l'Infini

#1 Vendredi 9 novembre 2001, Collège International de Philosophie

#1 Notes de lecture

Sollicitée par le thème du « psychanalyste mutant », proposé par Franz Kaltenbeck pour notre séminaire de cette année, j’ai pensé à mes lectures de rentrée : annonçaient-elles des tendances nouvelles dans la psychanalyse ?

J’ai été frappée par l’insistance du thème de la croyance, d’abord, dans le livre de Slavoj Zizek, On Belief (London, New-York, Verso, 2001), qui fait écho ou qui répond, me semble-t-il, au Saint Paul d’Alain Badiou et à Foi et savoir de
Jacques Derrida.

Ensuite, on voit poindre une sourde inquiétude sur les concepts de la psychanalyse (ou sur la psychanalyse elle-même ?). Jacques-Alain Miller annonce un cours sur « Le désenchantement de la psychanalyse », et envoie tous azimuts ce
que j’appellerai une « égographie « - terme sur lequel je reviendrai cette année avec celui de l’analyste-autobiographe - où il apparaît par contre qu’il n’est pas encore désenchanté de lui-même. Le beau livre de dialogues de J. Derrida et Élisabeth Roudinesco, De quoi demain ? (Fayard-Galilée), aborde un grand nombre de questions stimulantes dont celles de la religion et de la peine de mort. Dans la partie spécifiquement consacrée à la psychanalyse, « L’éloge de la psychanalyse », un débat sur l’utilité des concepts de la psychanalyse attire l’attention. L’inconscient est-il un concept qui survivra, se demandent-ils ? E. Roudinesco pense que oui, mais pas J. Derrida : selon lui, seuls comptent les petits textes de Freud, restés inaperçus et plus incisifs que les grandes machines théoriques dont ferait partie la métapsychologie. Cependant, l’inconscient est-il une grande machine théorique ? N’est-il pas plutôt quelque « chose » que Freud et d’autres après, comme Lacan, ont sans arrêt réinterrogé, remis en question ? Pensons à Freud qui, à la veille de sa mort, en 1937, est prêt « à tout réviser du conflit psychique », à refaire sa théorie des pulsions pourtant déjà maintes fois remaniée, à étendre à tous les individus le clivage du sujet mis en évidence chez le fétichiste ou le psychotique. Pensons à Lacan, à la fin de sa vie, se demandant si l’inconscient est imaginaire ou réel.

Qu’est-ce qui fait l’identité de la psychanalyse ? Sa pratique ? Mais, si on pense cela, ne risque-t-on pas de créer une norme de la pratique, donc une caste dangereuse qui la surveillera et détiendra les clefs de la « bonne pratique », ainsi pour la longueur des séances – querelle qui paraît de plus en plus obsolète ? Ne vaut-il pas mieux maintenir une identité fluctuante du concept, idée souvent exprimée par Freud ? Un nom commun devient un nom propre, l’inconscient, celui
d’une découverte fixe et datée. Mais sa référence, elle, n’est pas fixée et varie avec le temps, et peut-être avec l’espace culturel. Cette situation nous oblige à garder en mémoire la continuité historique des variations du concept, à chaque
fois que nous y ajoutons du nouveau : nous ne pouvons ignorer notre histoire. Les grandes coupures, les ruptures et les rejets ne sont-ils pas porteurs d’oubli et de retour du même sous une forme à peine déguisée ? La vieille psychologie
préfreudienne du moi n’a-t-elle pas de beaux jours devant elle, drapée des atours « scientifiques » des neurosciences ? Est-il vrai, comme le pense E. Roudinesco, qu’on ne puisse inventer du nouveau qu’à partir du dehors de la
psychanalyse ? Oui, les inventions nécessitent un point d’appui extérieur (cf. par exemple le structuralisme de Lacan), mais elles se fondent aussi sur le savoir précis de leur discipline. Je ne crois donc pas à la dichotomie proposée par E. Roudinesco : les praticiens dedans, les théoriciens dehors. En psychanalyse, ce sont toujours des praticiens qui ont inventé, en ouvrant leurs oreilles à d’autres, en plus de leurs patients (exemples : Abraham, Ferenczi, Klein, Winnicott,
Lacan, etc.) Dans son livre, mal intitulé par l’éditeur français, La question du genre (Payot), Darian Leader montre comment, dans l’histoire de la psychanalyse, des praticiens ont cherché à répondre aux apories de leur pratique : il n’existe
aucune malédiction théorique sur les praticiens.

Comme mon thème de travail ici est « Témoignage et réel », j’ai choisi de vous parler d’un autre livre que j’ai aussi apprécié : Abîmes ordinaires, de Catherine Millot (Gallimard, L’infini). Il appartient à un genre hybride, puisque l’auteur se présente dans le cours de l’ouvrage comme psychanalyste et écrivain, mais il commence comme une autobiographie : « Voici ma vie la plus secrète. » En fait, je l’ai lu comme un témoignage psychanalytique de valeur, quelques soient par
ailleurs ses qualités littéraires. Pas d’analyste sans analyse, tous les analystes sont d’accord là-dessus (et peut-être pas sur grand-chose d’autre), mais aussi, pas d’analyste qui ne risque d’oublier pourquoi il l’est devenu et sur quoi il s’appuie : fantasme, désir, symptôme, voire plus d’une de ces formations. La passe de Lacan visait à fixer et transmettre ce savoir fugitif, et il y a sûrement plus d’une façon de la faire.

C.Millot (CM) fait état d’une recherche et d’un trajet qui lui ont pris au moins vingt ans. Elle part à la recherche de la place et du sens à donner à un symptôme, l’expérience d’un « état » qu’elle a vécu à plusieurs reprises mais plus après son
analyse avec Lacan. Elle propose une réponse qui s’est élaborée, certes dans la cure, mais aussi longtemps après. L’analyse lui a permis de transformer son symptôme de départ et, s’appuyant sur ce nouveau symptôme qui prolongeait
l’ancien, elle a réussi à élucider le symptôme de départ. C’est la mort de son père qui lui a donné la clef du puzzle qu’elle recompose dans son livre. Elle a rencontré à quatre reprises ces « états ».

1) Á 6 ans, à Budapest (fille d’un diplomate, elle séjournait à l’étranger). On l’envoie seule en bas de la maison, le monde se vide, elle éprouve une détresse sans qualités.

2) À 12 ans, à Helsinki, l’ « état » se présente comme un vide infini et teinté d’effroi. Dans une scène qui n’est pas sans évoquer l’enfant Joyce dans le Portrait, elle se retrouve en se raccrochant à son nom propre. Ces deux premières
occurrences de l’ « état » sont donc chargées d’angoisse. S’ensuivront deux épisodes ambigus où l’affect d’angoisse s’inverse en paix qui précèdent de peu sa nomination de professeur en province. Nous en verrons l’importance
ci-dessous.

3) Nommée donc à Mort…, elle subit un accident de voiture, seule, et s’en sort comme « une miraculée », avec l’idée qu’elle a contracté « une dette de vie ». S’ensuit un vide qui dure : cette fois l’angoisse s’est inversée en paix, en
liberté, en « état de grâce ». Elle se demande si le consentement à sa propre perte explique ce renversement, comme le lui avait indiqué un rêve d’adolescente.

Mais l’angoisse revient et elle entre en analyse pour retrouver ce vide salvateur et béatifique, non sans une idée quelque peu rédemptrice de la cure, appuyée sur l’interprétation de quelques expressions lues précédemment chez Lacan,
comme le « désêtre » ou la « destitution subjective ».

On saura peu de l’analyse avec Lacan, mais ce peu compte : elle s’y est sentie accueillie et légitimée, sentiment qui répond, dans une inversion, à « l’abandon symbolique » qu’elle impute à son père. L’analyste est venu à son secours, l’a
délivrée, ce qui n’est pas sans résonner avec le fantasme qui s’avèrera soutenir le symptôme. Ces « états », Lacan les nomme « Gelassenheit » ; il nomme aussi « amour » une expérience qu’elle considérait comme pathologique ; et
encore « otium cum dignitate », le mode de vie de farniente qu’elle s’est choisi. Ces noms, donnés à ce dont souffrait le sujet, la soulagent visiblement et la lancent dans un certain nombre de recherches savantes : lectures de
philosophes, de mystiques. Or, l’analyse se poursuit et, des années après, en séance, « la révélation d’une faute originelle qui m’avait value de me sentir obscurément condamnée me tomba dessus comme une catastrophe » (p. 17). CM ne
dit pas quelle est cette faute, mais elle dit s’être, à cause d’elle, fabriqué un narcissisme de réprouvée qui masquait en fait un abandon symbolique (p. 138). Une phrase banale, « À l’impossible nul n’est tenu », la libère du fardeau de ce à
quoi elle se soumettait sans relâche, et elle retrouve alors, après un moment de désarroi et de panique, pour une courte période, le vide béatifique déjà vécu à Mort…, état qui se cessera après pour vingt ans. Lors de cette fenêtre de
bonheur, elle a aussi de brèves extases ou « instases » dans la foule, dans un jardin, après un congrès sur la passe (à Deauville ?) qui l’avait déçue. Il s’agit donc de la fin de la cure, de la fin du vide béatifique mais aussi du vide
angoissant. CM fait part d’une transformation du symptôme, probablement antérieure à cette fin de cure : l’otium cum dignitate s’est matérialisé en une division, destinée à maintenir une part du vide convoité, voire soumis à un impératif. Il s’agit à la fois d’un nouveau compromis que l’on peut donc considérer comme un prolongement de son symptôme antérieur puisqu’elle renonce au tout-vide, et d’un acte (p. 56-57). Le matin sera pour le vide dont l’écriture est la métaphore,
l’après-midi pour la psychanalyse, son métier, afin d’élucider chez d’autres l’énigme du vide. Sa recherche l’amène à lire les textes d’écrivains ou les confidences d’artistes qui, comme elle, ont fait l’expérience du retournement de l’angoisse en extase. D’où ses ouvrages antérieurs sur la vocation d’écrivain et la perversion, livres-symptômes qui témoignent de cette recherche. Abîmes ordinaires interroge un certain nombre de ces expériences singulières qui ont été un appui pour penser celle de l’auteur, plutôt des récits d’hommes :

Chez Arthur Koestler, elle reconnaît le surmoi qui élimine le moi, non sans que s’y prête l’humour du sujet (p. 30). Comme elle à Helsinki. Chez Michaux, elle retrouve son état d’Hilflosigkeit et cette faculté « qui consiste à acquiescer à
l’inévitable, c’est-à-dire à s’abandonner sans réserve à ce qui vous emporte, comme on se confierait à son pire ennemi » (p. 40). Chez Rossellini, elle identifie un fantasme masculin de sauvetage sous sa forme sadique, joué à la fois dans son film Stromboli et dans sa vie avec Ingrid Bergman qui en fut la star. Dans l’extase de surcroît qu’éprouve celle qui dit, à la fin du film, « I am finished », CM voit un au-delà du masochisme féminin d’Ingrid qui a tout perdu. Elle s’y
retrouve comme « je » et questionne la place de ce « je » : amour, désir, jouissance, être d’une femme ? (p. 91). Un chapitre analyse l’œuvre et la vie de Tolstoï, interprétées à partir d’un fantasme obsessionnel : se mortifier pour se
protéger de l’Autre, faire semblant d’être mort pour ne pas mourir. La mort de sa mère alors qu’elle allaitait son frère cadet, dont il était fortement jaloux, lui aurait créé une « dette de vie » dont il ne put sortir que grâce à un fantasme de
rédemption : il devait sauver le peuple, métaphore de sa mère (p. 130). C’est ce fantasme qui soutenait son amour de Dieu. En même temps, il faisait vivre un enfer à sa femme Sophie, se vengeant sur elle de l’infidélité maternelle.

La mort de son père a surpris Catherine Millot alors qu’elle travaillait sur La mort d’Ivan Illitch. La difficulté du deuil, due au passif qu’elle ressentait vis à vis de son père, produisit une sorte de révélation de sa position comme fille (« Il me vient aujourd’hui seulement à l’esprit… » (p. 140)). Elle revient sur les deux moments d’avant sa nomination à Mort…, où elle avait ressenti le « Gelassenheit ». Elle avait entrepris un voyage en Algérie, et environnée d’hommes, elle s’était abandonnée au sommeil dans un train sous la « protection » d’un contrôleur louche : elle avait alors ressenti une paix insolite ; la deuxième fois, ce fut lors du même voyage lorsqu’elle se laissa masser, nue, dans la saleté et la promiscuité,
par « une vieille femme aux mains rouges et aux chairs flasques » ( à cette occasion, d’ailleurs, elle laisse entrevoir un certain rejet de la maternité face aux corps déformés de ces mères aux multiples grossesses, qu’elle oppose à sa
silhouette « de prépubère à vingt-cinq ans » (p. 50)). Ne s’agissait-il pas, dans cette expérience du « vide béatifique », d’un consentement à quelque chose qu’elle avait préalablement refusé ? Il s’avère alors que son défi par rapport au
travail était un refus du « service du travail » qui s’était substitué, ou plutôt associé, à son horreur pour le « service sexuel ». Or, son père ne l’avait-il pas exempté des deux ? Il considérait en effet que les femmes se faisaient toujours
« avoir » par les hommes, y compris dans le mariage ; quant au « service du travail », il l’en dispensa au retour de Budapest (là où, pour la première fois, elle avait éprouvé l’état de vide angoissant), après une journée d’école qui l’avait rebutée (un rêve équivoque avec Lacan, sur « les débuts de la vie à Sion », s’éclaire ainsi après coup). CM découvre alors que ses « états de grâce » abritent le fantasme d’un sauvetage par le père : « avoir été paternellement épargnée
par sa jouissance d’homme » (p. 141) en ce qui concerne le « service sexuel » et, aussi, dispensée du travail à cause des idées paternelles sur l’éducation des filles, héritées de la tradition familiale et plutôt vieille France. La construction de l’auteur est donc la suivante :

1) avoir été abandonnée symboliquement (cf. Budapest, puis Helsinki) ;

2) s’être sentie « damnée » (faute « inexpiable ») et avoir bâti par-dessus un « narcissisme de réprouvée » ;

3) vouloir être sauvée, graciée par le père, comme il le fit une fois après Budapest (« graciée un jour, graciée toujours » (p. 145)) ; rechercher en soi-même cet « état de grâce » qui peut succéder à l’Hilflosigkeit.

L’entrée en analyse était la répétition en acte de cette troisième étape fantasmatique : mort à Mort… puis extase, soit sauvetage et seconde naissance par le père (comme la déesse Athéna). L’extase s’appuie sur la « nostalgie de papa »
(p. 153) et la « vie la plus secrète » recèle l’amour incestueux (p. 143). Le prix de l’assomption de ce fantasme par le sujet est la solitude à laquelle l’a vouée la décision paternelle de « l’épargner » et qui fut « destinale ».

L’auteur commente le lien entre le fantasme d’être sauvée et celui d’une seconde naissance. Si la mère représente le règne de la « loi sans grâce », le père octroie à l’enfant la grâce en plus de la loi. Elle essaie ainsi de concilier une
conception plutôt pascalienne de la grâce divine comme incalculable avec la théorie freudienne du père comme sublimation. De plus, le fantasme d’être sauvée équivaudrait à celui de recevoir du père un enfant qui serait soi-même comme
enfant idéal incestueux, donc à une seconde naissance par le père. Ce point ne manque pas d’ironie au regard de la théorie freudienne où le fantasme de « sauver » est un fantasme actif, masculin et incestueux avec la mère : Freud en
parle à propos de « la jeune homosexuelle » et de son envie de « sauver » sa dame ; mais lorsque la jeune fille « accouche » (« niederkommt ») en se jetant du haut d’un pont de Vienne, il s’agit cette fois d’avoir un enfant incestueux du
père, tout en se vengeant, en la tuant en elle-même, de la mère enceinte à laquelle elle s’est identifiée dans le passé. L’interprétation de CM fait doublement silence sur la mère : comme premier objet incestueux (cf. cependant l’anecdote curieuse du massage au hammam), et comme possibilité pour elle-même (l’enfant du père ne peut être qu’elle-même, elle n’est jamais mère que d’elle-même) ; c’est comme si elle condensait la deuxième phase, passive et incestueuse, du
fantasme « être battue par le père » (« être baisée » selon Freud, qui devient chez elle « être sauvée » et recevoir l’ « enfant-soi-même ») avec le narcissisme féminin freudien selon lequel les femmes n’aiment qu’elles-mêmes en voulant
seulement être aimées, l’amour d’objet ne leur venant qu’avec la maternité. On peut faire l’hypothèse que CM n’ait pas voulu parler ici de sa mère, d’autant que son histoire, telle qu’elle nous la conte, commence à six ans, âge analytiquement
tardif. Une autre hypothèse est que l’analyse avec Lacan ait mis transférentiellement en valeur cette jouissance incestueuse, d’autant que l’auteur utilise, pour parler de son analyste, le langage de son fantasme : il est venu à son secours (p. 52), l’a délivrée (p. 138). Le maintien du transfert au père au-delà de la fin de la cure pourrait aussi expliquer que la mort du père libère en même temps le sujet du transfert à l’analyste, en mettant en évidence, vingt ans après, l’enjeu de la cure et la cause de son désir. Et c’est en effet une des choses remarquables de ce témoignage que de montrer ce décalage temporel entre la levée du refoulement dans la cure (puisque le symptôme a été modifié et le fantasme touché :
elle n’a plus éprouvé ses états de vide angoissant ou béatifique depuis la fin de l’analyse) et le savoir qui revient au sujet à la mort du père, mettant en lumière les grandes lignes de la cure. Freud a théorisé ce décalage dans « Die
Verneinung » : le sujet dit « ce n’est pas ma mère » et le refoulement est partiellement levé ; ce n’est qu’en un second temps que la négation pourra être reconnue comme une affirmation déguisée. Cette temporalité est en quelque sorte à
l’inverse de l’effet d’après-coup du trauma en deux temps, évoqué dès le texte sur le proton pseudos : d’abord, quelque chose s’inscrit dans l’inconscient d’une façon non pathologique, et cette inscription ne devient traumatique que par
un effet retardé de la pulsion qui oblige le sujet à s’y impliquer davantage. Lacan voulait mettre en évidence ce plus de savoir dans la passe : ce livre démontre que cela peut se faire bien après la cure et grâce à des événements
contingents, ici la mort du père. Il montre aussi que cela peut se faire par écrit en s’adressant à tous et ouvre à nouveau le débat sur la passe orale ou la transmission écrite, ouvert notamment par Alain Didier-Weill lors d’un des derniers séminaires de Lacan.

La fin du livre est extrêmement intéressante puisque l’auteur y interroge les limites du fantasme et sa fameuse éventuelle « traversée ». Elle ne prétend à aucun au-delà du narcissisme, et pas non plus à l’au-delà de l’œdipe qui se
présenterait pourtant à point nommé, le séminaire Encore à l’appui, pour décrire ses états mystiques comme féminins et « au-delà du phallus ». De ce point de vue, elle résiste à la suggestion ambiante et reste résolument freudienne. Il est
clair qu’elle est entrée en analyse sous l’influence de son fantasme, avec l’espoir, appuyé sur la lecture de certains termes rencontrés dans les textes de Lacan, que l’analyse lui fasse revivre des moments d’extase comme après Mort…
Ce qui se réalise à la fin, mais pour en sortir définitivement, du moins pour vingt ans, sans, cependant, qu’elle sache alors pourquoi. L’écriture appartient, elle-aussi, au cadre fantasmatique : il s’agit de saisir la bascule de la détresse à l’extase en rejouant sur la page blanche « la perte et le salut, la condamnation et la grâce, et peut-être une nouvelle naissance » (p. 150). Rien, finalement, n’échapperait à son fantasme, puisque toute l’entreprise analytique, les textes de Lacan eux-même lui semblent habités par le fantasme de la seconde naissance – qui a en effet pris la force que l’on sait dans la psychanalyse depuis Rank, mais en relation à la mère ; les propos que Lacan lui a tenus sur l’impossibilité du
réveil absolu dans la vie sont aussi interprétés dans le sens de l’impossibilité sortir définitivement du fantasme, issue que CM assimile donc toujours à une sorte de naissance absolue. Elle conclut donc à l’impossibilité d’un au-delà du
fantasme et, corrélativement, à la réaffirmation de l’importance existentielle de ces moments de franchissement ou de jouissance qu’elle a vécus. On pourrait alors penser qu’elle y est toujours fixée, mais elle affirme en même temps le
contraire : elle est maintenant dans un nouveau vide tranquille, sans béatitude ni souffrance, le vide psychanalytique qui « naît de l’épuisement du sens, dépris des affres de l’abandon comme de l’euphorie de la rédemption » (p. 153). Sens
dont la matrice est la passion incestueuse. La psychanalyse est une opération qui cherche le savoir sur quelque chose au prix de le perdre, dit-elle.

Cette position double paraîtra peut-être inconsistante à certains, elle me semble au contraire viser juste. D’abord parce que l’auteur est dans un processus d’achèvement, par l’écriture même de ce livre, de quelque chose qui s’est
poursuivi bien après la cure, et a rebondi avec la mort de son père : une séparation qui pivote autour d’un objet, d’un livre, d’un regard - certains passages montrent en effet l’importance de ce dernier. Son ambiguïté reflèterait alors celle de ce moment, où elle est en train de prendre congé subjectivement de tous ses sauveurs en leur rendant en même temps un hommage appuyé et public. Ensuite, parce que parler en termes de oui ou non, d’entrée et de sortie, d’endroit et d’envers, du fantasme à la fin de l’analyse conduit droit à des métaphores de passage, de traversée, d’illumination et de renouveau. L’imaginaire est ainsi fait. Lacan a d’ailleurs essayé d’éviter ce piège, avec la topologie mœbienne d’une part, en reprenant la question de la fin de l’analyse à un niveau beaucoup plus pragmatique avec le symptôme, voire le sinthome, d’autre part. La transformation du symptôme, le savoir-faire et l’état de croyance du sujet par rapport à ce
dernier ne trompent pas quant à l’avancée d’une analyse, et ce livre en témoigne (ainsi, la division assumée entre écriture et psychanalyse d’abord ; le changement dans l’aspiration au vide autour de la question de la faute dans l’analyse ensuite ; puis la longue, laborieuse et patiente élaboration post-analytique qui met à contribution le savoir littéraire ; et enfin le changement dans le rapport à la pudeur qui lui permet de publier un livre sur des états qu’elle n’osait même pas décrire oralement et en privé au départ de son analyse (cf. p. 16) ).

Avec le fantasme par contre, on est toujours comme dans un film de David Lynch. Voyez Mulholland Drive : vous pensez d’abord que la deuxième partie, après le passage dans le silence de la petite boîte, explique la première, mais vous
pouvez penser l’inverse aussi ; c’est plein de sens et de jouissance et en même temps un tissu d’énigmes et de trous inexplicables ; cela vous aimante, vous émeut et vous énerve, et cela se réduirait, si on voulait le démanteler (mais on
n’en a justement pas du tout envie, parce que c’est trop bien), à pas grand chose, un amour raté peut-être, ou une rencontre. Avec le fantasme, on est dans l’un des mondes possibles de Kripke en train de voyager dans le temps avec
Lewis, c’est pourquoi je ne crois pas beaucoup à l’imaginaire et à l’exploration de toutes ses possibilités pour trouver la résolution du symptôme, mais plutôt à un pari sur la façon dont l’élaboration de l’inconscient sous transfert dans la cure peut modifier les destins de la pulsion.

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