Au sommet de sa gloire littéraire, Victor Hugo écrit en 1840 "La fonction du poète"(1), "Fonction sérieuse"(2) à laquelle est dévolue une mission civilisatrice.

"Le poète... vient préparer des jours meilleurs.

Il est l'homme des utopies... c'est lui qui... pareil

aux prophètes... doit... faire flamboyer l'avenir."

Quelques dix années plus tard, celui qui écrit "Le poète est fidèle aux guerriers" (3) doit partir en exil mais ne désarmera pas.

Son retour marqué de "L'hymne de son triomphe"(4) le mènera au triomphe "Des honneurs immortels"(5) rendus "Aux grands hommes" du panthéon.

 

Le 11 août 1911 Freud rédige une lettre à S. Ferenczi dans laquelle il déclare "Je suis tout entier Totem et Tabou"(6) dévoilant à ce dernier toute l'importance que ce texte représentait pour lui.

 

Une décennie plus tard, Freud dans les "suppléments" à sa "Psychologie des masses et analyse du moi" revient à "Totem et Tabou" et ajoute une remarque sur l'acte du poète.

Dans cet ajout, Freud met l'accent sur l'articulation du mensonge dans le mythe et dont J. Lacan souligne l'effet de leurre : "Le meurtre du père aveugle tous ces jeunes taureaux imbéciles que je vois graviter de temps en temps autour de moi dans des arènes ridicules"(7). L'aveuglement n'est autre que celui d'un idéal reconduit et si Freud convoque dans son texte le "Triomphe", ce n'est certes pas pour qu'il soit irisé des "honneurs" de la quête hugolienne.

La voie choisie est celle de la mise en lumière de la vanité qui fait l'étoffe de toute idéalisation, "Il se produit toujours une sensation de triomphe quand quelque chose dans le moi coïncide avec l'idéal du moi"(8).

J. Lacan quant à lui insiste sur l'imbécillité, terme qui n'est pas sans évoquer la débilité dont Freud donne une définition en 1923 dans "Le moi et le ça" : "Le moi, au début encore débile, prend connaissance des investissements d'objets, s'en accommode ou cherche à se défendre contre eux par le procès du refoulement"(9) et qui fait écho à un passage précédent, "le moi a coutume de transposer en action la volonté du ça, comme si c'était la sienne propre"(10).

 

Partant du poète épique comme celui qui invente le mythe(11) et de l'acte de création installant le héros en place d'idéal(12), Freud voue ce dernier à l'errance entre, débilité et triomphe, comédie et tragédie, sur fond d'ignorance de ce qu'il est pour l'Autre et de ce qui l'anime comme autre. Le héros est celui qui s'avance vers la mort sans rien en savoir.

L'exil s'éclaire alors d'être la ponctuation réelle de ces heurs du poète car, "ce héros n'est au fond nul autre que lui même"(13).

De cette ignorance témoignent les destins tumultueux d'un Achille ou d'un Héraclès, mi hommes-mi dieux, aux filiations subverties et, soumis aux impératifs de leur dieux-créateurs-poètes : Hector s'adressant à Achille soulève un pan du voile, "tu n'es qu'un beau parleur, un artiste en mensonge"(14), le mensonge culmine dans "la divinisation du héros "(15) qui en constitue le ressort tragique.

 

Totem et tabou est un mythe qui fait exception dans le champ épique par le fait que son héros ne peut être divinisé. Comme le fait remarquer J. Lacan, ce mythe se situe sur une limite entre "témoignage de la vérité"(16) et "échos au discours du névrosé"(17). Tracer cette limite revient à ce que le poète et le héros se séparent.

Le premier rejoint le sérieux de sa fonction laissant au second le soin de parcourir les méandres que dessinent les semblants. Tracé d'une expérience depuis laquelle ce dernier peut venir se loger dans la place d'un poète désillusionné faisant rimer son exil avec la chute de la marionnette héroïque qu'il crut être.

 

Si J. Lacan permet d'établir cette séparation, c'est qu'il introduit la poésie d'un autre pas que Freud.

Freud dans cet acte d'écrire "Totem et tabou " sous la forme d'un poème épique, fait de ce texte le recel d'un nom du père, tout en élevant ce texte même au rand de nom du père de la psychanalyse.

Le 22 mai 1963, alors qu'un tournant est pris dans son enseignement, Lacan rappelle que rien ne tient dans la psychanalyse sans cette référence au "meurtre du père et tout ce qu'il commande", mais "qu'il est pourtant secondaire par rapport ... à cet objet essentiel qui fait fonction de a"(18). Le virage pris est celui d'introduire le réel de la jouissance comme ce qui résiste à la signification et de le mettre comme antérieur à ce mythe.

 

Usant du terme de "poiêsis", faisant résonner la dimension créative de la parole, recourrant à la métaphore du potier, la poésie devient "poéterie" émancipant pour partie la parole des intentions de signification, rendant au dépôt des signifiants sa part de jouissance.

La parole dans l'expérience analytique est faite verbe d'Aèdes qui dans un fiat crée, et la langue et l'objet dont elle parle.

 

Sur le fond Hector n'a pas tort, mais s'il ne peut se résoudre à s'avouer au mensonge c'est que comme tout héros il est menti et dans sa parole confond la vérité en mensonge, n'ayant idée du réel car la poésie amène inéluctablement à la question de la fiction de vérité.

 

 

 

 

 

 

 

 

REFERENCES.

 

1- Les rayons et les ombres

2- Préface des "voies intérieures" (1837)

3- "A mon père" dans 'Odes et ballades"

4- "Le poète", Ibid

5- "A mon père", Ibid.

6- correspondance Freud Ferenczi

7- Lacan, J. Le séminaire Livre XVI, D'un Autre à l'autre, page 151.

8- Freud, psychologie des masses, page 70, Tome XVI, Oeuvres complètes.

9- Freud, Le moi et le ça, page 273, Tome XVI, Oeuvres complètes.

10-Ibid, page 270.

11- Freud, psychologie des masses, page 74, Tome XVI, Oeuvres complètes.

12-Ibid, page 75.

13-Ibid, page 75.

14-Homère Iliade p 481.

15- Freud, psychologie des masses, page 76, Tome XVI, Oeuvres complètes.

16- Lacan J, Le séminaire livre XVIII, D'un discours qui ne serait pas du semblant, page

161.

17- Ibid, page 166.

18- Lacan J. Le séminaire livre X, L'angoisse, page 295.