Introduction à l'objet a de Lacan
Juan Pablo Lucchelli est psychiatre et psychanalyste à Paris. Il est membre de l'Ecole de la Cause freudienne et de l'Association Mondiale de Psychanalyse, docteur en psychanalyse et en philosophie, et l'auteur de nombreux ouvrages et articles de référence. Il a publié Sexualités en travaux, avec Jean-Claude Milner et Slavoj Zizek, et Autisme, quelle place pour la psychanalyse ? ainsi que Lacan, de Wallon à Kojève (parus aux éditions Michèle, 2018 et 2017). Il est également l'auteur de La Perversion (éditions Payot-Lausanne, 2005) ; Le transfert, de Freud à Lacan ; Le malentendu des sexes et Métaphores de l'amour (Presses Universitaires de Rennes, 2009,2011 et 2012) ; Lacan avec et sans Lévi-Strauss (éditions Cécile Défaut, 2014) ; et co-auteur d'un livre d'entretiens avec Jean-Claude Milner et Fabian Fajnwaks, Clartés de tout (éditions Verdier, 2011). François Leguil est membre de l'Ecole de la Cause freudienne et de l'Association Mondiale de Psychanalyse, Il est Psychiatre, et ancien praticien hospitalier à l'hôpital Sainte-Anne (Paris). Il est aussi l'auteur de nombreux textes de référence en psychanalyse.

L'objet a est sans aucun doute le concept le plus original de l'œuvre de Lacan. Paradoxalement, peu d'ouvrages traitent de manière directe de ce point précis de la théorie et de la pratique lacaniennes. Voici donc l'un des premiers livres consacrés à cette invention lacanienne qui, à certains égards, condense à lui tout seul, tel l'Aleph de Borges, la pensée et l'originalité de Lacan.

 

Le livre que nous allons lire présente de manière progressive les outils conceptuels de l'œuvre du psychanalyste français, en suivant l'émergence de « l'objet des objets », comme le désigne son inventeur. Cette notion, qui apparaît aussi comme une nécessité théorique, est déjà en germe dans les premiers séminaires du psychanalyste, avec l'hypothèse de la prééminence du symbolique, et on peut en suivre le développement dans les textes qui traitent de la cure analytique, et jusque dans le dernier enseignement de Lacan.

 

Un tel parcours remet en lumière la portée de la révolution freudienne qui depuis plus d'un siècle conduit l'homme moderne dans les méandres de son rapport aliéné au désir, mais aussi lui ouvre les voies de son devenir possible en tant que sujet.

-----------------------

Analyse de l'ouvrage par le Dr. Edouardo Mahieu, L'information psychiatrique, vol. 96, n°8-9 , octobre-novembre 2020, p.680-685. 

      Moyennant une substitution parodique pour modifier le titre de l'ouvrage présenté ici, « Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur l'objet a (sans jamais oser le demander) », nous évoquons une certaine familiarité entre Juan Pablo Lucchelli, son dernier livre « Introduction à l'objet a de Lacan », et le cinéaste nord-américain Woody Allen. Bien entendu, cette parenté ne porte pas sur le « cas » Woody Allen – comme certains esprits mal tournés pourraient l'imaginer – , mais plutôt sur le fait que l’un et l’autre soient des auteurs dotés d'une remarquable inquiétude créatrice, se renouvelant sans cesse et nous réservant toujours des surprises.
Ainsi, vous pourrez lire dans l'ouvrage que le célèbre « bicho vermelho » (la bête rouge) de Lévi-Strauss n'existe pas qu'en Amazonie. Ou encore, que toute pulsion est pulsion de mort et que l'objet a en question n'est jamais un objet mais une métaphore d'objet. Ou, enfin, que dans le monde de la marchandise c'est plutôt nous qui sommes les objets, etc.


Lien de parenté aussi donc, l'abondance de la matière traitée dans l'ouvrage, mais abondance qui n'est pas simple générosité, tant l'ouvrage capte de manière exigeante notre attention pour le suivre dans les nombreux défilés proposés. À tel point que le titre parodique devrait être plutôt « Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur l'objet a sans jamais oser le demander (aux sciences cognitives, à Henri Wallon, aux peuples originaires, à Winnicott, à nos amoureux et leurs caries, à Kant ou Marx, etc.) ». Et puis, si comme l'auteur le tente à l'encontre du foisonnement du livre (« le sujet n'est pas autonome »), il faudrait condenser le sujet du livre en une seule phrase, nous pourrions lui proposer plutôt la blague de Woody Allen : « I'm at two with Nature », qui nous propose l'idée que pour les humains quelque chose ne tourne pas rond ici-bas : l'objet a de Lacan.



     Un objet qui n'est pas un objet

     Aventurons-nous alors pour tenter de présenter l'ouvrage en seulement quelques pages, certainement pas sans restes. Selon une manière de procéder qui devient habituelle chez lui, Lucchelli présente d'abord le sujet de son ouvrage par la négation, c’est-à-dire par ce qu'il n'est pas (l'objet n'est pas un objet) ; puis, dans une deuxième partie, à son tour, il s'aventure à le cerner par ce qui lui serait propre, même s'il reconnaît d'emblée la difficulté de la tâche. Dès l'Introduction, il propose le fond du problème : « la fonction de « l'objet a » surgit de ce rapport de présence et absence du vivant et de l'autre, à telle enseigne que si la fonction objet a est, pour Lacan, « l'objet des objets », elle semblerait avoir comme exemple princeps le regard. Le regard est donc ce qui est avant et après la vie de l'être vivant, à l'instar des images trouvées dans les grottes, seules traces des êtres assujettis au symbolique, et qui continuent encore aujourd'hui à les regarder ».

   Commençons par la négative : Lucchelli propose que l'hypothèse de la prééminence du symbolique chez Lacan dénaturalise le rapport à l'objet comme tel, affirmant qu'il existe un monde arbitraire, fait de règles qui ne nous permettent d'accéder aux objets qu'à travers des codes et du langage. Il y a d'emblée une « opacité référentielle » (selon le terme emprunté au logicien américain W. V. O. Quine, désignant un rapport particulier entre les mots et les choses qui est tout sauf transparent, ). Autrement dit, pas d'objet au sens traditionnel ou empirique du terme. Ce qu'il y a, c'est plutôt un manque. C'est ce que Lacan élabore pendant les premières décennies de son enseignement, nous dit Lucchelli. Mais aussi, Lacan signale déjà qu'il y a un au-delà du refoulement, une autre chose qui n'est pas articulable par le signifiant, un noyau primitif, « un silence des pulsions » qui résiste au non-silence du signifiant. Puis, progressivement se dessine en contrepoint de la notion courante qui appelle objet tout ce qui est de l'ordre du partageable, un « objet non partageable » qui est au cœur de l'intrigue. Alors, se demande Lucchelli, « comment fait-on pour être avec les autres et partager avec eux ce que nous voulons, ressentons, connaissons ? ».



   Il se tourne alors vers les points de rencontre entre les successives élaborations du stade du miroir et les sciences cognitives, ainsi que vers des études expérimentales faites avec des nourrissons. Et c'est donc la vision qui apparaît comme un temps décisif, comme dans les temps préhistoriques :
« D'emblée donc la vision et son corrélat, mis en relief par des études expérimentales, à savoir les yeux d'autrui, sont au premier plan du très précoce, ultra-précoce, développement de l'humain ». Le nourrisson s'appuie donc sur les yeux de l'autre pour accéder au symbolique et aux objets (l'attention conjointe). Mais avec un bémol significatif du fait qu'il est d'abord lui-même objet de ce regard, un regard qui est porteur d'une intention et de désirs. Le point clé serait la détection d'une intention à travers le regard, qui par la suite l'introduit « au monde ». Qui plus est, un regard porteur de l'imprévisible de la vie.



     O bicho vermelho

   

 Suivant Lacan pas à pas, Lucchelli déploie la complexification croissante des schémas du stade du miroir, qui se dote alors, en complément aux premières élaborations, d'un autre miroir, convexe cette fois-ci, et d'un œil qui regarde, le regard de l'Autre (le schéma dit du « bouquet renversé »). Car, en raison du fait que l’œil lui-même peut voir, mais ne peut se voir lui-même, on n’est jamais objectivé par soi-même, mais à partir de l’autre : « L’autre, pour l’enfant, devient miroir de soi ou miroir social », dit Philippe Rochat, cité par Lucchelli (notons que chaque avancée de l’auteur est dûment référencée). « Je est un autre », comme dit le poète. Mais cela ne suffit pas, car quelque chose échappe encore. D'abord, il faudra reprendre ce que Henri Wallon avait remarqué déjà, à savoir que l'enfant se retourne vers l'adulte qui le regarde se regarder, et qu'il échange des regards (un drôle d'objet) pour unifier ce monde d'images et y trouver une place. Et, d'un autre côté, dépasser le fait qu'une image du corps sans cette instance tierce ne serait qu'une pure surface (« moi-image » ou ordinateur sans corps). Au risque de se retrouver tous autistes (Lucchelli se réfère à l'observation d'un autiste qui caresse une table comme un objet qui ne serait que matière lisse sans aucune fonctionnalité sociale), ou bien « transhumains » comme pourrait le faire penser le schéma du cognitiviste Baron-Cohen. Il faut donc regarder au-delà.

   

 C'est « L'œil comme tel, animal incontrôlable », dit Lucchelli,
« balle qui bouge de manière imprévisible », qui introduit une dimension qui dépasse toute question « d'information sociale ». Car elle a de la vie la bête, comme l'interrogeait inquiet l'historien de l'art Aby Warburg : « Tu vis et tu ne me fais aucun mal ? ». Cette vie permet à l'auteur d'introduire dans l'ouvrage la notion de réel comme distincte de la réalité : celle-ci serait tout ce qui est continu, cohérent et compatible avec le moi, alors que la première se trouve à la polarité opposée, discontinue, incohérente et en dysharmonie avec le moi. De quoi donc nous angoisser... Et pour cause, dans un double front, du côté du monde ou du côté du corps, quelque chose échappe donc au système symbolique, individuel ou social. « O que é este bicho vermelho ? » demandent les amazoniens à Lévi-Strauss avant d'accepter les flanelles rouges qu'il leur propose comme don. L'anthropologue français découvre alors ce « signifiant flottant » qui permet de désigner « tout être qui n'a pas encore un nom commun, qui n'est pas familier », selon la définition freudienne d'Unheimlich. Une manière d'introduire « l'angoisse en lien avec le manque de signifiant et en rapport avec ce que de l'irréalisation de l'objet (sa significantisation) se projette sur l'image de l'objet », écrit Lucchelli.



   Car les mêmes failles du symbolique affectent y compris ce que l'on appelle le « corps propre », que le vivant ne peut s’approprier autrement que par cette voie du symbolique. Un corps qui est image, et qui plus est mon image, en quelque sorte mon moi. Mais du fait signalé plus haut, quelque chose nous échappe aussi dans la perception visuelle de nous-mêmes (un angle mort dans le rétroviseur), comme le détaille Lucchelli. L'organisme ne se suffit pas à lui-même comme enveloppe biologique : « Jusqu'à quel point l'image que l'enfant voit reflétée sur une surface implique-t-elle qu'elle correspond à quelque corps propre que ce soit de l'enfant ? », se demande-t-il. Comme pour le symbolique social de Lévi-Strauss et son bicho vermelho, il y a un excès : « Pour le plus intime du corps, Lacan parlera de « réserve libidinale » ; pour le plus extérieur il songera à la supposition d'une fonction, la fonction « objet a » ». Et il affirme que pour Lacan, dès le stade du miroir, le début de l'histoire serait l'existence d'un corps habité par une détresse, une souffrance qui se confond avec le vivant et le biologique, dont l'enveloppe corporelle n'est pas suffisante pour la supporter: c'est le stress... (Lucchelli fait remarquer contre Lacan lui-même que si le corps propre est la première chose à être subjectivée, c'est par ce que les cognitivistes nomment « un prérequis du langage », quelque chose de « familier » qui est déjà là avant le morcellement). Reprenons : se mettrait en place un fonctionnement qui voudrait qu'à la maladie, c'est-à-dire la pulsion de mort (ou la pulsion tout court car toute pulsion est une pulsion de mort), le remède à apporter serait l'enveloppe moïque, qui tenterait tant bien que mal de réguler cette pulsion en la rendant compatible avec le symbolique. Nous le savons, le résultat n'est pas garanti...

   

 La vie vivante

   

Lucchelli propose de nous laisser guider par l'autre dans cet imbroglio, car on est ainsi moins seuls. Il retourne aux cognitivistes et à leurs études avec les bébés ainsi qu'aux prérequis du langage. Car, note-t-il, avant de parler, on communique avec les autres par le regard, et plus précisément le regard de l'autre. Un regard qui, à la différence des autres objets, a une vie propre. « Cette vitalité du regard d'autrui est ce qui nous conduit au monde, en suivant, quand cela est possible, la direction du regard […] car, dans l'imprévisible du regard de l'autre, on cherche à détecter un sens, une direction, un but, une intention ». Ce « se laisser guider par le regard contingent de l'autre », s'avère une aliénation salutaire, car elle tolère aussi une séparation pour aller au-delà de ce que l'autre nous signifie, avec le passage d'une « intersubjectivité primaire » à une
« intersubjectivité secondaire ». Les prérequis du langage joueraient selon Lucchelli cette fonction tierce qui est à la fois intérieure et extérieure, qui n'est pas sans rappeler les concepts d'objet transitionnel et de phénomène transitionnel du psychanalyste anglais Winnicott, qu'il se donne le mal d'articuler. Quelque chose qui est et n'est pas le sujet, un peu comme ce
« miroir intraorganique » dont parle Lacan à propos du
« proprioceptif » de Wallon.
« On doit ainsi nommer pulsion ce qui habite notre corps à nos dépens » dit Lucchelli, avant de passer la parole au philosophe italien Giorgio Agamben : « C'est Genius que nous pressentons obscurément dans l'intimité de notre vie physiologique, là où le plus proche est le plus étranger et le plus impersonnel, là où le plus intime est le plus éloigné et le moins maîtrisable ».


La « réserve libidinale », pondère Lucchelli, constitue en nous cette vie tellement vivante que nous ne voulons rien savoir d'elle. À tel point de devoir être captée par l'image de l'autre, car cette image porte en elle une trace négative, « -Phi », que nous ne voyons point, sauf grande angoisse. C'est l'utilité manifeste d'une dose appropriée de méconnaissance, car « si d'aventure on voyait autre chose que ce qu'il faut voir, on peut dire que l’on serait confronté à la présence d'une présence », qui plus est, inattendue. C'est l'angoisse du nouveau, une angoisse qui n'est pas sans objet.



   Poursuivant dans son livre l'évolution de Lacan lors de l'élaboration de la notion d'objet a, Lucchelli trouve sur ses pas quelques morceaux à tailler. C'est le cas de l'esthétique transcendantale de Kant à laquelle Lacan se réfère lorsqu'il s'agit d'aborder les conditions a priori de la perception d'un objet dans l'espace. Et Lucchelli s'attaque au morceau jusqu'à faire apparaître l'ambition de Lacan de fonder une esthétique transcendantale propre à la psychanalyse, par nécessité de laisser voir les bords de l'objet a. Plus précisément, il s’agit de
« reconstituer […] l'esthétique transcendantale qui convient à notre expérience », selon la citation que Lucchelli rapporte du séminaire sur L'Angoisse. Notre auteur avance que l'objet a, à ce moment de l'enseignement, est un lieu, non repéré avant Lacan, et qui a à voir avec le corps, en particulier avec ce qui se soustrait au corps, ce qui s'en sépare. Et il taille si bien, qu'il l'identifie comme « un pathos de coupure » : ce lieu est « -Phi », et que « à chaque bord, à chaque coupure, un pathos particulier apparaît sous la forme d'un objet (regard, fèces, voix) ».
Les choses donc prennent forme...

      Le fantasme, l'amour, vont permettre à Lucchelli d'aller sur le terrain plus clinique d'une symptomatologie de la vie quotidienne. Jalousie, état amoureux ou étrangeté vont jalonner les manières selon lesquelles l'on peut s'identifier à l'objet (ce que l'on sait depuis Freud et la Psychologie des masses). L'objet d'amour peut devenir aussi un objet d'identification. Mais, de ce fait, cela peut montrer plus de ce que l'on ne veut voir : ainsi, le pauvre sujet peut tourner en rond en se demandant « où était-elle hier dans l'après-midi » ou « pourquoi n'est-il pas à l'heure à notre rendez-vous ? ». C'est « l'éveil » de quelque chose qui nous sort de cette familiarité qui constitue l’aspect typique de l'état de veille. Dans cette veine, Lucchelli revient sur ce devant quoi le névrosé recule : « ce qui peut l'angoisser c'est que le monde ne soit pas ce qu'il croit qu'il est, soit le familier habituel : ainsi, il n'aime pas l'amour, le "fall in love", qui l'enlève de sa quotidienneté, qui le fera être concerné par ce manque, ce petit détail anodin qu'est l'amour ». Notre auteur le précise dans des termes lacaniens : tant que « -Phi » ne laisse pas apparaître (a), le sujet ne risque rien. Dans l'ombre et le brouillard de l'opacité référentielle nous retrouvons les malentendus qui font l'abondance de la filmographie de Woody Allen, car il est un fait que beaucoup se laissent tenter par leur réserve libidinale, et s'y aventurent quand même. Non sans quelque effet comique du fait que l'on peut passer sa vie durant à chercher chez l'autre ce qui nous manque, sans que l'on puisse s'y prendre autrement. C'est ce qui emporte les scènes suivantes du livre de Lucchelli, dans un familier va-et-vient où sont exposées les notions de permutation, de mutation de jouissance, d’acting-out, de passage à l'acte, qui sont ensuite déclinées et précisées dans des chapitres importants sur le désir de l'analyste, la cure et l'interprétation. Car avec l'amour freudien l’idéal et l’objet se confondent et il vaudra mieux séparer le bon grain de l’ivraie (séparer I de (a)).

   

 Enfin, le regard
 

Dans les derniers chapitres du livre, Lucchelli revient sur le regard, omniprésent dans son livre, en raison de l'affirmation de Lacan selon laquelle « le regard peut contenir en lui-même l'objet a de l'algèbre lacanienne », question connue comme « la schizé de l'œil et du regard ». Lucchelli pose d'emblée que la vision méconnaît le fait que l’on est regardé en permanence. En vérité, dit-il, « c'est le regard de l'autre qui est premier », comme dans la grotte. La vision (du sujet conscient), dès la naissance, refuse le regard de l'autre. Oui, mais surtout en tant que c'est un regard par lequel « on est objet et non sujet du regard ». Et alors tous unis du même côté, conscience, moi et vision, refoulent le regard premier. Lucchelli invoque pour s'expliquer les peurs nocturnes liées au manque de lumière où c'est justement ce regard qui menace le sujet. Avec comme résultat une spaltung où, si la vision est le corrélat primordial de la conscience, le regard est celui de l'inconscient.

   

 Avec une touche sartrienne, Lucchelli introduit la « pousse du voyant » qui serait antérieure au fait de voir et, si comme il le dit, « le regard est présent partout mais surtout invisible comme tel », se confirme alors ce retournement qui fait que le sujet est plutôt un objet. Ainsi arrive dans le rêve, voie royale de l'inconscient, où nous ne voyons pas, mais où « ça montre », comme aux temps premiers de la subjectivation où nous devons nous accrocher au regard de l'autre (l'attention conjointe) pour voir le monde. Une aliénation qui, dans le chapitre final du livre, se retrouve y compris dans le caractère fétiche de la marchandise, elles qui, comme le soutient Marx, dansent pour nos yeux sans que nous les voyions faire. Décidément, il faut suivre le parcours studieux auquel nous invite Lucchelli avec son livre pour essayer de voir un peu plus clair dans cet objet a qui ne cesse de danser avec notre entendement.

                                                                    Dr. Edouardo Mahieu


                         

Juan Pablo Lucchelli est psychiatre et psychanalyste à Berne en Suisse. Membre de l’École de la Cause freudienne et de l’Association Mondiale de Psychanalyse, il enseigne à l’Antenne Clinique de Genève. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages dont Lacan, de Wallon à Kojève, éd. Michèle, préface de Serge Cottet, 2017 ; Autisme: Quelle place pour la psychanalyse ?, éd. Michèle, coll. Sigmund Freud, préfacé par le Professeur Jean-Claude Maleval et postfacé par le docteur Ariane Giacobino, 2018 ; Sexualités en travaux, avec Jean-Claude Milner et Slavoj Zizek, éd. Michèle 2018.

François Leguil, préfacier est membre de l’Ecole de la Cause freudienne et de l’Association Mondiale de Psychanalyse. Il est psychiatre, et ancien praticien hospitalier à l’hôpital Sainte-Anne (Paris). Il est aussi l’auteur de nombreux textes de référence en psychanalyse.

 
  Table de matières

Préface François Leguil

Introduction

1 - Le primat du symbolique
Qu'appelle-t-on " objet " en psychanalyse ?
Le manque d’objet et la prééminence du symbolique
Le signifiant et la perte
Pourquoi n’y a-t-il donc pas de rapport direct au monde ?
La vie partagée
La structure ternaire
Le modèle lacanien : l’expérience optique du « bouquet renversé »
Convergences et divergences

2 - De comment l’objet a est déduit du rapport imaginaire
Retour sur le séminaire La relation d’objet (avant de saisir ce qui surgit comme nouveau dans le séminaire sur l’Angoisse)
L’angoisse ou ce qui échappe à l’ordre symbolique
Au commencement était le symbolique
L’« image du corps propre » et le moi
La familiarité et non le « morcellement »
Le corps donc ne se réduit pas au symbolique – autrement dit :
la jouissance
Le dédoublement de l’image
« Il n’y a pas d’Autre de l’Autre », les « prérequis du langage »
et la « réserve libidinale »
De Winnicott à Lacan – et retour
Le schéma simplifié
Le manque, source de répétition
L’objet a est génial
Genius et le miroir

3 - L’esthétique transcendantale de Kant et la notre 
L’expérience du double et l’objet a : « le manque vient à manquer »
Unheimlichkeit
W.W.

4 - Qu’appelle-t-on fantasme en psychanalyse ? 
De l’angoisse à l’amour et retour
Changement de discours
Passage à l’acte
Et l’acting-out ?
Le fantasme et l’« objet a »
Permutation et mutation de jouissance
Conséquences de la permutation
Conclusion

5 - Le désir de l’analyste 
Séparer le I du « a »
Le schéma de Freud
Identifications
Donc, la cure
L’interprétation
Le moi et le « a »
L’analyste et l’hystérique
Le cas de « L’Homme à l’imperméable »

6 - Le regard qu’on ne voit pas 
Le regard et le cogito
Le regard comme instrument
La pousse du voyant
« Je me voyais me voir »
Le rêve : voie royale de l’objet a
Pour finir

7 - La marchandise et l’objet a 
L’animisme inversé
La théorie analytique nous conduit-elle à brancher le manque au sexuel ?
Y a-t-il un au-delà de la forme-marchandise ?
L’exception
Valeur de jouissance
Lacan et Marx

Conclusion

Bibliographie