Président lui-même, qui ne manquait pas d’esprit critique . Et Iris, cette histoire à rebondissements qui nous garde en haleine, égarée. Il faut la lire, pour comprendre la fabrique de la folie. Ce livre présente les articles de presse, les textes d’Iris, les déclarations de sa mère et de son frère, les témoignages, les dépositions, les jugements, les expertises médicales, les archives, la lutte de ses collègues de classe pour délivrer la soutenir, les pièces culturelles, poèmes ou romans, qui marquaient l’époque, les dossiers de l’Éducation nationale, où Iris a travaillé, les souvenirs de ceux qui l’ont connu à la fin de sa vie, tout cela remarquablement réuni et commenté par Raquel Capurro et Diego Nin. Voilà Iris qui marche dans les rues de Montevideo, d’un pas rapide et ferme, été comme hiver, très sobrement habillée, vers l’école où elle fait ses études, puis, passionnée vers son travail, des années plus tard, chancelante, habillée en loques, mais toujours propre, trainant avec elle ces sacs indescriptibles que les fous traînent avec eux souvent, témoins d’une sorte de carapace. Et notre désespoir : voilà l’humanité. Un jour, elle a été une brillante étudiante. Plus qu’un exposé de cas, magnifique, c’est un roman, qu’organisent Capurro et Nin, au sens où le voulait Freud de ses « comptes de Noël » ou « fantaisie d’un printemps » à travers lesquels la métapsychologie devient vivante. Nid de paranoïaques Lumen, le père d’Iris, est un illuminé. En Uruguay, en 1930, il croit déjà à des spiritualités bouddhiques et au naturisme, qu’il pratique à la maison et qu’il impose à ses enfants. Il abuse d’une de ses filles et pourquoi n’aurait-il pas abusé d’Iris au-delà de l’imposition du naturisme. Il lit de revues pornographiques, qu’il laisse traîner ici et là, à la portée des enfants. C’est un pervers. La perversion dans la paranoïa, au-delà de la perversité, porte des traits particuliers. Elle correspond à un souci de convaincre l’autre de conduire sa vie selon les critères du paranoïaque et non pas selon ses critères propres. La perversion paranoïaque correspond à la tentative de la maîtrise de la vie d’autrui, ou de situations qui concernent autrui, sans aucun souci à son égard. Meurtre d’âme . Schreber s’impose en tant que femme à sa propre femme. Sa paranoïa a évolué vers la paraphrénie. Lumen s’impose nu dans la vie quotidienne de la maisonnée. Il s’allonge nu dans un hamac pendu à l’arrière-fond de la maison pour lire son journal. Au travail, ses relations sont marquées du sceau de la perversité. Il essaye de nuire à ses collègues et à se mettre en valeur, il s’en vante à la maison, auprès de sa femme et de ses enfants, sans aucun scrupule. Aujourd’hui, c’est une pathologie devenue courante : nuire à son prochain avec amitié et bonnes intentions . Surtout ne pas s’en excuser. Les excuses témoigneraient d’une certaine reconnaissance. À exclure. Dans son couple, Lumen impose des dessins et des revues pornographiques à sa femme. Il exige d’elle des choses qu’elle considère inadmissibles. Il les lui impose de manière sadique. Il la bat, violemment, sauvagement, il lui fend le cuir chevelu en lui cassant sur la tête des cendriers ou ce qu’il trouve à sa portée. Elle doit feindre avoir tombé du escalier. Il est même incroyable qu’elle ait survécu. Ou, alors, les masochistes paranoïdes ont des remarquables ressources physiques. Car Raimunda est aussi très particulière. Elle était venue faire des études en Europe, ce qui la rehaussait parmi les femmes de sa génération. Un brillant avenir lui était réservé, tout comme, plus tard, aussi à sa fille. La veille de son départ, ou le jour même, Lumen fait sa connaissance lors d’une conférence au sujet de thèmes ésotériques. Il la veut comme épouse. Elle se refuse. Il lui promet d’attendre des années, s’il le faut, et, en effet, il attendra. Elle le décourage. À son retour de voyage, elle change d’avis. Mais quelle folie a donc saisi cette femme ? Que n’a-t-elle pas vu l’éclat du regard de Lumen, son agitation, sa nervosité ? Pour lui, elle abandonne tout ce à quoi elle est promise. Mais elle reste sa supérieure intellectuelle et culturelle. Et elle le fait savoir. Elle le provoque même, armé de cet outil. Et, lui, il le reconnaît. Il l’admire à l’extrême. S’ils ne partagent pas grand-chose, ils partagent au moins leurs croyances bouddhiques. Et la violence. Il la bat, elle l’accuse, elle crie, elle le dénigre. Notre culture a pris Sacher-Masoch comme le porte étendard du masochisme. Peut-être. Mais la lecture attentive de La Venus à la Fourrure montre que l’histoire de ses souffrances entre les mains de Wanda est en vérité un apologue qui doit servir à justifier la domination complète des femmes par les hommes. C’est ça le masochisme paranoïaque : la souffrance physique de l’un lui sert à justifier la torture morale qu’il inflige à l’autre et, quand le premier passe au terrain de l’imposition d’une souffrance morale, le second imposera une souffrance physique. Dans la dynamique propre au masochisme paranoïaque, la femme qui souffre est idolâtrée et l’homme qui bat est amoindri. Le véritable masochisme est plutôt celui de Wälser et de L’Institut Benjamenta. Wälser, tête à claque, qui n’est en rien valorisé et s’achemine doucement, mais sûrement, vers sa folie. Le pur masochisme, si cela existe, correspond à une souffrance en silence. Le masochisme hystérique correspond à une souffrance scandaleuse. Le masochisme paranoïde correspond à une souffrance induite accompagné d’accusations. La douleur normale exige une fuite ou une protection, mais exclue sa perpétuation. Raimunda, en vérité, ne fait rien pour se protéger ou pour protéger ses enfants. Quant à la fuite, si elle y songe un moment, elle se fie à une sorte de tribunal familial séquentiel. Elle exhibe sa souffrance aux rares familiers qui viennent les visiter. D’ailleurs, l’isolement de cette famille Cabezudo est remarquable. Pas un homme pour défendre Raimunda, pas une femme pour la conseiller. Pas une femme pour discuter avec Lumen, pas un homme pour le corriger ! L’isolement est, lui-même, signe pathologique. Le masochisme de Lumen le mène à chercher la mort. C’est lui qui amène à la maison l’arme qui servira à le tuer. Et il l’oublie. Il la laisse à sa femme, qui la cache. Et qui fait de leur fille, Iris, la dépositaire du secret de la cache de cette arme. Iris Pas un sourire. Pas le temps de rire. Que de la passion ! Que son ambition pure et réformatrice, toute tendue vers le salut, des siens, d’abord, des étudiants ensuite. « Depuis mes plus lointains souvenirs, depuis que j’étais enfant, nous vivions à la maison dans la sensation d’une profonde crainte que nous inspirait notre père. Dernièrement, ce sentiment s’est transformé en terreur qu’il continuait à nous inspirer. Je n’ai jamais connu la chaleur ni la douceur, ni le refuge moral que procure un foyer. Et je dis que cela est en relation et est la conséquence de la conduite et de la façon d’être de mon père, alors qu’au contraire ma mère est une sainte que j’adore. » Iris Cabezudo, le 12 décembre 1935. Mais d’où tenait-elle que les foyers ne s’éteignent jamais ? « Je n’avais pas de haine envers lui. Absolument pas. Quand je voyais les regards, de haine parfois, de convoitise, d’autres regards encore, avec lesquels il regardait maman, cela m’agaçait beaucoup, me fâchait et avec raison (n’importe quelle personne droite qui aurait assisté aux scènes qui se déroulaient à la maison se serait indignée) ; mais quand je le voyais fatigué, ou soucieux ou quand il était distrait sans penser à des mauvaises choses, il me faisait pitié parce qu’on voyait que c’était une personne sans valeur propre : il était mauvais oui, très mauvais ; mais il était mauvais pour cela même, parce qu’il n’avait pas de valeur positive, il n’avait pas de raison de vivre, et il s’était proposé de s’élever (grâce à ce que les autres possédaient), spécialement avec ce qui était le fruit du travail, de l’intelligence et de l’abnégation de maman, de maman qui était la personne qu’il tenait en son pouvoir, enchaînée. » Iris, le 16-17 décembre 1935. La voilà suspendue au regard de son père, s’abreuvant de sa haine, de sa fatigue, de ses soucis, de son manque de valeur, devinant ses pensées. Et pourquoi sa mère était « enchaînée » ? Pour trois raisons : elle, qui avait étudié en Europe et appris tant de bonnes et belles choses ne pouvait se résigner à voir sa maison s’effondrer ; ensuite, pour que ses enfants ne connaissent pas la souillure de cet effondrement ; enfin, parce que si Lumen pouvait comprendre qu’elle avait triomphé, il la tuerait. C’est la trilogie paranoïaque : la mégalomanie liée à la souillure, le meurtre. Iris ne comprend pas que sa mère introduit le meurtre tout autant que son père. Quant à l’effondrement, il s’agît plutôt de ne pas le reconnaître, de ne pas se rendre à l’évidence, de prétendre rester sourde au-delà des cris et des injures. Cela aurait complété le tableau : son quatrième bord. Mais il y a les rebondissements : « Ce fut alors que (peut-être en 1944), avec l’appui total de mon frère cadet Lumen (qui, si c’était cette année-là, avait 16 ans), je lui demandai à grands cris (car c’était la seule façon de parler que maman entendait) qu’elle ne me parle plus de papa, qu’elle n’avait pas le droit de le faire, que ça me rendait neurveuse, qu’elle gâchait notre vie… « À partir de ce moment maman commença à me regarder avec méfiance, et quelques mois passèrent… le thème revint. Avec la même impétuosité, en l’évoquant de manière identique quelle qu’en soit la raison, avec la même absence totale de respect pour nos vies (celle de ses enfants) nous qui luttions pour nous libérer de la crainte, et être normaux, et être heureux. « Et c’est ainsi que j’en arrivais à la conclusion (pour moi déconcertante) que la haine de ma mère pour mon père est inextinguible : elle ne s’est éteinte ni avec sa mort, ni avec son discrédit (devenu presque total). Elle le hait aujourd’hui avec la même fureur qu’en 1935. Elle n’oublie à aucun moment de vilipender le père… » Iris, 1957. Elle a l’intuition de quelque chose qu’elle ne peut pas comprendre pleinement, qu’elle ne peut pas abréagir, comme elle écrit. C’est qu’avant d’être haine envers son père, et même envers ses enfants, c’est du pur jaillissement de haine, sans objet, vers ce que l’on pourrait considérer comme la pulsion de mort. Certes, cette haine probablement existait aussi chez Lumen. Ce couple s’était formé dans la haine, uni par la haine, enfanté dans la haine. « La haine précède l’amour », écrit Freud. La voilà dévoilée. Pourtant, Iris le lit et elle ne veut pas le comprendre. Elle l’accuse de simplisme. Elle tient à la force de l’amour. Elle ne peut pas comprendre que l’amour tout-puissant se transforme en haine, ou, plutôt, redevient de la haine. Lumen, le petit frère, veut aller au bal. Sa mère veut le lui interdire. « Regarde, tu as besoin de toujours persécuter quelqu’un : d’abord papa que tu persécutais et harcelais sans nécessité, exagérant les choses, et ensuite Ariel “qui ne te laissait pas vivre” et je t’ai crue, mais maintenant c’est terminé, tu ne vas pas persécuter Lumen. Lumen n’est pas ton mari qui te surveille et t’enferme, ce n’est pas Ariel qui te critique, Lumen est bon, il est joyeux, il est sain, il est beau, c’est un très bon étudiant, tout le monde l’apprécie, il n’a pas de vices ni de mauvaises tendances, tout le monde l’aime… (…) Tu vas laisser Lumen en paix. Si tu ne voulais pas avoir d’enfants qui ressemblent à papa, tu n’aurais pas dû te marier avec lui. (…) Qu’il aille au bal, qu’il ait une fiancée et qu’il se marie ! » - se souvient Iris. « Maman ne me répondit rien, mais depuis ce jour elle tourna contre moi toute sa rancœur. Ce jour-là je forgeais ma destruction… à coup sûr ? » - souligne Iris. Elle venait de voir un film dont le titre était La haine qui fut l’amour. Ce film l’avait beaucoup troublé. Elle ne parvenait pas à comprendre ce mélange. Mais, dans son discours à sa mère, dont elle découvre la paranoïa, des enfants qui ressemblent à papa ? Comment le comprendre : la description qu’elle donne de son petit frère Lumen est celle d’une ressemblance à son père ? D’un père d’autrefois, d’un père aimé, joyeux, bon, sain ? D’un père d’avant d’être pris dans le discours de la mère ? D’un père d’avant d’être devenu violent, méchant, mauvais ? Les choses se confondent dans l’esprit d’Iris. Les odeurs apparaissent. Impossible de savoir si ce sont des hallucinations ou la description des faits perçus. D’ailleurs, quelle importance. Le meurtre du canari, oiseau de discorde final entre ces deux femmes, précipite Iris dans une autre dimension et du meurtre et de la folie. Iris marchait dans la rue avec des jupes plissées, un grand sac dans lequel elle portait ses papiers – tout ce qu’elle écrivait – et une tresse dans le dos. Cette tresse, elle la gardait depuis son plus jeune âge. Peut-être le sac aussi, autrement, comme un cartable, par exemple. La chambre où Iris finit ses jours : tout y faisait peur. Partout, des piles de journaux, des marmites… de tout. Rideau. Remarques Toute traduction a ses problèmes : peut-être diktat rend mieux la pensée du traducteur, mais cela fait perdre la banalité, le caractère quotidien pour une écolière de dictée, dictado. Un certain nombre de choix douteux existent dans cette traduction. Une traduction est déjà une interprétation. L’essentiel est le résultat du travail accompli, son effort et sa délicatesse, pleinement présents ici sous la plume de Françoise Ben Kemoun. Il y a aussi des questions de fond, psychanalytiques, qui méritent recherche, débat, réflexion, et que, à mon avis, Raquel Capurro et Diego Nin abordent avec une certaine légèreté. Au sujet du psychiatre d’Iris, ces auteurs écrivent : « L’obstacle qu’il rencontre n’est pas éloigné de celui que suggère Freud dans le traitement de la psychose, en déclarant que la psychanalyse est impossible pour un psychotique parce que celui-ci n’entre pas dans le transfert. Il faudra attendre l’avancé proposée par Lacan pour reconsidérer la théorie freudienne du transfert et du narcissisme, et situer l’expérience particulière du transfert psychotique » (p. 337). Entrons-nous en religion ? Oublions-nous l’histoire de la psychanalyse ? D’abord, « l’impossibilité » attribuée à Freud n’est nullement attestée dans le texte freudien. La plupart des cas exposés dans les Études sur l’hystérie connaissent une évolution rapidement psychotique, ce qui n’empêche pas Freud de les traiter. Les considérations sur le transfert ne sont pas absentes des études freudiennes sur le président Schreber. Freud ne nie pas, mais au contraire salue, les avancées de Karl Abraham sur les psychoses maniaco-dépressives. Bien avant Lacan, Melanie Klein propose une théorie précise du transfert psychotique . Telle ou telle remarque de Freud sur ses difficultés avec les psychotiques mériterait d’être située avec précision. Ou bien : « En 1955, Lacan donne au délire le statut de phénomène élémentaire en soulignant qu’“il s’agit toujours de la même structure, comme on peut le voir dans une plante soit que l’on examine celle-ci en totalité soit que l’on considère seulement la feuille. Le délire ne se déduit pas (des phénomènes élémentaires) mais reproduit leur force constitutive ; il est lui aussi phénomène élémentaire. » Et les auteurs concluent, plus prudents : « Selon ce point de vue, l’absence de délire en relation avec l’acte d’Iris ne disqualifie pas cet acte comme acte paranoïaque… » (p. 355). Encore faut-il questionner Lacan, le faire travailler, plutôt que de le prendre comme parole d’évangile. Est-ce que le fait que le délire reproduirait, car il est difficile de savoir s’il le fait vraiment, la force constitutive du phénomène élémentaire suffit à le qualifier en tant que tel ? Souvent l’attention aux structures fait oublier l’attention à l’histoire, c'est-à-dire, à ce que dans la théorie comme dans le cas clinique est de l’ordre d’une dynamique. Je ne pense pas que Freud reprenne à son compte les thèses d’un Bleuler au sujet des phénomènes élémentaires dans les psychoses. En revanche, Freud avance une thèse qui implique à coup sûr une dynamique, une économie et une topique, soit ce qu’il nomme comme condition essentielle de toute démarche psychanalytique : une métapsychologie. Cette thèse est celle de refoulement et du retour du refoulé. Il discute avec Ferenczi au sujet de leur articulation. Freud se pose la question de savoir si refoulement et retour du refoulé se déroulent empruntent les mêmes voies, avec la même violence dira Lacan. Et Freud répond que non . Nous ne pourrons jamais savoir si Lacan connaissait cet échange entre les deux pionniers de la psychanalyse. Balint le connaissait, puisqu’il gardait les lettres de Freud à Ferenczi. Mais, à supposer que Lacan ne l’aie pas connu, sa grande perspicacité lui aurait permis d’entrevoir l’enjeu des thèses publiées par Freud dans son étude sur Schreber, et c’est tout à son honneur. Malheureusement, pris dans des enjeux psychiatriques de l’instant, saisi d’une curieuse intuition botanique, il marque de l’empreinte de Bleuler ses thèses sur l’approche psychanalytique des psychoses. Qui peut savoir si le délire d’Iris n’était déjà pas là, latent, au moment de son geste parricide, devenant manifeste au cours des années ? En tout cas, la sous-culture de la famille Cabezudo semble bel et bien atypique. Raimunda en donne une preuve éclatante : Lumen vivait à l’ombre de devises, étiquettes dans un rayonnage : des « il faut » et « il ne faut pas » (p. 121). Leur fille n’y a pas échappé. Remercions Capurro et Nin de relancer les réflexions et les recherches en apportant cette dramatique et exemplaire histoire de notre condition humaine.

Diego Nin, Raquel Capurro

« Je l'ai tué, dit-elle, c'est mon père »

Avec un envoi de Christine Angot

EpeL juin 2005.

352 pages, 12 illustrations.

Documents traduits de l'espagnol (Uruguay) par

Françoise Ben Kemoun.

Préface et postface des auteurs traduites par Martine

Barbé

I

Prix : 39 euros

Montevideo (Uruguay), été 1935. Un fait divers secoue la ville : une jeune fille, étudiante, future institutrice, tue son père d'un
coup de revolver. Elle a presque 22 ans. Iris Cabezudo est l'aînée de cinq enfants d'une famille bien établie dans le pays après
l'immigration de ses grands parents.

Ce parricide est le point de départ d'une histoire complexe et passionnante dont il est possible de suivre le déroulement à
travers les documents qui composent cet ouvrage. Publié pour la première fois en 1995 (Uruguay), réédité en 1997, le voici
traduit en français.

Articles de presse, jugements, expertises médicales, textes biographiques dont la qualité littéraire a d'emblée été reconnue,recueil de témoignages, etc., composent un ensemble rare par sa diversité. Les auteurs ont choisi de présenter la quasi-totalité

des documents, notamment les déclarations devant le juge, une version écrite par la mère décrivant ses « vingt-deux ans de
mariage », les récits d'Iris elle-même...

Mis en présence de la multiplicité des points de vue offerts par les principaux protagonistes, chacun pourra ainsi mener sa
propre enquête.

La famille Cabezudo

La famille d'Iris faisait partie de la classe moyenne d'un pays alors prospère. La mère, institutrice, très fière de son métier, l'abandonna néanmoins au moment de son mariage. Mais peut-être était-ce pour mieux l'exercer au sein de sa famille, qui devint ainsi le lieu d'une mise en œuvre de ses idéaux dont enfants et mari allaient faire les frais.

Le père, géomètre, farouche adversaire des médecins, membre d'une société de « théosophie et de vie naturelle », écrivit dans la revue de ce groupe plusieurs articles contre les pratiques médicales de l'époque. Il avait, quant à lui, une autre vision du
comportement de sa femme, relevant systématiquement les indices supposés de présences masculines en son absence. Une jalousie de plus en plus furieuse semblait l'habiter au moment de sa mort.

Sous les menaces de meurtre proférées par le père à rencontre de la mère, le climat familial était devenu irrespirable et inéluctable la décision d'Iris, qui cherchait à donner une « solution » à ce problème.

Le procès

Presse et justice accueillent d'emblée la version maternelle des événements que la jeune fille reproduit, ou presque, comme en écho : le père tyran menaçant et violent, la mère victime de cette violence dont les enfants étaient témoins. Expertises
psychiatriques à l'appui, le juge conclut à un non-lieu : Iris aurait tué sous la menace de la folie meurtrière de son père. Elle fut donc remise en liberté, après une année de prison, retourna dans sa famille et acheva ses études d'institutrice.

La vie continue

Iris découvre, surprise, que son acte n'a pas eu les effets escomptés. Bien loin d'avoir mis un terme à l'enfer familial, il l'a renforcé. La mère continue à multiplier des reproches sans fin à l'adresse du mort, à parler du père comme s'il était encore vivant. Iris découvre alors ce qu'elle nomme le « malentendu » entre elle et sa mère. Son adhésion première à la version maternelle des faits est remise en question. Elle avait mal compris puisque sa « solution » s'avérait inefficace, inutile. Elle commence à scruter la conduite de sa mère.

À l'hôpital

Sa nouvelle version des événements amène Iris, en décembre 1956, à prendre rendez-vous chez un psychiatre pour demander qu'on examine sa mère : elle la tient pour folle.

La réaction du psychiatre est immédiate. Diagnostiquée et hospitalisée comme paranoïaque. Iris doit maintenant se défendre, se battre toute seule, sans avocat, plus démunie face à l'ordre médical qu'après son crime. Désormais, elle s'explique par écrit.

Mais, aux yeux des psychiatres, ces pages ne peuvent véhiculer qu'un faux savoir.
L'année suivante, soit vingt-deux ans après le crime, la Revue de Psychiatrie d'Uruguay publie quelques pages d'Iris écrites à l'hôpital psychiatrique. Le médecin qui s'occupa du cas, se laissant gagner par la beauté de son style, les avait offertes à la
revue dans le cadre d'un travail sur la « Dangerosité des paranoïaques ».

L'enseignement

Mais voici qu'un autre aspect de la vie d'Iris s'éclaire ainsi : elle témoigne de ses difficultés d'institutrice, de ses désaccords avec les directrices d'école et les autorités de l'Éducation. À tel point qu'en 1956, elle est proche d'être mise à la retraite. Les
archives de l'Éducation livrent de nombreux textes à travers lesquels Iris donne son point de vue sur la fonction enseignante, le système d'enseignement, les dangers liés à l'intrusion des catholiques dans la laïcité de l'école uruguayenne, si chère à ses yeux.
Il est ainsi possible de découvrir de très pertinentes observations sur le métier d'enseignant, mais aussi de voir Iris tisser, comme une toile d'araignée, le réseau de ses persécuteurs.

Les auteurs du recueil se sont appliqués à rechercher les liens signifiants qui unissent le scénario familial au scénario
professionnel. Le psychiatre, lui, ne manque pas de les associer, mais de la pire façon, en autorisant Iris à sortir de l'hôpital
sous deux conditions ; quitter la maison paternelle et accepter sa mise à la retraite. La voici contrainte à couper ses racines, à
vivre sans le moindre appui.

Vagabonde

Vagabonde dans sa propre ville, à quarante-quatre ans. Iris n'a plus d'avenir. Logée parfois dans des pensions, elle les quitte pour échapper encore et toujours à ses persécuteurs.

Il a été possible de suivre les traces d'Iris jusqu'à sa mort en 1985, à 72 ans, grâce à quelques documents qui signalent ses brefs passages à l'hôpital psychiatrique, ou encore grâce au témoignage d'une ancienne institutrice qu'elle visitait parfois dans ses

dernières années. .

Les voisins de la vieille maison familiale, vide et délabrée au moment de la parution de cet ouvrage (Î995), ont raconté aux
auteurs les histoires du quartier concernant cette famille, et les dernières années de chacun de ses membres, tous décédés avant la mort d'Iris.

L'ouvrage

L'intérêt de ce livre tient d'abord à la richesse de sa documentation et aux nombreuses questions qu'il permet de poser. Quel
rapport peut-on établir entre le crime (qui lui fait dire à la police : « je l'ai tué, c'est mon père ») et ce délire par lequel elle
essaie vainement de s'expliquer, de résoudre une affaire familiale qui - dit-elle - « prend toujours de nouvelles formes que je
n'arrive pas à bien saisir mais qui me tiennent toujours dans l'angoisse » ?

Les auteurs s'appliquent à suivre les traces du rapport mère-fille et à renfermement d'Iris dans le discours maternel sous deux
formes successives : adhésion sans partage, puis refus forcené.