Un psychiatre américain à la rencontre du futur
Harry Stack Sullivan. Un psychiatre américain à la rencontre du futur
Michel Minard est psychiatre honoraires des hôpitaux, ancien chef de service de psychiatrie générale au centre hospitalier de Dax (Landes).

Le psychiatre américain Harry Stack Sullivan (1892-1949) a révolutionné la prise en charge des patients atteints de schizophrénie bien avant l’utilisation des premiers neuroleptiques, en rupture complète avec les pratiques asilaires de l’époque communes aux États-Unis et à l’Europe.

Le psychiatre américain Harry Stack Sullivan (1892-1949) a révolutionné la prise en charge des patients atteints de schizophrénies bien avant l’utilisation des premiers neuroleptiques, en rupture complète avec les pratiques asilaires de l’époque communes aux États-Unis et à l’Europe.

Connu et reconnu dans son pays, il a fondé la Washington School of Psychiatry qui forme encore aujourd’hui des professionnels de la psychiatrie à sa pensée et à ses méthodes de travail. Il est également l’un des artisans du rapprochement de la psychiatrie avec les sciences sociales et politiques, l’anthropologie et la sociologie. 

Avec ce récit vivant et documenté, Michel Minard donne accès pour le public francophone à tout un pan de la psychiatrie américaine qui a influencé les pratiques européennes, notamment le courant de la psychothérapie institutionnelle. Il présente la vie de Sullivan, ses théories et de sa pratique clinique, en les resituant dans leur époque, en référence à quelques grandes figures américaines comme les psychiatres Adolf Meyer, Clara Thompson et William Alanson White, mais également comme les anthropologues Edward Sapir, Margaret Mead ou encore William Isaac Thomas et Ruth Benedict, et les sociologues Dorothy Blitsten et Harold Lasswell.

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Minard M.,  Harry Stack Sullivan:  Un psychiatre américain à la rencontre du futur, préface, Pascal-Henri Keller, Toulouse, Erès, 2022. Collection : “Des travaux et des jours”.

Par David Allen

Il s'agit d'une très belle fresque centrée autour de la carrière complexe d'un des premiers cliniciens à comprendre la psychanalyse comme quelque chose qui pouvait aider et soutenir de jeunes psychotiques en grande difficulté. Le lecteur, qui apprécie la belle écriture, se trouve dans un fascinant feuilleton intellectuel avec ses secrets liés à l’homosexualité, ses intrigues de palais, les bons, les mauvais, ainsi que les lâches.

La partie qui aborde la jeunesse de Stack Sullivan (1892-1949) est très éclairante. Il nait dans une famille irlandaise très peu fortunée et réussit à faire des études de médecine avec la plus grande difficulté. On note même une période de blanc dans l’évolution de sa carrière que personne n’a réussi à expliquer pleinement.

 

« De juin 1909 à juin 1911, on perd carrément sa trace, ce qui laisse la place à toutes les hypothèses, même les plus improbables, soulevées par ses biographes et leurs informateurs.

Aurait-il été hospitalisé en simulant une maladie mentale pour éviter la prison après l'affaire de Cornell pendant toute une partie de ces deux “années manquantes” (missing years), comme l'affirme Edith Bradley, l'enseignante de Smyrna ?

Aurait-il été hospitalisé en psychiatrie pour un authentique épisode schizophrénique aigu ainsi que le prétendent certains de ses proches qui auraient reçu cette information de la bouche même de Sullivan, comme Helen S. Perry ? Chapman affirme qu'”il est concevable que Sullivan ait été hospitalisé pour une forme légère de trouble émotionnel de l'adolescence, mais il n'en existe aucune preuve. Cette question est en outre compliquée du fait de la manière originale qu’avait Sullivan d'utiliser le terme ‘schizophrénie’”. Pour Chapman, Sullivan définit en effet la schizophrénie comme un état de panique accompagné de difficultés dans les relations interpersonnelles d'intensité variable et emploie des termes divers comme “transformation paranoïde” ou “détérioration hébéphrénique” pour ce qu'on appelait et ce qu'on appelle encore schizophrénie ». [1]

 

Au fond Minard confirme ce que H. S. Perry, une biographe[2] et collaboratrice de longue date de Sullivan explique déjà depuis fort longtemps, à savoir que l’analyste avait traversé une période de bouleversement extrême. Schizophrénie ? Dépersonnalisation ? Bouffée délirante motivée ? Vraisemblablement on ne saura jamais plus. Cependant Sullivan a certainement dû reconnaître ses propres difficultés —, ce qui le rendait beaucoup plus accueillant face à la folie que le psychiatre lambda de son époque. C’est peut-être ici l’origine de sa complicité avec Anton Boisen[3].

 

L'auteur est un chercheur extrêmement méticuleux, le trop grand luxe de détails qu'il s'emploie à mettre en série empêche le lecteur de saisir l'influence de Sullivan en Amérique du Nord, en Angleterre et ailleurs. Le lecteur regrettera sa décision de laisser de côté le remarquable travail de l’historien et sociologue S.P. Fullinwider [4] - une recherche, enfin, qui rend à Sullivan ce qui lui appartient.

On sera donc quelque peu surpris de lire, dans la préface, que Sullivan est un « héros méconnu de l'histoire de la psychiatrie »[5] tout simplement parce que ceci est faux, — même en France. D’ailleurs, comme chacun le sait, c’est Roger Gentis ,— (1928-2019), figure majeure du mouvement de la psychothérapie institutionnelle en France,— qui commença à traduire Sullivan dans les années 1960. La Revue de psychothérapie institutionnelle publia en 1968, dans le numéro 6 sa traduction d’un article de 1931, “La recherche socio-psychiatrique, ses implications en ce qui concerne le problème de la schizophrénie et l'hygiène mental”. Cette traduction fut reprise, avec un autre texte de Sullivan, ainsi qu’une notice détaillée, dans le livre de Jacques Postel La psychiatrie dans la collection textes essentiels publié par les éditions Larousse à Paris en 1994[6]. On n'oublie pas non plus le fait que Thierry Vincent a consacré une place très importante à Sullivan dans son livre Pendant que Rome brûle[7].

Au-delà de cette évidente contre vérité, deux omissions frappent le lecteur comme symptomatiques d’un certain Franco-centrisme. La première est l'influence évidente de Sullivan sur Ronald Laing[8], David Cooper[9] et Aaron Esterson[10]. La deuxième concerne la relation amicale, épistolaire et peut-être même analytique entre Sullivan et son porte-parole, Anton Th. Boisen. Sullivan a publié plusieurs articles clé de Boisen dans sa revue Psychiatry et Boisen aimait inviter Sullivan comme conférencier. La relation entre Sullivan et Boisen est bien plus incarné que celle de Freud avec Schreber puisque dans le premier cas ils se sont réellement connus. C'est un secret de polichinelle de dire que Sullivan a pu écrire ou modifier certains paragraphes des écrits de Boisen sous le sceau de la complicité, voire d’une position théorique partagée. Ces petites omissions ne changent pas le fait que le livre de Michel Minard pourrait susciter d'autres recherches sur notre irlandais, si courageux, qui affronta le pessimisme neurologique de son époque comme on le sait, grâce, surtout, à l'extraordinaire recherche de S. P. Fullinwider[11].

 

 

 

 

[1] M. Minard  p. 43.

[2] H.S. Perry, Psychiatrist of America : The Life of Harry Stack Sullivan, Cambridge MA,  ‎ Harvard University Press, 1990.

[3] Cf. Anton Boisen [1960], Du fond de l’abîme, Montpellier, éditions Grèges, 2021.

[4]  S. P. Fullinwider, Technicians of the Finite: The Rise and Decline of the Schizophrenic in American Thought, 1840-1960, Westport, CT, Greenwood Press, 1982.

[5] P-H Keller, préface, p. 9.

[6]  Cf. pp. 651-73.

[7] « Pendant que Rome brûle ». La clinique psychanalytique de la psychose de Sullivan à Lacan, Toulouse, Arcanes/Erès, 1996.

[8] Né à Glasgow, Ronald D. Laing, pionnier de l'« anti-psychiatrie », obtient son doctorat en médecine à l'université de cette ville en 1951 et sert comme psychiatre dans l'armée britannique de 1951 à 1953. Très rapidement, il rompt avec l'approche psychiatrique classique pour se situer dans le courant de la psychologie existentielle inspirée de Martin Heidegger, Ludwig Binswanger et Jean-Paul Sartre. Il s'intéresse aussi aux thèses de l'Américain Harry Stack Sullivan sur les relations interindividuelles.

https://www.universalis.fr/encyclopedie/ronald-david-laing/

[9] Cf. David Cooper, Psychiatry and Anti-Psychiatry, London, Tavistock, 1967.

[10] Cf. Aaron Esterson, La Dialectique de la folie : les feuilles nouvelles, tr. fr. Monique Burke,

 Paris, Payot, 1972. Il s’agit ici d’un développement de la méthodologie de Stack Sullivan.

 

[11] Cf. S. P. Fullinwider, Technicians of the Finite: The Rise and Decline of the Schizophrenic in American Thought, 1840-1960, op. cit. p. 131.