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Hors-zone
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Mais qui parle alors, qui écrit, et pourquoi ? Une psychiatre mise ici sur les discontinuités de sa mémoire, entre les mots imprévisibles d'un patient et le labyrinthe du délire de sa propre mère.
Hors-zone fait suite à Zone frère (Epel, 2014).
INVITATION A TABLE, VERBALE
Présentation de : Hors zone, une clinique de l’embranchement, de Patricia Janody, éditions EPEL
Par Jean-Yves BROUDIC, psychanalyste à Lorient, membre du Cercle Freudien.
De nombreux livres de psychanalyse sont composés de développements théoriques agrémentés de quelques vignettes cliniques sans que rien n’y soit exposé de la position subjective du clinicien dans le transfert, et sans qu’aucune trace du style de l’auteur ne subsiste après lecture. Tel n’est pas le cas du livre de Patricia Janody qui noue, de façon originale, expérience clinique, histoire personnelle, histoire contemporaine et articulations théoriques.
C’est en termes spatiaux que l’on parle souvent des questions psychiques et de l’inconscient (espace, dimension, déplacement, autre scène, topologie…) et on en trouve un grand nombre au fil des pages de ce livre : embranchement, enchevêtrement, bifurcation, spirale, trou, vide, place, trame, écheveau, navette, entrelacs, entours, passage, passe, écart, fissure, faille, abîme, déformation, découpe, désarticulation, échangeur, aiguillage, carrefour, blocage, sédimentation, limites, ponctuation, cascade, origine, bord, rive…Chacun de ces mots pourrait servir de point de départ à une présentation et un petit commentaire du livre. Prenons en trois alors pour cet exercice.
Entrelacs. Le livre s’ouvre par la description d’une matinée dans un service psychiatrique intra-hospitalier : sortir des limbes nocturnes nécessite du temps, des déplacements, quelques actes ; le travail des soignants se déplie dans ce quotidien de tissage de petits liens avec les patients et à l’heure du déjeuner généralement tout le monde est présent. Mais dans ce service, l’ordinaire des lieux est régulièrement fracassé par les explosions verbales d’un patient : il est djihadiste, il le crie à la face d’autres patients et des soignants et il passera à l’acte meurtrier dès que possible.
Comment nouer une autre relation avec cet homme ? Comment faire avec l’angoisse et l’envahissement mortifère qu’il génère ? Comment éviter avec lui la spirale d’une descente aux enfers dont la logique serait de l’adresser ailleurs ou de le laisser sortir, c’est-à-dire de le faire disparaître ? Comment en parler lors des transmissions et dans les réunions de synthèse ?
Dans une langue précise, Patricia Janody décrit le travail avec ce patient, avec d’autres, l’entrelacement des interventions du psychiatre, des infirmières, des psychologues, des échanges dans les groupes de parole soignants – patients, ou dans le café-philo…Elle montre la spécificité de la clinique, où une part du soignant devient constitutif du symptôme et de la production délirante des patients ; elle souligne la temporalité propre à la construction d’un lien avec eux.
« Entrer en psychiatrie, que ce soit au titre d’un délire, d’un excursus psychopathologique, ou parfois des deux registres conjoints, c’est entrer dans cette mouvante construction d’histoires. Il ne suffit pas pour cela d’en avoir entendu raconter quelques-unes, ni même d’en avoir soi-même raconté quelques-unes ; il y va de l’art de se faire part d’un bruissement d’histoires qui nous dépassent.
Ambiance flottante. Ambiance onirique, peut-on dire, quand le plan des mots dits et celui des référents glissent à l’envi l’un sur l’autre. C’est cela la psychiatrie, un enchâssement de rêves de provenance diverses. C’est cela, mais ce n’est pas seulement cela. Si ces histoires circulantes n’ont pas de bout, elles ont toutefois un lieu, celui-là même qui se constitue comme psychiatrie et prête ses bords aux récits qui y pointent, chacun venant s’enchâsser avec des affaires d’hospitalisation, de fonctions soignantes, d’institution… » (p. 79)
Mais le livre ne dévide pas linéairement le fil d’un travail clinique au sein d’un hôpital, puisque les chapitres qui y sont consacrés alternent avec d’autres où l’auteur parle de son rapport à sa mère qui sombre dans la psychose à la naissance de son frère et qui sera longtemps et souvent hospitalisée. Comment la petite fille vit – elle les allers-retours entre le domicile et l’hôpital, les visites dominicales dans l’institution, les crises, les explosions et le délire de sa mère, ses tentatives pour faire bonne figure et assurer parfois un semblant de vie familiale ? Comment se construit chez elle les catégories de temps et d’espace quand l’autre maternel est si fragile et mouvant ? Patricia Janody décrit ses réflexions et sensations infantiles, mobilise ses souvenirs les plus précoces, s’appuie sur le récit qu’elle écrit. Et on voit alors à l’œuvre de multiples correspondances entre les différents chapitres du livre ; par exemple entre sa description de l’hôpital et son récit de l’ambiance familiale :
« Après plusieurs mois d’hospitalisation, ma mère était rentrée à la maison. Puis repartie à nouveau. Puis revenue à nouveau. Elle revenait à chaque fois. Sans que soit précisément nommé le lieu dont elle revenait. Toujours sous-entendu, le lieu. (…)
Le plus difficile à supporter ne tenait pas à l’état de ma mère, à vrai dire, mais à autre chose. (…) Le décor restait creux, la cérémonie de l’accueil ne prenait pas. La faute à qui, la faute à quoi ? La faute, peut-être avais-je fugitivement cette impression, à une présence flottante qui n’avait pas besoin de patienter pour attendre, qui n’avait pas besoin de manger pour se nourrir. Une présence sans consistance, pas même celle d’un fantôme et néanmoins importune, insistante. Violente. Il aurait fallu parler, voilà. Quelques mots hésitants, qu’importe, approximatifs ou balbutiants, pour indiquer d’où ma mère revenait. Mais ces mots n’étaient pas prononcés, et les retrouvailles restaient empruntées. Littéralement, elles n’étaient pas à soi. Le soupçon, ou la question, ne pouvaient même pas s’en déplier : pas de place, pas le temps, tout se resserrait dans l’urgence des gestes de semblant. Ce n’était la faute de personne, n’est-ce pas, si ma mère revenait dans cet état. Certes. Alors Personne devenait le convive principal. » (p. 53 – 54)
Trou. Un autre nouage encore se tisse au fil des pages, celui entre théorie et clinique. Aucune citation dans ce livre, aucun concept freudien ou lacanien explicitement mentionné (une exception : le refoulement originaire), mais la culture théorique est là bien présente en toile de fond, comme un terreau fertile qui soutient le travail clinique et l’écriture. Et des propositions théoriques y sont formulées discrètement.
Ainsi de la mort, de la mort du sujet, de l’impossibilité à attraper un point d’origine qui donne, ou pas, assise et consistance à la construction subjective. Le sujet dans la psychose est en proie régulièrement à des explosions de violence mortifère ; chez ce patient du service, il prend la forme d’un discours djihadiste où il est question de joncher tel espace de cadavres et où il disparaît lui-même.
« Quelqu’un comme Monsieur O. fait effraction à cette construction (les processus de soin), non seulement parce qu’il n’y trouve pas sa place, mais parce qu’il y met à mal – terrorise – toute notion de place. En définitive, nous n’avons pas d’autre choix que de le suivre là où il nous requiert, sur le tranchant régulier de la psychiatrie, là où le hors lieu se perpétue sur l’arête du lieu. » (p. 46)
« Construire le pas accompli, aussi minime soit-il, tel est le travail du clinicien. Sa position l’engage comme partie prenante du délire qu’il reçoit. Il ne s’agit pas d’y ajouter foi, ni de le récuser sans doute – le délirant ne demandant d’ailleurs ni l’un ni l’autre – mais d’en supporter en quelque sorte l’objet. La participation du clinicien se produit souvent à son insu, si bien qu’il s’y perd un peu, ou beaucoup, passagèrement, ou au long cours, et découvre dans un moment résolutoire à quelle place il avait été mis. Or si l’on met entre parenthèses les finalités alléguées de la ‘guerre sainte’, ce qui insiste avec Monsieur O. est la vision de corps explosés, mutilés, déchiquetés, démembrés…soit un mode particulier de meurtre touchant simultanément soi-même et l’autre. Sans doute est-ce par-là que nous basculons avec lui, par cette fenêtre fantasmatique qui résonne en chacun et rend si perméable aux menaces terroristes. » (p. 48 / 49)
Mais le sujet névrosé a aussi une expérience réelle de la mort, même s’il n’a connu aucune expérience traumatique et bien avant que ne se profilent ses dernières heures. Lacan parle à maintes reprises de mort subjective, d’aphanisis ou disparition du sujet, à laquelle il répond par la création de son fantasme. Et Patricia Janody commence le récit de son rapport à sa mère par un souvenir de mort.
« J’ignore où l’on me conduit, j’ignore même que je suis dans une voiture et que l’on me conduit quelque part. Puis une soudaine bouffée de conscience. Au moment où je saisis que je suis en voiture, et que la voiture roule, je me dis que je suis comme morte. A quoi renvoyait le terme de ‘mort’ dans mon vocabulaire d’enfant, je ne pourrais définir ce que j’en savais alors – pas davantage, d’ailleurs, ce que je crois en savoir aujourd’hui. Manifestement, j’en savais l’essentiel : ne plus voir, ne plus entendre, ne plus sentir, ne plus penser. Ne plus bouger. Arrêt de tout. Peut-être chaque enfant meurt-il au moins une fois. Pour moi, cela a été ce moment-là. Avec ce paradoxe : le moment où je sentais passer la mort était aussi celui où je me sentais revenir. Dans la période qui précédait, toute conscience m’avait désertée. Ni d’être morte, ni de n’être pas morte : aucune conscience. Un trou. Dans la voiture qui m’emmenait, en revanche, la conscience réapparaissait sous cette forme : la pensée que j’étais morte. » (p. 23-24)
A d’autres moments de ces récits, l’auteur décrit des moments « à la limite de disparaître », « d’élision de soi-même », de « trou du silence », auxquels elle échappe par une activité de pensée, de tramage d’un espace psychique, de navettes entre un bord et un autre, d’écriture et d’effacement, de mémoire et d’oubli, tandis que le sujet dans la psychose reste enfermé dans un abîme, dans une faille, dans « le trou inaugural » dont il ne peut sortir que par la maladie, le délire.
Embranchement. Le sous-titre du livre fait écho au sous – titre du livre précédent de l’auteur dans la même collection : Zone frère. Une clinique du déplacement. Pour un analyste, le ‘déplacement’ évoque l’un des processus inconscients de construction du rêve, le transfert ou la conversion hystérique, ou également l’émergence du sujet névrosé dans l’espace entre signifiants dans la métaphore, ainsi que le transfert dans le cadre de la cure. Qu’en est-il alors de l’embranchement ?
Pas de proposition de définition chez Patricia Janody, mais une série de petites notations qui conduisent à en percevoir les contours. Dans le cas de Monsieur O., l’embranchement se fait par petites touches, il nécessite du temps : une rencontre régulière avec une psychologue du service, une évolution dans le type d’injures qu’il lui adresse, une tentative de passage dans un hôpital de jour, une phrase juste après le décès d’une patiente dans le service, un intérêt pour les mots des dictionnaires, mais aussi des manifestations somatiques…Comme P. Janody quitte le service, l’embranchement est décrit aussi au travers des modalités de « passages de liens » au collègue qui prend sa suite : « Comment partir, alors, comment quitter ses patients, quitter des histoires qui se sont tissées avec eux ? (…) L’acte terminal leur revient, ils acceptent de lâcher cette part de moi qui participait de leurs histoires, qui les supportait à un certain titre. » (p. 82)
L’embranchement est une tentative d’ancrer un bout d’histoire là où le sujet était face au vide, une ‘proposition de bord’ ; il est une écriture dont l’objet se dérobe sans cesse. Il est cette tentative qui permet que prenne corps et surgisse ‘l’élémentaire qui n’avait pu être donné’.
« Les ponctuations des parcours cliniques nous retrouvent les uns et les autres accoudés à la même table verbale. Cette table à rallonge, à paraphrases et à parenthèses, cette table, pourrait-on commenter d’après Monsieur O. où l’on s’emploie à dire le partage entre l’appétit des vivants et les morts majuscules. » (p. 143 / 144).
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