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Ce que Lacan nous enseigne
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Ce que Lacan nous enseigne
L'ouvrage collectif Ce que Lacan nous enseigne fait état d'un nouveau moment de la recherche du laboratoire EA 4007 « La Section clinique » de l'Université Paris 8, Vincennes-Saint-Denis. Il fait suite à l'ouvrage Lire Lacan au XXL sièck. La thématique générale s'oriente principalement autour du programme de recherche du laboratoire. Comment lire Lacan aujourd'hui ? Ce que Lacan nous enseigne sous l'éclairage apporté par l'enseignement de Jacques-Alain Miller tente de répondre à un certain nombre de questions. Comment se référer à l'œuvre de Lacan au XXIe siècle pour interpréter la clinique contemporaine et l'émergence de nouveaux symptômes ? Quels liens peuvent-ils se tisser entre politique et psychanalyse à partir du corpus freudien revisité par Lacan pour penser le malaise de la civilisation ? Comment l'art interroge-t-il la psychanalyse ?
Ce questionnement ouvre au déploiement d'un programme dont la diversité fait montre de la cohérence théorique de l'orientation lacanienne de la psychanalyse.
Comme l'affirme J.-A. Miller « S'il y a une orientation lacanienne, c'est qu'il n'y a aucun dogme lacanien, pas même l'inconscient structuré comme un langage, aucune thèse ne varietur qui donnerait lieu à un abécédaire, bréviaire, compendium, dogmatique. Il y a seulement, une Conversation continuée avec les textes fondateurs de l'événement Freud, un Midrash perpétuel qui confronte incessamment l'expérience à la trame signifiante qui la structure ». Les travaux de l'équipe de recherche EA 4007 « La Section clinique » soutiennent cet échange avec les fondements de la psychanalyse. Notamment la formulation du sexuel au principe de la théorie freudienne et la fonction littérale support de cette formulation. Ils ambitionnent des apports théoriques témoignant d'une pensée en mouvement.
Avec les contributions de Dominique Corpelet, Caroline Doucet, Fabian Fanjwaks, Marie Faucher, Damien Guyonnet, Shufen Hao, Fabienne Hulak, Carolina Koretzky, Clotilde Leguil, Sophie Marret-Maleval, Aurélie Flore Pascal, Emmanuel Maudet, Leander Mattioli Pasqual, Mihalis Manousakis, Jacques-Alain Miller, Aurélie Pfauwadel.
www. champ social.com
607952
Pédagogie lacanienne ?1
1 Mes remerciements à Fabienne Hulak, Sophie Marret-Maleval, Emmanuelle Edelstein et Raphaël Boussion pour leur contribution précieuse à la rédaction de ce texte grâce à leurs lectures.
Ce que Lacan nous enseigne est le fruit d’un travail collectif auquel trente personnes, auteurs et éditeurs inclus, ont participé. L’ouvrage en question compte, parmi ses trois cents pages et dix-neuf productions textuelles, organisés autour de cinq axes centraux, des articles hétérogènes notamment au niveau des thématiques et qui témoignent de la recherche réalisée au département de psychanalyse de l’Université Paris 8 Vincennes-Saint Denis, par l’équipe de recherche « La section clinique » EA 4007. Le département, à son tour, fondé à l'initiative de Jacques Lacan, vise, selon les auteurs, à « transmettre un enseignement conceptuel de la psychanalyse, à partir de l’étude des textes de Freud et de Lacan, mais aussi à mettre à l’épreuve des problématiques contemporaines2
2 Hulak F. (s/dir.), « Ce que Lacan nous enseigne », Nîmes, Champ social éditions, 2023, p. 9. ». Cela notamment à travers un travail interdisciplinaire à partir duquel les sciences peuvent se « renouveler de l’expérience de la psychanalyse3
3 Ibid. ».
Parmi les cinq axes centraux, L’orientation lacanienne, Concept et clinique, Questions d'éthique, Au-delà de l’OEdipe, et L’escabeau et la lettre, on trouvera des travaux qui vont de l'épistémologie à la linguistique, de l'anthropologie à la littérature, du théâtre, de l’éthique, musique et sculpture à la clinique, de l’OEdipe et lalangue à la pensée chinoise, tout en partageant un trait : faire des avancées conceptuelles à la condition de ne pas se passer de ce que la subjectivité enseigne la clinique. À partir de ce trait commun, le lecteur, afin de cerner une image de l’ensemble de l'oeuvre, pourra se reporter aux questions fondamentales qui le structurent : « Comment se référer à l’oeuvre de Lacan au XXIe siècle pour interpréter la clinique contemporaine et l’émergence de nouveaux symptômes ? Quels liens peuvent-ils tisser entre politique et psychanalyse à partir du corpus freudien revisité par Lacan pour penser le malaise de la civilisation ? Comment l’art interroge-t-il la psychanalyse ?4
4 Id., p. 13. ».
En partant, comme disait Freud, d’un work in progress, le texte ne vise pourtant pas à introduire, argumenter ou situer l’usage ou la définition du concept d'enseignement chez Lacan. Le texte s’ordonne plutôt comme une série convergente de témoignages, dont les différentes réponses opérées par les textes, chacun à partir d'une énonciation singulière, se figurent, à partir de ce que Lacan enseigne, comme des éléments tressés autour d’un manque, comme dans l’art du collage. Métaphore due à Lacan, et qui nous permettra de saisir à la suite que son enseignement, ainsi que les effets qu'il produit chez ceux qui le suivent, implique un voisinage inouï entre le manque au coeur de l'art et l'incomplétude de la vérité des sciences. On y reviendra.
L’ensemble de ces éléments mentionnés imposent à l’écriture du présent texte, cependant, une question d’ordre méthodologique : comment aborder un ouvrage qui traite de la singularité
radicale, en l'occurrence un texte qui présente plus de dix-neuf perspectives différentes, de thématiques si diverses et de champs du savoir si hétérogènes, sans les réduire à l’homogénéité d’un compte-rendu, qui ne ferait que verser le singulier dans l’universel, ni à un travail de commentaire qui demanderait, à juste titre, la forme et l’extension d’un long article ?
En tant que troisième voie et alternative à ces deux modes d’approche qui ne rendraient pas justice à l'esprit de l'oeuvre, le présent travail s’oriente plutôt sur la clé de la surprise du lecteur qui vous parle, dans l’esprit d’un vif désir de savoir causé par le texte, tout en gardant une forme d’énonciation qui résonne avec le contenu du livre et que puisse contribuer avec quelques apports et souligner certains éléments fondamentaux pour saisir ce qu’on pourra comprendre par “enseignement” en psychanalyse. En d'autres termes, il s'agirait ici de proposer au lecteur non averti, celui qui reste néanmoins intéressé voire causé dans son désir par la psychanalyse, un court essai qui donne accès à l'ouvrage en question, tout en gardant, pourtant, l’esprit du texte ; l’intersection entre le style de chaque auteur, et l’enseignement de Lacan comme boussole de lecture, écriture et interprétation.
L'objet de l'enseignement
Cela étant dit, commençons par le titre. Au niveau syntaxique, Ce que Lacan nous enseigne consiste dans une proposition substantivée en désignant un objet : l’enseignement de Jacques Lacan. Le titre ne saurait, pourtant, se passer d’un effet de curiosité. Cet objet, de quoi s’agit-il ? Comment est-il démontré ? (Qu’est-)ce que Lacan nous enseigne, finalement ? Dès à présent, à un niveau plus élémentaire, le titre met en cause un désir de savoir qui interroge la fonction de l'objet. C'est à partir de l'objet de cet enseignement, objet auquel Lacan accorde une place unique dans son propre genre, qu’on pourra saisir comment l’enseignement en psychanalyse n’opère pas sans une référence à l'articulation entre sujet et objet, ceci notamment á partir d’un manque ; d’un trait d’incomplétude porté par le désir au coeur du savoir.
Si le titre suggère un discours démonstratif, l’objet de l’enseignement de Lacan, à son tour, serait-il de l’ordre de la démonstration, comme l’objet dans les sciences l’est ? C'est-à-dire, l’objet en psychanalyse serait-il de l’ordre du savoir scientifique, dont on pourra repérer clairement les prémisses, ordonner les énoncés, bâtir et évaluer ses assertions pour parvenir à un certain nombre de propositions falsifiables, expérimentalement reproductibles et universellement valables ? N'étant pas un objet de l’ordre de la démonstration scientifique, pourrait-on encore parler de savoir, en psychanalyse, surtout quand on vise la transmission, voire la pédagogie de ce savoir, définition courante d'enseignement ? Si ceci semble être le cas, il nous faudra, à propos de la notion d’enseignement, un bref détour pour le dégager de son acception commune et l'approcher de son sens analytique. C’est cette question qui, par la suite, nous permettra de concevoir qu’enseignement, du côté de la psychanalyse, et la pédagogie, du côté de la science, ne se recouvrent pas nécessairement.
Ainsi, pour accorder à la question de l'objet sa juste valeur, reprenons la phrase Ce que Lacan nous enseigne comme un axiome et remettons-le en format de question : s'il est vrai que Lacan nous enseigne, alors, qu’est-ce que Lacan nous enseigne ? L’enseignement de Lacan s’avère-t-il être homogène à ce qu’on appelle couramment une pédagogie ? Comment comprendre, ainsi, la portée et le sens de ce signifiant dans un champ tel que celui de la psychanalyse ?
L’enseignement qui manque de pédagogie
Comme point de repère, on pourra s’adresser à la signification commune de ce qu’on appelle pédagogie comme la définit le dictionnaire Larousse, « aptitude à bien enseigner5
5 « Pédagogie ». in Dictionnaire Larousse. Consulté le 25/02/2024 sur https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/p%C3%A9dagogie/58918 », ou, dans le Dictionnaire de l'Académie française, comme technique éducative : « ensemble de procédés employés pour les instruire et les former en fonction de certaines fins morales et sociales6
6 « Pédagogie » in Dictionnaire de l’Académie française. Consulté le 11/04/2024 https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A9P1157 ». Ces deux références font suivre un exemple de la qualité d’enseigner au négatif : manquer de pédagogie.
À propos de son enseignement, Lacan a consacré plusieurs décennies de sa vie à animer hebdomadairement un séminaire. Bien que les critiques à l'encontre de sa présence dans la culture intellectuelle du XXe siècle lui aient souvent reproché une pédagogie perçue comme lacunaire et obscure, l’enseignement de Lacan reste encore aujourd’hui source productive de malentendus. Parmi la multitude de reproches de ses détracteurs, on pourra trouver des critiques qui dénoncent, ainsi, un manque de pédagogie : manque de clarté, style excessif, carence de méthode ou encore l’usage questionnable de la logique et de la mathématique dans ses formulations, pour n’en citer que quelques-unes. Certains vont même jusqu’à attribuer l’étrangeté de la pédagogie de Lacan aux enjeux de son propre OEdipe7
7 Cf. Murray M., « Jacques Lacan : A critical introduction », Londres, PlutoPress, 2016, p. 19 . Ainsi, le verdict de ses critiques prendrait une forme : Lacan manque de pédagogie.
Lors d’une récente intervention à l’occasion de la parution du Le Séminaire, livre XV, L’acte psychanalytique de Jacques Lacan, Jacques-Alain Miller aborde la question de l’imaginaire qui entoure la figure de Lacan et qui anime ses détracteurs. Selon Jacques-Alain Miller, dans une référence subtile à la critique faite par Lacan du rôle de la mimesis dans l’art, dont la fonction de l’anamorphose dans le tableau de Hans Holbein Les ambassadeurs témoigne d’un trou dans la clarté de la parfaite représentation artistique de la nature8
8 Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Éditions du Seuil, 1984. , Lacan occupait « la fonction de la tâche dans le tableau, comme un piège au regard9
9 Miller, J.-A., « Lacan au présent », au Théâtre de la Ville – 10 février 2024. ».
Quelle est la raison qui justifie le fait que cet enseignement, qui, selon ses critiques, manque tellement de pédagogie, ait, néanmoins, intéressé tant de personnes et tellement impacté l’avenir de la psychanalyse ? Ne serait-il pas possible, comme maintes fois le sens commun se prononce à propos de la taille ou la complexité d’un livre, d'être plus clair, d’écrire plus succinctement, d'aller droit au but ? Si ce n'est pas le cas pour Jacques Lacan et que néanmoins, autour de lui, se situe l'un des grands courants de l'intellectualité du XXe siècle, comment comprendre la singularité de cette pédagogie si étrange, de cette transmission si énigmatique, de l’imaginaire si flamboyant qui l'entoure ?
Pour saisir le statut d’un enseignant qui bâtit son enseignement au-delà des attentes de la bonne pédagogie, on pourra recourir à une métaphore évoquée par Lacan en 1963, lors de son dixième séminaire, à savoir, la métaphore de l’art du collage. Selon Lacan, le statut de l’enseignant, se situe plutôt du côté de l’art : « S’ils [les professeurs] faisaient leur collage d’une façon moins soucieuse du raccord, moins tempérée, ils auraient quelque chance d’aboutir au même résultat à quoi vise le collage, soit d’évoquer ce manque qui fait toute la valeur de l'oeuvre figurative (...) par cette voie, ils arriveraient donc à rejoindre l’effet propre de ce qu’est justement un enseignement10
10 Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, Éditions du Seuil, 2004, p. 201-202. ».
Ainsi, selon Lacan, un enseignement ne peut pas se passer de deux caractéristiques fondamentales : d’abord qu’il est un art qui concède au manque une place centrale, et qu’un enseignement, en tant que tel, se mesure par ses effets, notamment subjectifs chez ceux qui le suivent. Il serait encore question de saisir le passage, le moment à partir d’où un sujet puisse advenir à cette place de l’enseignant, car différemment d’avoir un titre, la vie de Lacan en témoigne, il n’est pas donné qu’un enseignement se constitue en tant que tel. Ce que nous indiquerait que devenir enseignant, c’est l'oeuvre d’une vie.
Pour mieux saisir cette différenciation entre la fonction du professeur et celle de l’enseignant, à bien dire, entre le pédagogue au sens courant et l’enseignant au sens de Lacan, passons à un apport philosophique qui nous permettra de déplier, chez le philosophe notamment responsable de la création même du concept d’École, comment l’inscription d’un manque centrale, articulé aux notions du désir, du sujet et de l’objet, conduisent vers une resignification de la portée de ce qu’on appelle un enseignement.
L’objet, entre l’enseignement et la rhétorique
Dichotomie intéressante entre enseignement et rhétorique, Aristote, différemment de Lacan, situe le premier dans le cadre des disciplines dites scientifiques : « C’est en effet à l’enseignement qu’appartient le discours conforme à la science11
11 Aristote. « Rhétorique », Paris, GF Flammarion, 2007, p. 120. ». En revanche, la rhétorique comme l’art du
bien dire, est plutôt définie par Aristote comme l’« art oratoire (tekhnai tôn logôn) 12
12 Id., p. 115. », « ne relevant d’aucune science (epistèmè) délimitée13
13 Id., p. 113. », dont le but est de « discerner le persuasif sur tout ce qui est, pour ainsi dire, donné14
14 Id., p. 125. ». Chez Cicéron, célèbre philosophe et orateur romain, la rhétorique « est l'art de bien parler, c'est-à-dire celui qui discerne dans chaque question ce qui est convenable et qui a le talent de le dire avec éloquence15
15 Cicéron. « De Oratore ». Paris, Les Belles Lettres, 1961. Livre I, 18, 78. » et l’éloquence, continue l’auteur, « son but est de persuader, instruire ou réjouir16
16 Ibid. » l’audience.
Concernant la notion de persuasion, Aristote définit trois différentes espèces de discours : le premier réside « dans le caractère (èthos) de celui qui parle », le deuxième concerne « le discours (logos) lui-même, par le fait qu’il démontre ou paraît démontrer »17
17 Aristote. Op. cit., p. 126. et le troisième concerne « les auditeurs quand ces derniers sont amenés, par le discours, à éprouver une passion (pathos)18
18 Id., p. 127. ».
Or, comment comprendre le style obscur de Lacan à la lumière de la dichotomie entre l’enseignement et la rhétorique, entre la science déductive et l’art du bien dire ? Du côté de l’enseignement il y a, pourtant, le discours des universels, les sciences notamment, discours qui va de pair avec la pédagogie en tant que transmission d’un savoir démontrable et universalisable. De l’autre côté, la rhétorique, sous l’égide du particulier19
19 Id., p. 130. , indique la dimension d’une technique pas forcément scientifique qui s’articule dans l’intersection de l’ethos, du logos et du pathos, qui tout en s'articulant entre éthique, discours et corps, concerne un savoir que ne saurait se passer de l’énonciation du sujet, ainsi que d’une technique que vise le prélèvement des éléments dans le discours qui touchent le corps ; des signifiants, notamment. La référence, ainsi, de la persuasion, mais aussi de la jouissance dans le discours, implique que le savoir ne saurait se réduire à son usage scientifique, parce que, en produisant des effets sur le corps, le savoir porte sur une herméneutique propre au sujet, définition inconcevable dans les sciences dites positives, mais nécessaire dans ce parallèle entre rhétorique et psychanalyse.
En ce sens, pour comprendre la signification d’enseignement chez Jacques Lacan, cela implique de prendre en compte cette triade ethos, pathos et logos comme étant la composante d’un effort de formalisation, de mise en discours d’un certain nombre d’éléments qui font de la psychanalyse un savoir qui vise à mettre en série le rapport entre discours et les éléments qui le structurent, tout en portant sur l’énonciation du sujet, un savoir intransmissible à l’égard des universels de la science et des bonnes manières de la pédagogie. En psychanalyse, il s’agit d’un savoir qui se dégage du singulier, élément impensable au sens d’Aristote, mais qu’en lisant
l’enseignement chez Lacan plutôt à partir de la rhétorique, une éthique se dégage de la politique du bien20
20 Sur la critique de Lacan au bien commun comme injonction morale Cf. Lacan J., « Le Séminaire, livre VI, l’éthique de la psychanalyse », texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Éditions du Seuil, 1986, p. 93 et p. 261. . Une éthique qui porte sur l’incomplétude de la vérité, pathos du sujet, de son corps, de son désir.
Ceci étant dit, l’enseignement de Lacan ne saurait, pourtant, se réduire à une pédagogie des énoncés qui entourent un objet épistémique bien défini, comme c’est le cas des sciences. On peut bien noter que si Lacan insiste sur le terme d’enseignement, il faut le comprendre à la lumière de l’art du bien dire plutôt qu’un discours conforme à la science. Cette resignification du mot enseignement, signifiant dont on a pu retrouver les racines dans les propos d’Aristote, on le rapproche ici de la rhétorique, car la spécificité son objet résonne avec celui de la psychanalyse : « c’est l’objet qui est en cause, la structure du réel, interprété par Aristote en termes d’inachèvement21
21 Chiron P., « Introduction », In : Aristote. Op. cit., p. 57. ». Du côté de l’objet qui résulte de cette intersection entre corps et discours et qui porte sur l’inachèvement de la structure du réel, sa spécificité en psychanalyse implique qu’il soit un objet qui porte sur la vérité du désir, qui passe, ainsi, non seulement par le corps et par l’énonciation du sujet, mais qu’il opère comme ce qui cause le désir à partir de ce manque logé au coeur du réel, manque qui, à son tour, ferait de la renommée d’étrangeté de la pédagogie lacanienne, un enseignement de l’incomplétude.
Dans cette perspective, en gardant au manque place centrale dans le collage de son propre enseignement, Lacan, piège au regard, provoque au moins deux effets diamétralement opposés : d’un côté, les verdicts hâtifs issus d’une position réactive devant l’inconscient, de l’autre, l’expérience d’un espace d’indétermination à partir duquel le singulier du désir propre à chaque sujet puisse s’interroger, d’où chacun s’approprie cette obscurité qui interprète, obscurité imputée à Lacan, mais qui, selon Pascale Fari, analysante de Lacan, « se trame d’ombres particulières de chacun22
22 Pour lire un témoignage d’une analyse avec Lacan et de ses effets, Cf. Pascale F., « L’obscur objet du texte », La Cause freudienne, vol. 79, no. 3, 2011, pp. 159. ». C’est ainsi que l’objet en psychanalyse prend la place d’un noeud à partir d’où l'inachèvement du réel, s'entrecroisent ethos, pathos et logos. C’est-à-dire, que dans cet entrecroisement se situe l’invention de l’objet petit a, de l’objet cause du désir par Jacques Lacan23
23 Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Éditions de la Martinière, 2013. . Objet analytique par excellence, l’objet petit a se révèle insaisissable à la clarté du bien enseigner du pédagogue, et au collage sans manque du scientifique.
C’est n’est qu’à partir de la notion de l’objet cause du désir comme étant l’objet au centre de l’enseignement de Lacan, que l’on pourra saisir ce qu’il en est, dans cette interlocution entre psychanalyse et rhétorique, du troisième élément rhétorique mentionné, à savoir, le rôle de
l’instruction. Si l’on est d’accord avec le fait que la rhétorique en psychanalyse vise plutôt cette vérité qui passe par le corps, à condition qu’elle n’ait pas comme finalité le bien dernier, ni la clarté du pédagogue, ni le collage du scientifique, comment comprendre la question de la finalité de l’enseignement de la psychanalyse ? À quoi servent-ils ces effets subjectifs qui s’y produisent ?
Dans son écrit Place, origine et fin de mon enseignement, Lacan est clair sur ce qu’il en est de la téléologie, de la finalité, du thélos de son enseignement : « La fin de mon enseignement, eh bien, ce serait de faire des psychanalystes à la hauteur de cette fonction qui s’appelle le sujet parce qu’il s’avère qu’il n’y a qu’à partir de ce point de vue qu’on voit bien ce dont il s’agit dans la psychanalyse24
24 Lacan J., « Place, origine et fin de mon enseignement », in Mon enseignement, Paris, Éditions du Seuil, 2005, p. 79. ». Selon Lacan, la finalité de l’enseignement de la psychanalyse vise une modalité très particulière d’instruction, car il est question de former les analystes, de les instruire non pas sur l’usage d’un manuel d’instructions, mais de les instruire sur le manque constitutif du sujet, comme dans le collage artistique, dont le manque de pédagogie dans l’enseignement de Lacan, enfin, s’avère condition nécessaire pour que le sujet puisse advenir.
L’enseignement de Lacan visait, alors, à former des analystes. Et l’analyste serait celui qui, en partant d’une vérité et d’un savoir qu’impliquent le sujet, ne se laisse pas séduire par le discours du bien, spécialement dans sa dimension clinique où gît l’imposture, « la tricherie bénéfique du vouloir-le-bien-du-sujet25
25 Id., p. 258. ». La persuasion et l’instruction de la rhétorique, interprétées ainsi à partir de la psychanalyse, permettent de saisir l’enseignement de Lacan au-delà de ce qu’Aristote concevait comme enseignement, car entre enseignement et rhétorique, la psychanalyse se présente comme un discours où il ne s’agit pas d’éduquer un sujet, mais de le faire advenir dans le pathos de son désir, et, le cas échéant, de former des analystes qui puissent faire avancer un savoir du singulier, tout en étant en mesure de repérer le persuasif dans les discours qui entourent la subjectivité, ce qui nous ramène ainsi à l’esprit même de l’oeuvre Ce que Lacan nous enseigne.
Pour conclure…
Pour finir, on a pu comprendre que l’obscurité attribuée à l’enseignement de Lacan porte non seulement sur le fait que l’objet propre à la psychanalyse est celui qui implique un savoir et une vérité modalisés par le corps, mais qu’un enseignement ne se fait pas sans l’interprétation. C’est l'interprétation de l’obscurité de l’enseignement de Lacan, de son manque de pédagogie, de son style lacunaire, qui permet que le sujet s’y implique et puisse advenir. Que Lacan manque de pédagogie cerne ainsi le sens plus large d’un manque constitutif du sujet, qu’implique les ombres d’un sujet de l’inconscient, radicalement inéducable, dont seul une approche éthique de la parole
dans la transmission du savoir, pourrait situer la psychanalyse au-delà du savoir prêt-à-porter26
26 Cf. Forbes, J., « Maktoub ? L’influence de la psychanalyse sur l’expression des gènes », La Cause freudienne, vol. 69, no. 2, 2008. , des manuels de bonne instruction, des compendiums pédagogiques. A n’être ni un logos sans ethos, ni un ethos sans pathos27
27 Chaque permutation des trois termes occupe la même position de nécessité et d’importance. , la psychanalyse reste à l’écart non seulement des universels de la science et de la pédagogie, mais aussi, dans sa dimension clinique, de l’imposture morale du bien commun.
Du fait que logos, ethos et pathos se tressent dans la structure même du discours, cela implique que Ce que Lacan nous enseigne porte sur un rapport entre sujet et objet qui révèle que « la psychanalyse enseigne comment l’enseigner28
28 Lacan J., « La psychanalyse et son enseignement », in Écrits, Paris, Édition du Seuil, 1966, p. 439. ». Ainsi, c’est au-delà de l’espoir des universels du bien ou de la vérité, d’une pédagogie bien claire et distincte, d’un savoir universalisable aux dépens de l’omission du sujet de l’énonciation, et de l’impossible maitrise du sujet sur le langage, que l’enseignement-collage de Lacan manque de pédagogie. Car, Lacan nous rappelle qu’être bien clair, vouloir le bien de l’autre et bien enseigner, tous ces prédicats cachent la vraie obscurité, à savoir, que l'impératif du bien émane de l’exercice du pouvoir29
29 Lacan J., Op. Cit., 2005, p. 269. .
Ce que Lacan nous enseigne soutient auprès du lecteur la singularité de la fonction du savoir dans la psychanalyse, que ses différents textes démontrent, à partir du dialogue avec les sciences, de l'irréductibilité du savoir au discours scientifique. La singularité de ce savoir relève d’un effort de formalisation poétique du discours à partir de l’Art, du collage au bien-dire, des effets de l’enseignement de Lacan qui témoignent et convoquent en même temps le désir à partir duquel, avec chaque interprète, la psychanalyse puisse se renouveler. L’enseignement en psychanalyse, ainsi, ne saurait être autre chose qu’un mouvement perpétuel de s’y renseigner, pour que sa lecture puisse, selon Jacques Lacan lui-même, un jour, « amener le lecteur à une conséquence où il faille mettre du sien30
30 Lacan J., « Ouverture de ce recueil », in Écrits, Op. cit., p.10. ».
Jonatan Drumond Jardini