L'homme solitaire et la voie du Réel
Philippe lacadée, psychiatre et psychanalyste à Bordeaux, est membre de l'Ecole de la Cause freudienne et de l'Association Mondiale de Psychanalyse. Il est l'auteur aux éditions Michèle du Malentendu de l'enfant, ce que nous disent les enfants et les adolescents d'aujourd'hui (édition revue et augmentée en 2010) de Vie éprise de parole, fragments de vie et actes de parole (2012) et La vraie vie à l'école, la psychanalyse à la rencontre des professeurs et de l'école (2013) et aux éditions Cécile Default de L'éveil et l'exil (2010) et de Robert Walser, le promeneur ironique (Prix oedipe des libraires 2011)

François Augiéras, né le 15 juillet 1925 à Rochester, aux États-Unis, voulait accéder au réel du monde d'avant nous, les êtres humains dits civilisés venus le dénaturer. Le réel prit, pour lui, la figure de l'Autre en tant qu'Univers-divin auquel, au-delà de son amour, il dédia la jouissance de son être. Il voulut s'extraire de la lumière grise de Paris qu'il détesta dés son enfance, pour atteindre la lumière d'une lucidité transcendantale. Il se tint à l'écart des humains d'abord dans le désert d'El Goléa, inspiration de son livre remarqué Le Vieillard et VEnfant, et, en fin de vie, dans sa grotte de Domme où il écrivit Domme ou l'Essai d'Occupation. Il meurt seul à l'hospice à 47 ans.

Il fut écrivain et peintre. « Ma plus belle œuvre d'art, serait-ce ma vie ? » Aventurier de l'esprit, il fut une des figures les plus fascinantes et scandaleuses de la littérature de son époque suscitant l'enthousiasme d'André Gide, Marguerite Yourcenar, Yves Bonnefoy... Le nouage de son écriture et de son existence fait entendre une expérience du réel inédite. Sa quête du Dieu-Univers l'amena, dans une énergie sans mesure, à être à l'écoute des pulsions du vivant de la nature. Il annonça la venue de ['Homme Nouveau du Plan divin, en osmose avec l'Univers. Il disait être un malheureux « qui, [...] s'est "amusé" à inventer à lui tout seul une civilisation inconnue [...] bien sûr cela retiendra l'attention d'un psychiatre, mais non pas celle des autorités : je n'en demande pas davantage. »

Voilà donc retenue mon attention de psychanalyste, et voici ce livre dans lequel j'ai essayé d'être le passeur de l'œuvre-vie de François Augiéras qui, depuis son fameux Lit de fer, s'était hissé sur son escabeau pour se faire cet artiste-délinquant, comme il se nomma lui; même, dans la mise à nu par l'écriture du réel auquel il eut affaire

 

 

Philippe Lacadée, « passeur » de François Augiéras

 

Le dernier livre de Philippe Lacadée, François Augiéras, L’Homme solitaire et la voie du Réel,  nous ouvre les portes de l’univers de cet écrivain, « une des figures les plus fascinantes et scandaleuses de la littérature de son époque »[1], qui fut aussi peintre, et pourtant bien peu connu de son vivant au XXe siècle. En attirant notre attention sur la singulière trajectoire de cet homme hors du commun, Philippe Lacadée nous accompagne dans la découverte de son œuvre, avec une lecture psychanalytique lacanienne qui en cherche la logique, c'est-à-dire ne portant pas sur la psychogénèse de l’auteur, mais centrée sur sa démarche artistique : « Loin d’en faire un cas, j’ai choisi de faire cas de sa géniale technique »[2], nous précise-t-il.

Une rencontre inaugurale

Philippe Lacadée a une thèse concernant François Augiéras : « Du fait du désordre symbolique dans lequel il fut pris dès sa naissance, Augiéras allait s’orienter de la nature et du cosmos pour y trouver sa voie, sa solution imaginaire le conduisant à la réaliser dans le réel, jusqu’à, s’absentant de son corps, y perdre sa vie. C’est ce que j’ai nommé la voie du Réel. »[3] Et c’est ainsi que pas à pas, nous suivons l’itinéraire de cet homme qui va inventer sa vie, devenir un « Homme Nouveau »[4], en se réglant sur le réel qu’il éprouve dans son corps, au plus près de son lien au cosmos, ce dont son écriture poétique témoigne. P. Lacadée met tout d’abord en évidence le moment-clé où F. Augiéras commence à écrire. Il nous montre comment cette décision s’impose à lui, dans un moment de déréliction, après avoir été objet de jouissance d’un oncle, à la fois père symbolique substitutif, mais aussi figure de père jouisseur : « cet homme qui me force à je ne sais quelle écriture – les premières lettres de moi ne furent-elles pas les stries creusées par mes ongles sur le drap blanc ; qui cherche son plaisir et m’apprend à son insu une écriture face au ciel noir »[5]. A partir de cette rencontre, s’origine son « Étrange journal d’artiste » qui sera publié pour la première fois en 1949 (à compte d’auteur), puis réédité dans sa version intégrale aux éditions de Minuit, sous le pseudonyme de Abdallah Chaamba. Sur ce point, P. Lacadée note : « son écriture attribuée à un enfant arabe, son double, issue de la pierre du désert, dans le réel de la nature, viendra aussi faire trou dans le réel du monde de la littérature »[6]. C’est une « écriture de l’indicible, […] qui n’oublie jamais l’ambivalence profonde et inaugurale de l’initiation. Son destin d’écrivain naît de cette infamie »[7].

Jouissance et solitude

Philippe Lacadée suit F. Augiéras au plus près de ses textes, dans une lecture qui rend sensible sa démarche et son effort toujours renouvelé, quasi quotidien, de rendre compte, par l’écriture, de ce qui se passe en lui-même lorsqu’il est traversé d’une jouissance effrénée, hors-sens, éprouvée lors d’expériences que l’on peut qualifier d’« extatiques ». F. Augiéras vit de multiples relations homosexuelles (sur le mode de la rencontre avec un double) et va consentir à la féminisation de son être pour « trouver dans le réel, à (s)es risques et périls, un style de vie qui tienne face à la splendeur des astres ».[8]

Pourtant, la position de F. Augiéras par rapport au fait religieux est clairement de rejet, surtout quand il est représenté par le christianisme dont il dénonce le dévoiement. Il rejette aussi cette société du XXe siècle, cette « civilisation dégradée »[9] basée sur le matérialisme, ainsi que l’art et les artistes qui ne sont que les reflets de cette époque corrompue. Refusant tous les semblants, dénonçant leur facticité, il se retrouve de plus en plus seul et dans la certitude que la voie qu’il suit est la seule possible. « Son œuvre est là », nous dit P. Lacadée, « pour témoigner que la civilisation européenne dégradée a touché au Ciel antique, à son Dieu »[10]. Cette trajectoire le conduit à ne vouloir plus faire qu’Un avec la nature et le cosmos, « sous le mode d’être la seule étoile qui manque au ciel : un Quasar »[11]. Cette construction « délirante » a une logique singulière, difficile à mettre à jour, devant laquelle P. Lacadée ne recule pas, en nous proposant une lecture lacanienne des textes d’Augiéras.

Quelle boussole ?

Pour cela il s’appuie sur les avancées de Jacques-Alain Miller, concernant l’objet a, objet dont la logique a été dégagée par Lacan, « résultat toujours d’un forçage, d’un passage au-delà des limites […], élément intensif qui périme toute notion de mesure, qui va vers le toujours plus, qui va vers le sans mesure » »[12]. Cet objet n’est-il pas « la boussole de la civilisation d’aujourd’hui ? » propose Jacques-Alain Miller. C’est aussi ce dont P. Lacadée se sert pour « déchiffrer » les textes d’Augiéras et donner cohérence à cette œuvre mystérieuse. Ces références nous éclairent sur ce qui mène un sujet au-delà de la souffrance, au-delà des limites de son propre corps, limites toujours repoussées pour atteindre un gain de vie venant sans doute faire contre-point à une mortification qui le guette en permanence. Toutes ces expériences extrêmes vont conduire F. Augiéras à une métamorphose de lui-même, via ses objets a (regard et voix), jusqu’à ce qu’il voit en lui-même « la Claire Lumière Primordiale »[13] et entende « presque le bruit de Dieu, presque le son primordial »[14].

Philippe Lacadée, « passeur » ?

Ce n’est pas la première fois que P. Lacadée nous entraîne dans le sillage de certains auteurs : il nous a déjà mis dans les pas de « L’homme aux semelles de vent » ainsi désigné par son ami Verlaine qu’était Arthur Rimbaud, il nous a fait pénétrer dans l’univers de Robert Walser, Le promeneur ironique[15] et aujourd’hui, il nous fait découvrir cet « artiste délinquant »[16] qu’est F. Augiéras. Ces trois écrivains ont en commun leur errance, leur « liberté libre dont parlait Rimbaud »[17], mais un autre point ne pourrait-il pas leur être appliqué à tous trois : une écriture poétique au plus près du réel ?

Il est sans doute plus facile de lire F. Augiéras aujourd’hui qu’à l’époque où ses livres sont parus (et où il y avait encore matière à scandale). Celui-ci apparaît, dans la littérature de son époque, comme un électron libre, mais on peut dire aussi que c’est un précurseur : le réel et la jouissance sont les matières premières fécondes de son écriture, tendance, pourrait-on dire, très contemporaine.

C’est en retenant l’attention du psychanalyste que l’œuvre de F. Augiéras est aujourd’hui reparcourue. Ce qui m’a frappée, pour ma part, c’est son style : subtil, raffiné, très poétique. Ce jeune homme étrange, qui avait fait le choix d’arrêter ses études à 15 ans, écrit de manière très ciselée. Certains passages sont comme des épures. Dans le Périgord, chez son oncle paternel auprès duquel sa mère s’était réfugiée après la mort de son mari, il avait eu accès, très jeune, à une bibliothèque où les grands noms de la littérature figuraient. Sans doute en était-il empreint. Mais le fait  qu’il soit « branché » sur le réel, sur la nature, en prise directe avec la sensation, le corps, est sans doute ce qui donne à son écriture ce caractère exempt de fioritures. Le magnifique Voyage au Mont Athos nous entraîne dans un pèlerinage initiatique où, dans un dénuement quasi-total, le personnage principal (déjà mort) nous décrit une traversée en lien étroit avec une nature parfois idyllique, parfois hostile qui le conduit, dans une solitude absolue, aux rivages de lui-même : un Un-tout-seul[18]. Il n’en sort pas indemne, le lecteur non plus…

Lire Philippe Lacadée lisant François Augiéras est passionnant, il nous emmène en voyage et très vite, il nous oblige à ouvrir les pages des cahiers de F. Augiéras où il a consigné ses premières traces d’écriture et à le suivre dans ses différents périples autant intérieurs qu’extérieurs. La lecture de L’homme solitaire et la voie du Réel de P. Lacadée est aussi facilitée par la forme de cet ouvrage, séquencé en chapitres et sous-chapitres courts, avec des titres et des sous-titres au plus près des textes poétiques de celui qui l’a si brillamment inspiré.

 

 

                                                                                                                                                                     Marie-Christine Ségalen

Octobre 2016

 

 

 

[1]  Lacadée P., François Augiéras. L’Homme solitaire et la voie du Réel,  Paris, Éditions Michèle, juin 2016, 4e de couverture.

[2]  Ibid., p. 255.

[3]  Ibid., p. 13.

[4]  Ibid., p. 24.

[5]  Augiéras F., Le vieillard et l’enfant, Paris, Minuit, 2011, [éditions précédentes : 1954,1963], p. 71.

[6]  Lacadée P., op.cit., p. 23

[7]  Ibid., p. 111.

[8]  Augiéras F., Le voyage des morts, Paris, Grasset, Les cahiers rouges, 2000, p. 84.

[9]  Lacadée P., op.cit., p. 13.

[10]  Ibid., p. 17.

[11]  Ibid.

[12] Miller J.-A., « Une fantaisie », Mental n° 15, février 2005, p. 11.

[13] Lacadée P., op. cit., p. 187.

[14] Ibid., p. 195.

[15] Lacadée P., Robert Walser, Le Promeneur Ironique,  enseignements psychanalytiques de l'écriture d'un roman du réel, Éditions Cécile Defaut, 2010. 

[16] Lacadée P., François Augiéras. L’Homme solitaire et la voie du Réel,  Paris, Éditions Michèle, juin 2016, p. 77.

[17] Ibid.,  p. 192.

[18] Miller J.-A., 4ème de couverture du Séminaire de J. Lacan, livre VI, Le désir et son interprétation, La Martinière/Champ Freudien, Juin 2013.