Michelle Moreau Ricaud, Freud collectionneur (Paris : Campagne première, 2011) Sylvie Taussig 30 octobre 2011 Curieux livre qui semble, à condition que ce soit par inadvertance, une défense et illustration de la théorie du hasard objectif de Breton, dont la figure apparaît au début du volume, comme un aveugle cependant, incapable de voir, à la différence d’autres visiteurs dont les expériences sont relatées, que le cabinet de Freud était encombré d’objets antiques. Le jeu sur l’apparence et la réalité parcourt le livre, suprême art ou suprême naïveté. Le projet tel qu’il est défini scientifiquement, part d’un constat : nul n’a traité de Freud collectionneur et pourtant il l’était. Les exégètes et commentateurs ont été comme Breton, accumulant des objets chinés mais ne voyant pas ceux de Freud – est-ce à dire que ce qui fait collection pour l’un ne le fait pas pour l’autre et que la cécité a un sens ? MMR veut ne pas y succomber, mais non seulement regarder les antiques de Freud mais en plus donner un sens à cette passion, dont elle retrace le parcours dans sa biographie. Mais l’objet se dérobe, et l’amateur éclairé se fait historienne pour raconter l’histoire des collections depuis la nuit des temps, en tant qu’attachement nostalgique à un passé ou comme réalité pré humaine puisque les animaux, eux aussi, aiment accumuler des objets non utilitaires. Le propre de l’homme ? Le propre de l’animal ? Voilà une question laissée ouverte, comme tant d’autres dans le livre qui est béant de ces plaies où le couteau se retourne et où le lecteur se plonge, avec les moyens de son expérience et de sa réflexion : il n’aura pas de réponse toute faite, il n’aura pas non plus de méthode ou de chemin pour ébaucher ses réponses, si bien que le livre, d’apparence facile, car il est essentiellement fait de descriptions, de rappels historiques, de récits de vie, invite à une introspection et à faire son propre parcours dans la forêt des objets, dont il devra décider s’il aime leur puissance symbolique dans sa multiplicité révélatrice, ou bien si c’est la forme de sa psyché polymorphiquement perverse qui lui fait adorer la mythologie au-delà de l’interdit de la représentation (chez les Juifs) et du congédiement de l’idolâtrie, décrite comme humanisante s’il en est. Les femmes parmi nous apprendront que la collection est peut-être une réalité masculine, - une avidité de posséder à côté d’une addiction névrotique - si je peux, brûlant les étapes, énoncer une vérité sur Freud qui est grossière et trahit le livre tant celui-ci a l’art du détour et des fausses pistes : détour notamment par les regalia et par les reliques, où l’on voit que la collection a bien quelque chose à voir avec le sacré et le miracle, le pouvoir de guérir, fausse piste avec l’autothérapie de Freud attaché avant tout à guérir ses patients, fût-ce par l’utilisation de la métaphore de l’objet mythologique comme interprétation donnée au patient (p. 146). Freud, tenant s’il en est d’une approche scientifique, n’avait-il pas ce lien profond avec l’art du guérisseur, davantage développé par Ferenczi ? En tout cas le concept de sacré attaché aux reliques s’étend par contagion (dans l’après Barthes) aux objets de notre modernité, dont il est fait une collection avide – les manuscrit de Freud, par exemple… Lui-même semble-t-il n’était point dupe, et pourtant il avait une conscience obscure de ce que ses choses feraient un jour musée. Le musée est la conclusion de la 2° partie qui aborde les collections désacralisées, les cabinets de curiosité dont la constitution a marqué les débuts de l’essor de la science moderne, après cette blessure narcissique qu’a infligée à l’orgueil de l’homme la révolution copernicienne. La manie des tulipes, entre spéculation boursicoteuse et fascination pour la rareté éphémère, entre dans l’ambivalence, avec ce détail fabuleux, découverte soulignée par notre auteur, que le chirurgien de la dissection de la Leçon d’anatomie de Rembrandt, s’appelle le Dr Tulp : collection des théâtres d’anatomie, collection des antiques fouillés à Rome, tout cela ne réunit pas le même schème du « voir », cette vue dont fut curieusement (par refoulement) privé Breton entrant chez Freud. Cette pulsion du voir permet le franchissement de la mort comme une barrière illusoire, comme on le voit chez l’équivalent des anatomistes du 17ème siècle, chez le professeur Gunther von Hagens, dont les expositions de corps plastinés en un spectacle ludique ou macabre, sont si controversées que, comme Vésale, ce fut à la justice de trancher de la licéité d’icelles. La comparaison est-elle légitime ? Cette technique scientifique ne revient-elle pas plutôt au culte des reliques ? Ici le texte hésite, passe de l’un à l’autre, comme s’il y avait de l’indécidable dans l’exhibition de la Vanité humaine, entre les deux absolus de sacralité et de sacralisation. Comme la fin de ce chapitre classique nous emmène au musée, sous l’égide de l’étrange Vivant Denon, les suivants dessineront une galerie de portraits, présentés dans un ordre chronologique comme l’ensemble des développements historiques du livre, mais dans une sélection apparemment arbitraire, comme glanés au hasard d’une recherche dilettante de figures plus ou moins pathologiques ou pathétiques, en tout cas plus mythiques les unes que les autres : Caylus, Thomas Philips, Balzac, pour terminer sur Clérambault, chez qui le retournement mimétique du patient au psychiatre est le plus manifeste, par sa collection d’étoffes rares qui correspond ironiquement à son ouvrage, La passion érotique des étoffes chez la femme. On a envie de comparer à Freud, mais on n’ose pas, car entre Clérambault et lui se dresse l’ombre de Lacan dont on ne saura rien de ses collections. Lacan qui aurait introduit la parole dans cette pulsion du voir et du posséder. Aussi entrons nous dans le musée de Freud, sans que l’auteur veuille constituer une « pathographie ». Le regard sur ces 200 pièces, dont une petite proportion de faux, tend à se frayer un improbable chemin entre le portrait d’un homme raisonnable, sage, doux et paisible, celui de Jones, et celui, absurde, d’un égaré : l’image restituée au miroir de sa passion collectionneuse sera celle d’un homme téméraire et dérangeant, qui va jusqu’à contester de l’intérieur sa propre description si accommodante, gravée pour l’éternité dans une lettre à Romain Rolland : « un certain mélange d’amour grec de la mesure, de modération juive et d’anxiété philistine ». On ne saura pas s’il synthétise toutes les différentes formes de collectionnisme précédemment invoquées, où partout son ombre planait, ainsi de la collection de livres ou dans le pied de la Gradiva de Jensen copieusement évoquée… Mais MMR s’imagine être une patiente dans ce cabinet cossu dont elle dessine les trois pièces, et allongée sur le divan ne regardant pas son psychisme mais les œuvres à son regard offertes – ce spectacle entrait-il pour partie dans la thérapie comme leur collection à quelques égards pathologiques avaient eu un effet stabilisateur pour Freud, puisqu’il la commença en 1896, date de la mort de son père, si capitale, et de la fin des rapports sexuels avec sa femme comme moyen de contraception efficace, pour un homme dont on sait comme la masturbation fut un élément clef de son auto-analyse, comme MRM le rapporte justement. La mort du père a-t-elle libéré Freud de la judaïté comme un poids et comme un interdit, si bien qu’il a pu s’aventurer dans la terra incognita et prohibita des dieux et déesses païennes, en une transgression idolâtre ? Arbitraire du livre et de la collection, arbitraire des portraits, arbitraire des séquences historiques, ou bien dilettantisme amoureux de l’essayiste collectionneur qui s’entiche soudain, sans méthode et sans assise, d’une thématique où il plonge sa curiosité, entraînant le lecteur, ou suprême intuition de leur juxtaposition qui ressemble souvent, pour paraphraser Maldoror, autre chantre des écorchements inquiétants et du fétichisme d’objets déplacés, juxtaposés, agrandis, rendus mythiques, à la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie, telle cette page qui associe le polychreston, singulière panacée de Théophraste Renaudot, fondateur de la Gazette, à l’affaire des sorcières de Loudun. Nous avons finalement l’image d’un Freud plus chamanique que rabbinesque, puisque tel est le visage que prend aujourd’hui le débat sur Freud, dans une époque qui tâche de relativiser son ambition scientifique, soucieuse de libérer l’homme de l’emprise religieuse. Pourtant, dans celles de ses œuvres où il touche au plus près de la question religieuse, « ces objets aident Freud à penser la théorie et à la vérifier, à élaborer sa technique, et à enrichir et illustrer les explications et les interprétations données aux patients ». Collections cathartiques, mais pour qui ? Freud devient ici le modèle (unique en son genre ?) d’un collectionneur non avare « qui peut laisser voir ses trésors et même donner de petits objets »… Sylvie Taussig

Le visiteur du cabinet de Freud à Londres
(Freud Muséum), ne peut que remarquer
l'accumulation d'objets antiques. Freud
collectionne rêves, mots d'esprit, lapsus...
et antiquités. Michelle Moreau Ricaud
analyse le rôle de cette passion dans
l'invention de la psychanalyse et nous
aide à comprendre, à travers l'étude de
plusieurs figures de collectionneurs, tels
que sir Thomas Phillipps, Balzac, Garcian
de Clérambault, les ressorts du désir qui
les anime.

Psychanalyste, docteur en psychologie clinique,
membre du Quatrième Groupe, ehercheure associée
au centre « Psychanalyse et Médecine » (univ. Paris
Diderot-Paris?), Michelle Moreau Ricaud est
secrétaire scientifique de l'Association internationale
d'histoire de la psychanalyse, membre de la Société
médicale Balint, présidente de la Maison Sàndor
Ferenczi-Paris. Elle a publié Cure d'ennui. Écrivains
hongrois autour de Sàndor Ferenczi, Paris,
Gallimard, 1992 ; Michael Balint. Le renouveau de
l'École de Budapest, Toulouse, Ères, 2000, rééd.
2007, et a collaboré à de nombreuses revues
françaises et étrangères.

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