auteur Né en 1943 à Saint Louis (Missouri), John J. Winkier fut moine bénédictin avant d'entrepren- dre une brillante carrière dans le domaine des études classiques. Helléniste et latiniste accompli, il fut enseignant et chercheur à Puniversité de Yale, puis à Puniversité de Stanford. Il s'engagea dans les luttes féministes et gay, et fut l'un des premiers, dans les années soixante-dix, à dénon- cer les pratiques de harcèlement sexuel dans les universités américaines. Il est Fauteur et Pédi- teur de plusieurs ouvrages qui ont profondément marqué le champ des études classiques : dans le domaine littéraire (son étude narratologique de UAne (for d'Apulée, Auctor & Actor ; la direction du colloque sur le théâtre grec Nothing to Do with Dionysos ?), dans le domaine philologique (son édition scientifique, en collaboration avec A. Stephens, de romans grecs, Ancient Greek Novels), et dans le domaine anthropologique de Phistoire de la sexualité et de Phistoire des femmes (sa contri- bution au colloque Before Sexuality. Thé Construction of Erotic Expérience in thé Ancient Greek Worid) qu'il a copublié avec F. Zeitlin et D. Halperin. John Winkier est mort du sida en 1990 et plusieurs de ses travaux ont été publiés de façon posthume. Le John J. Winkier Mémorial Trust, fondé en 1990 par ses collègues et amis, a pour but de per- pétuer la mémoire de John Winkier et de promouvoir la recherche dans les domaines qu'il affec- tionnait (philologie, anthropologie, gender studies) : chaque année, un prix est décerné à Pétudiant auteur du meilleur article dans un domaine inédit ou marginal des études classiques. Les traductrices Sandra Boehringer, née en 1972, est agrégée de lettres classiques, ancienne pensionnaire de la Fondation Thiers. Après avoir suivi une formation en sciences de PAntiquité à Puniversité de Strasbourg II, elle a soutenu une thèse de doctorat à PÉcole des hautes études en sciences socia- les (EHESS) portant sur les questions de sexualité et de genre dans le monde antique. Elle a publié, en 1999, aux éditions Autrement, Dika, élève de Sappho, Lesbos, 600 av. J.-C. Elle est Fauteur de plusieurs contributions scientifiques, elle enseigne les langues anciennes à Puniver- sité de Strtasbourg-II, où elle poursuit ses travaux de recherche. Nadine Picard, née en 1948, est professeur agrégé d'anglais. Elle a enseigné à Lausanne, Boston et Wellesley (Etats-Unis) avant de s'établir à Strasbourg, où elle exerce actuellement en lycée. Elle participe depuis plusieurs années à la Section clinique de PÉcole de la cause freu- dienne de Strasbourg et a plusieurs traductions d'articles scientifiques à son actif.

29 RUE MADAME PARIS 6e

epel .paris @ wanadoo .fr
0145442400

Thé Constraints of Désire est devenu
un classique dans les pays anglo-saxons,
au point qu'il n'est pas un seul essai sur
l'amour et le sexe à Rome ou en Grèce
qui ignore cette réflexion pionnière.
L'ouvrage, publié en 1990 à New York,
réunit des articles et des communica-
tions produites par John Winkier entre
1978 et 1989. Véritable essai sur la
construction des genres dans PAntiquité,
l'œuvre de John Winkier est la mise en
acte d'une technique de lecture qui
concilie avec éclat anthropologie, fémi-
nisme et philologie classique.

L'auteur propose ses propres traduc-
tions des textes grecs et latins, très éloi-
gnées des traductions officielles, ce qui a
réclamé, pour sa traduction, un soin par-
ticulier et une compétence dans des
domaines aussi variés que la philosophie
antique, la poésie mélique, la papyrolo-
gie, les traités d'interprétation des rêves,
la physiognomonie, la médecine, etc. Le
défi d'une traduction n'a été relevé par
aucune des grandes maisons d'édition en
France et, depuis une dizaine d'années,
les travaux français et anglo-saxons sur
les questions de genre et de sexe dans le
monde antique se développent « à
part », sans dialogue ni rencontre.

La première partie de l'ouvrage, cen-
trée sur les hommes, regroupe trois cha-
pitres (« Actes contre nature : conven-
tions érotiques dans UInterprétation des
rêves d'Artémidore », « Faire la loi :

la supervision du comportement sexuel
dans l'Athènes classique », « Les chaînes du désir : les charmes érotiques »). Une étude des modalités de Papprentissage érotique
dans le roman de Longus (« L'éducation de Chloé : blessures secrètes du sexe ») opère la tran-
sition avec une seconde partie, centrée sur les femmes, composée de trois chapitres (« Les mille
ruses de Pénélope [et celles d'Homère] », « La double conscience dans la poésie de Sappho »,
« Le rire de l'opprimée : Déméter et les jardins d'Adonis »). L'ouvrage est introduit par une mise
au point méthodologique : Fauteur replace chacun des thèmes abordés dans le contexte de la
recherche actuelle et insiste sur Rapport fondamental de Panthropologie culturelle pour la com-
préhension des textes anciens.

Il n'y a pas si longtemps encore, les sciences sociales considéraient généralement le sexe
comme une donnée non analysable, une annexe de la biologie, voire de la psychologie, mais non
comme un objet de recherche culturelle. Les choses changent avec Michel Foucault, qui, dans son
Histoire de la sexualité, montre que la « sexualité » est un dispositif spécifiquement moderne,
une nouvelle façon au XIXe et au XXe siècle de parler d'un soi constitué autour de particularités
et de désirs sexuels bien définis (et que l'on peut donc classer).

En ce qui concerne le monde antique, nos connaissances passent le plus souvent par le filtre
d'artefacts, et les informations sur la vie des femmes grecques nous parviennent, grandement
déformées, par le truchement de lieux communs énoncés par les hommes. La priorité du cher-
cheur, antiquisant et anthropologue, doit être de retrouver les postulats ou les conventions qui
régissaient les propos publics. L'étude des femmes dans l'Antiquité ne peut aller très loin si elle
ne s'accompagne pas d'un examen tout aussi minutieux des hommes et de la manière dont ils
construisent leur identité de sexe et de genre. Il apparaît alors que ce que les hommes disaient
des femmes et d'eux-mêmes n'était, pour une bonne part, qu'un pur et simple bluff

Les Grecs insistaient de façon constante sur la domination et la soumission mises en acte dans
la pénétration phallique. Artémidore passa des années à étudier les significations sociales que les
individus moyens assignaient à leurs rêves. Sa théorie et sa pratique de l'interprétation font de lui
un témoin unique des conceptions communes, parce qu'il pensait que son rôle était de laisser par-
ler d'elles-mêmes les significations sociales véhiculées par ses clients. Or, il se trouve que ces
significations sont structurées selon les trois présupposés de l'androcentrisme, du phallocentrisme
et de la possession.

A Athènes, la rigueur de l'éthique sexuelle s'appliquait aux citoyens lorsqu'ils briguaient une
charge politique : chacun d'eux alors se soumettait à une enquête publique sur sa vie privée, y
compris sur ses comportements sexuels. Pourtant, à y regarder de plus près, les rapports d'accu-
sation et de défense montrent clairement que, loin de réguler les comportements sexuels, les cri-
tères éthiques constituaient en réalité un moyen pour les hommes de s'assurer une certaine image
publique d'autorité, et permettaient aux membres de l'élite de s'affronter pour des raisons plus
politiques que morales.

Les femmes aussi, malgré toutes les restrictions édictées par les hommes, pouvaient exercer un
certain degré d'autonomie à condition de rester loin des projecteurs de l'examen public. Mais, la
signification sociale du sexe se faisant en termes de domination, il faut examiner de plus près la
question de la violence contre les femmes. Evoquant les charmes érotiques, de nombreux papyrus
magiques grecs regorgent de violentes images où l'amant pratique une cérémonie dont le but est
de faire en sorte que la femme qu'il désire brûle et souffre jusqu'à ce qu'elle se donne à lui.
Pourtant, dans ces célébrations, le scénario latent suggère que c'est l'amant lui-même, seul, la nuit, se sentant victime d'une passion sans remède, qui projette symboliquement sa propre
détresse sur sa victime supposée.

Dans le roman de Longus, Daphnis et Chloé, deux adolescents amoureux font très différemment
Pexpérience de la violence sociale. Le texte reste celui d'un homme, mais il introduit des pers-
pectives dérangeantes dans son traitement de la socialisation érotique, en particulier celle de Phé-
roïne. Longus traite la violence d'une manière qui peut paraître délibérément ambiguë et qui
oblige le lecteur à « lire à contresens », en confrontant ses approximations et ses silences aux
normes culturelles de son époque. La violence exercée contre les femmes se présente à la fois
comme une des choses de la vie et comme un étau, contre nature et terrible, se refermant inexo-
rablement sur Chloé alors qu'elle est dans l'épanouissement de sa jeunesse.

La deuxième étape de la recherche de J. Winkier vise à reconstruire la dignité et Pautonomie
des femmes grecques, sous-estimée, aussi bien par les hommes grecs de PAntiquité que par les
théoriciens modernes de la victimisation. La Pénélope d'Homère, la poésie lyrique de Sappho et
les rites féminins en Phonneur de Déméter et d'Aphrodite peuvent nous apporter le pendant
assourdi des propos de comptoir des hommes qui résonnent tant dans le répertoire antique.

Dans l'Odyssée, Homère rend hommage au rôle de l'épouse grecque, discrète et efficace, et
révèle, avec une grande subtilité, l'importance de Pénélope dans l'évolution de l'intrigue : la métis
(ruse) de la femme d'Ulysse est au moins aussi grande que celle de son époux.

Quant à Sappho, dans le contraste délibéré qu'elle dessine entre les valeurs féminines et mas-
culines, la poétesse reproduit en partie Pacception commune de la séparation des sexes, mais elle
y introduit une nuance. La distinction qu'elle opère entre la perspective des femmes et celle des
hommes révèle une double conscience des deux systèmes et leur supposée relation de soumission
à domination. Mais, tout comme les communautés linguistiques que l'on oblige à être bilingues,
Sappho en comprend davantage sur les pratiques « dominantes » des hommes qu'eux-mêmes
n'en comprennent sur la « soumission » des femmes.

Le symbolisme de deux fêtes célébrées respectivement par les épouses-citoyennes (les
Thesmophories) et par les femmes en général (les Adonies) permet à Winkier de mettre au jour
une autre perception des apports des hommes et des femmes à la perpétuation de la famille.
Marcel Détienne, dans ses Jardins d'Adonis, assigne à ces fêtes une signification androcentrique
en associant les hommes au travail productif et les femmes au plaisir éphémère. Or, la comparai-
son d'une structure de mythe et de la structure rituelle des fêtes, suggère le contraire : les fem-
mes auraient perçu leur propre travail comme englobant et soutenant celui des hommes dont la
contribution à la production des enfants et des récoltes aurait été, bien qu'indispensable, relati-
vement brève et éphémère.

Les analyses menées dans ces sept études révèlent à quel point les interprétations tradition-
nelles des textes anciens font preuve d'ethnocentrisme et d'androcentrisme ; elles montrent com-
ment, une fois identifié « le point aveugle » des textes et des images, le lecteur contemporain
peut dépasser le discours dominant pour mieux connaître Punivers des femmes grecques, les
représentations quotidiennes des Anciens, pour approcher quelque peu les fantasmes et les ima-
ginaires de ce monde qui fascine tant les modernes.