des travaux et des jours
Clinique du suicide, coordonné par Geneviève Morel Editions Erès, 2002, Collection « Des Travaux et des Jours » #1Par Sophie Mendelsohn La question du suicide reste, aujourd'hui encore, posée comme une énigme. Qui se suicide, quand se suicide-t-on, quel est le sens de cet acte radical ' La difficulté d'apporter des réponses claires qui permettraient d'empêcher que des sujets ne se soumettent à cette épreuve mortelle et l'angoisse que cela ne manque pas de susciter chez ceux qui sont amenés à témoigner après-coup de cet acte - psychologues, psychiatres, psychanalystes' - expliquent peut-être la rareté des travaux cliniques qui sont consacrés au suicide. Ce livre collectif prend le courageux parti d'ouvrir le questionnement suscité par le suicide à une exploration à la fois transnosographique et transdisciplinaire. Les auteurs, des psychanalystes pour la plupart, ont en effet longuement travaillé cette question lors de séminaires et de colloques avec des médecins généralistes et des philosophes, des anthropologues, des sociologues, des philologues. Geneviève Morel, Lucile Charliac, Carine Decool, Sylvie Boudaillez et Diana Rabinovich exposent des cas issus de leur clinique de psychanalystes, à travers lesquels on peut repérer la fonction spécifique de l'acte suicidaire selon la structure psychique où il s'inscrit, psychose (en particulier la mélancolie ou la schizophrénie) ou névrose. La mort n'étant jamais identique à elle-même, aucun suicide ne ressemble à un autre, aucun suicide n'en vaut un autre : ces cas cliniques permettent de comprendre que cet acte, qui vise l'annulation du sujet, s'inscrit dans la quête d'une subjectivité qui bute sur un impossible et signe son échec ' mais cet échec même n'est-il pas encore l'effet du sujet qui est déjà au-delà ' Franz Kaltenbeck, Jacques Aubert, Jean Bollack et Geneviève Morel tentent de comprendre d'une part au travers de grandes figures d'écrivains suicidés, Heinrich von Kleist, Adalbert Stifter, Gérard de Nerval, Virginia Woolf, ou encore Primo Levi comment l'écriture peut être à la fois un recours contre la désagrégation subjective et une précipitation vers le suicide et de saisir d'autre part, au travers de figures féminines de la tragédie antique, Déjanire, Médée ou Antigone, l'engrenage fatal qui lie la mort de l'Autre à leur propre suicide. François Morel, Renata Salecl et Léon Vandermersch cherchent à situer le suicide dans le contexte d'une rupture brutale du lien social rendue possible par certains agencements déterminés : l'emprisonnement qui peut prendre la valeur d'un arrêt de mort lorsque s'y joue la négation du statut de sujet du prisonnier ; la guerre, qui favorise une logique groupale et, une fois finie, renvoie le soldat à une individualité écrasante ; l'éthique sociale chinoise à la faveur de laquelle se développe une culture qui survalorise la mort volontaire comme dépassement de la morale ordinaire. Enfin, s'interrogeant sur le statut du suicide, Slavoj Zizek souligne que l'objectivation et la quantification du suicide d'une part et sa transformation en un pur acte existentiel d'autre part, ne permettent pas de définir le champ dans lequel s'inscrit cet acte. C'est ce champ même qu'Alenka Zupancic tente de cerner en renvoyant à la position kantienne qui fait de l'exécution de Louis XVI l'équivalent formel d'un suicide de la société toute entière, « un abîme qui engloutit tout », l'ordre symbolique s'y effondrant. Ce « suicide » sur lequel se fonde la modernité situe le sujet dans un champ complexe borné par la loi et par la jouissance, qui à la fois s'excluent et s'impliquent mutuellement : cette alternative impossible ne peut être dépassée que par l'équivoque promesse d'un « plus-de-jouir », qui est à la fois un « jouir (encore) plus » contre et au-delà de la loi et un « ne plus jouir (du tout) » dans la mort. La philosophe slovène remarque que cette position paradoxale, dans laquelle est mis le sujet de la modernité, trouve sa « résolution » - mais quelle résolution ! ' dans l'acte du suicide, qui réalise ces deux faces du « plus-de-jouir » dans une négativité sans retour. S'interroger sur le suicide, comme le montrent à leur manière chacun des textes de ce recueil, c'est donc considérer que la mort, dont notre société a fait un tabou, a bien quelque chose à dire sur la structure du sujet vivant et ses modes de subjectivation contemporains. Et ce n'est certes pas la rubrique des « faits divers » qui démentira l'intérêt et l'actualité de ces réflexions'.

Le suicide est un véritable fléau social,faits divers et statistiques le prouvent. Les cliniciens, psychanalystes, psychiatres, médecins généralistes, psychologues le rencontrent quotidiennement comme une énigme à résoudre dans l'urgence, s'il n'est pas déjà trop tard.
Après une tentative de suicide, le psychanalyste n'a qu'un seul remède : laisser parler le sujet, voire l'inciter à la parole, lorsqu'il le rencontre après un passage à l'acte qui l'a laissé muet et atterré. Il en résulte un savoir surprenant, construit à partir de ce que le sujet voulait occulter en rejetant son inconscient dans l'acte. Cette production a un effet thérapeutique et elle peut prévenir une répétition fatale. Par ailleurs, elle nous enseigne sur les causes du suicide (contingence ou nécessité ?), sur la nature de son agent (objet ou sujet ?), sur les circonstances et le moment de sa décision (choix forcé ou liberté ?), sur la place du sujet dans (ou hors de) son acte.
La gageure de ce livre est donc de faire parler ce qui s'était refusé au dire, au prix de la vie : d'où les nombreuses études de cas cliniques ou littéraires qu'y trouvera le lecteur, car il s'agit d'un savoir singulier où le détail compte, et qui ne se laisse pas facilement rassembler en des catégories générales. Son pari est aussi une rencontre et un dialogue entre des cliniciens et des savants d'autres disciplines :littérature, philosophie, philologie, anthropologie, qui, tous, ont été interrogés et touchés par ce problème.
Geneviève Morel est psychanalyste, agrégée de mathématiques, ancienne élève de l'ENS
Avec la participation de : Jacques Aubert, Jean Bollack, Sylvie Boudailliez, Lucile Charliac, Carine Decool, Emmanuel Fleury, Franz Kaltenbeck, Brigitte Lemonnier, Martine Menès, François Morel, Diana Rabinovich, Renata Salecl, Guillaume Vaiva, Léon Vandermeelsch, Slavoj Zizek, Alenka Zupancic.