Onfray : De l'introduction de la délation en philosophie

ONFRAY : DE L’INTRODUCTION DE LA DÉLATION EN PHILOSOPHIE

Posted on mai 2, 2010 Gérard Huber

Délégitimer Freud, prouver qu’il est malhonnête humainement et intellectuellement et qu’il faut définitivement lui retirer toute la confiance que la culture, la science, l’éducation et les soins ont déposée en lui, tel est l’objectif du livre, « Le crépuscule d’une idole l’affabulation freudienne », que Michel Onfray vient de publier. Pour notre auteur, en effet, on peut bien admettre que ce que Freud dit est vrai, mais, à la condition de comprendre que ce dire ne concerne que lui-même, c’est-à-dire un homme qui se ment à lui-même au prix des falsifications et des dissimulations les plus extravagantes, tant dans le domaine de sa biographie que dans ceux de la généalogie de ses idées, de ses observations psychanalytiques et de ses reconstructions autobiographiques. Il s’ensuit que, pour tout autre personne que lui, ce qu’il dit est tout à la fois faux, du fait que c’est lui qui le dit, mais vrai aussi, puisque, quand elle se manifeste, cette vérité, qui ne lui appartient pas, est la propriété de ceux auxquels il l’a empruntée (Empédocle, Schopenhauer, Nietzsche, von Hartmann…) et envers lesquels il nie toute dette. On pourrait, certes, croire qu’il n’y a là qu’un procès à charge. Mais, il n’en est rien. L’accusation d’affabulation est légitime. Elle repose sur le constat que tout Freud est dans le verrouillage des serrures apposées à sa vie, à sa pensée et à son œuvre et que, lorsqu’il donne les clés de celles qui sont les mieux verrouillées, ce n’est pas du tout en tant qu’il est Freud, mais c’est sans le vouloir, c’est-à-dire en tant qu’il trahit malgré lui le vrai Freud qu’il veut dissimuler et qui est à démasquer. « Freud » est donc le nom d’une pensée (Onfray dit même « philosophie ») qui est une mascarade et qui ne peut être démasquée facilement, étant donné que toute la tension qui la caractérise ne vise qu’à empêcher quiconque de faire intrusion en elle. Car Freud a construit une forteresse dans laquelle sa pensée autarcique règne. Toutefois, malgré ses innombrables et ingénieux stratagèmes, dont le principal consiste à extrapoler une théorie universelle à partir d’une aventure personnelle, grâce au « Livre Noir de la Psychanalyse », et, il faut bien le dire, surtout grâce à Onfray lui-même, Freud a finalement échoué dans son entreprise. Certes, il a fallu plus d’un siècle pour faire apparaître que la psychanalyse est une hallucination collective, mais cette mise en évidence équivaut à son irréversible déclin. Intrat Onfray ! Exit Freud !

Auteur de « Si c’était Freud biographie psychanalytique », un ouvrage dont Onfray a l’honnêteté de dire (et il est le seul parmi tous les intellectuels à le mentionner à ce jour) qu’il est « monumental », mais dont il affirme que c’est une hagiographie, ce qui montre qu’il ne l’a pas lu en détail comme j’ai moi-même lu son livre, sans quoi il se serait rendu compte que je n’évite aucune question et il aurait été obligé de discuter mes réponses solidement étayées par une méthodologie rigoureuse, je puis cependant tenter, dans cet article, de montrer, certes de manière non exhaustive, pourquoi, bien que son livre prétend déconstruire l’interprétation au sens freudien du terme, en se plaçant du point de vue d’un Nietzsche transcendant que l’auteur aurait rejoint, l’échec d’Onfray est patent ; il ne parvient pas à s’élever à la hauteur du défi qu’il s’est fixé, parce qu’il fait de l’Anti-Nietzsche. Au contraire de Nietzsche, comme je le montrerai, ce qu’il appelle la « cartographie amorale » (p. 141) du trajet de Freud (et de celui de son père, d’ailleurs) résulte d’un jugement moral a priori de détestation fondé sur le ressentiment (au sens nietzschéen du terme).

Ce qui veut dire que nous avons affaire avec ce livre à une psychobiographie d’un nouveau genre, le genre sélectif, que j’appellerai : une psychobiographie-pamphlet-autobiographie, écrite dans un esprit de délation qui n’était, faut-il le rappeler, nullement celui de Nietzsche. Freud fut, toute sa vie durant, impressionné par la noblesse de la pensée de Nietzsche, et si, à mon sens, il parvint à le dépasser, notamment parce qu’il put entreprendre toutes ces recherches expérimentales à Paris et à Vienne que Nietzsche rêvait de faire mais qu’il ne put réaliser, il ne prononça jamais un mot à son endroit dont le sens eut pu être avilissant. Onfray le sait et parfois le laisse entendre, notamment lorsqu’il rappelle que, dans une lettre à S.Zweig, Freud parle de la « noblesse » de la pensée de Nietzsche. Mais alors, c’est après avoir lui-même avili Freud en lui faisant partager des stupidités sur Nietzsche que certains de ses collègues de la Société du mercredi avaient pu proférer, à deux reprises, alors qu’il n’a jamais rien dit personnellement qui aille dans ce sens. En l’occurrence, ses collègues avaient aussi le droit de dire des bêtises sur ce philosophe, du moment qu’il était clair que ce n’était pas lui qui les pensait ni les disait, car il ne pratiquait pas la censure.

Au passage, nous rencontrons là un des problèmes majeurs que la pensée d’Onfray (et de nombre philosophes et psychanalystes également) a à résoudre : accepter que Freud ne fût pas cet homme qui n’aimait pas qu’on lui résiste (p. 74). En effet, il n’était pas le jouet du principe de non-contradiction. Cela choque l’entendement monolithique d’Onfray qui ne voit dans son parcours que contradictions qu’il appelle « des volte-face théoriques » (p. 299), mais le principe de contradiction était au fondement même de son travail de recherche. Cela ne signifie pas que ce travail était à l’abri de la critique extérieure, au contraire, mais le fait est que peu de scientifiques furent alors capables de lui apporter la contradiction. Par ailleurs, Freud s’ouvrait à l’échange d’idées, ce que son débat avec Léopold Loewenfeld démontre clairement, pour peu, mais c’était beaucoup, que ses interlocuteurs ne procèdent pas à une dénaturation de sa pensée. Ils pouvaient bien penser ce qu’ils voulaient, mais il n’était pas question qu’ils fassent passer sa pensée pour une autre pensée que celle qu’elle était (laquelle était d’ailleurs toujours en évolution et échappait à l’essentialisation). J’ajoute que tenter de faire croire que tout ce que Freud a pensé a été repris comme credo par ses disciples, c’est faire preuve d’une ignorance monumentale de tout le travail critique qu’ils ont développé. La limite de la pensée de Freud est certaine, son incapacité à démontrer, en appui sur des preuves fondées sur les critères de son époque, que la psychanalyse est une science, l’est aussi. Cela demande donc des éclaircissements et des remises en, question, et j’en donne dans mon livre. Mais il n’y a qu’Onfray pour faire croire aujourd’hui encore que Freud croyait lui-même en la toute-puissance de la psychanalyse. Il n’y a d’ailleurs qu’Onfray pour penser que le fondateur de la psychanalyse aurait dû être un homme parfaitement rationnel dans tous ses faits, gestes et écrits. En fait, notre auteur est aux prises avec sa propre idéalisation de Freud (laquelle se reconnaît à sa façon de décrire ce qu’il appelle le « verrouillage sophistique » (Quatrième partie, ch.VI) en quoi consisterait le système de pensée de Freud) et il n’est pas étonnant que ceux qui la partagent et ne veulent pas en faire le deuil ou ceux qui l’ont partagée mais ne savent pas comment en faire le deuil, soit le portent aux nues, soit le vouent aux gémonies.

De la même manière, vouloir faire croire au lecteur que Freud condamnait Nietzsche parce qu’il était supposé être homosexuel et parce que l’homosexualité était aux yeux des psychanalystes une perversion est un artifice de la pensée qui entame l’honnêteté intellectuelle de notre auteur. Faut-il rappeler qu’en 1908, Freud signa le manifeste lancé par Krauss, le directeur de « Die Fackel », une revue qui était bien peu favorable à la psychanalyse, visant à lutter contre le paragraphe « homosexuel » du Code pénal qui en faisait un délit et que, comme il l’a montré dans son étude sur Léonard de Vinci, il tenait la pulsion homosexuelle pour une force irrépressible de créativité ?

Enfin, un dernier exemple : si, après avoir apprécié les travaux de Wilhelm Reich, Freud a poussé ce dernier vers la sortie du mouvement psychanalytique, ce n’est pas parce qu’il ne supportait pas son travail ni ses idées qu’il avait d’ailleurs clairement appréciés, mais c’est essentiellement parce que Reich en était venu à détourner le concept de pulsion de mort issu de l’observation et de la spéculation de Freud, en en faisant un pur produit du capitalisme.

Ceci dit, s’il l’avait voulu, Onfray aurait pu essayer de comprendre (au sens spinoziste que, d’ailleurs, il donne à ce mot) Freud. D’ailleurs, cela lui arrive, comme lorsqu’il tente de saisir la perspective qu’il ouvre pour un nouvel esprit du judaïsme (p. 219) compatible avec un Etat juif, même s’il commet une erreur en affirmant que Freud était antisioniste dans sa jeunesse, même s’il émet l’hypothèse absurde (à laquelle d’ailleurs il ne croit pas) que Freud aurait pu rêver d’une génétique juive, et même s’il se trompe en tirant ce nouvel esprit du côté de l’athéologie, alors qu’il se situe dans une dynamique post-monothéiste, ce qui n’est pas du tout la même chose. Mais, dès qu’il s’agit d’être précis, il renonce à comprendre Freud avec la détermination de celui pour qui entrer dans son raisonnement, après l’avoir mis en doute, ce qui est non seulement son droit, mais salutaire, est synonyme d’un intolérable ébranlement au plus profond de son être qu’il faut stopper par tous les moyens, y compris et surtout par le jugement à l’emporte-pièces. C’est ainsi qu’il n’hésite pas à se contredire, puisqu’il écrit que, dans « L’homme Moïse et la religion monothéiste », Freud se propose, en réalité, de « tuer le père des Juifs » (p. 226) et que « l’obsession du meurtre du père génère chez lui des prises de position… antisémites même, si on ne les met pas en relation… avec ce combat d’une psyché (celle de Freud/nda) travaillée dans son tréfonds par le tropisme incestueux » (p.232). Je passe ici sur l’ignorance monumentale du judaïsme dont Onfray fait preuve, car Moïse y est une figure du Maître, alors que la figure du père se trouve du côté d’Abraham, bien que cette ignorance concoure au phénomène que je suis en train de décrire. Mais, je m’attarde quelque peu sur cet « antisémites même », car il illustre parfaitement l’art du délateur qui n’assume pas la responsabilité de ce qu’il pense et dit. Onfray fait de Freud un antisémite, mû par la haine de soi « juive », mais il dit en même temps que ce n’est pas lui qui le dit ; c’est un discours qui s’impose, si Freud a raison, si, comme Lessing, on croit en l’existence d’une « haine de soi juive » et surtout si on prend le discours de Freud sur les Juifs pour autre chose qu’un règlement de compte libidinal avec sa mère et son père.

Il apparaît donc comme certain qu’à un moment de son raisonnement, Onfray est saisi par le sentiment qu’il est trop entré en empathie avec le Freud qu’il suppose et qu’il est impératif pour lui de s’en détourner, en se retournant violemment contre lui. D’où l’exercice de ce que l’on appelle habituellement une « psychanalyse sauvage » auquel Onfray ne peut s’empêcher de se livrer, en particulier à propos de ce qu’il suppose être la sexualité de Freud. C’est ainsi qu’au mépris de toute méthodologie comparative, fondement du travail biographique, historique et psychanalytique, et en privilégiant l’affabulation plutôt que la spéculation, il bâtit l’image d’un Freud qui entretient avec ses filles des relations incestueuses et avec sa belle-sœur des relations adultères. Bien entendu, pas un seul instant, il ne se demande pourquoi, si ce qu’il dit est vrai, Martha, la femme de Freud a pu, après la mort de son mari, écrire à Ludwig Binswanger : « Il est terriblement difficile de renoncer à lui, de continuer à vivre sans la présence de tant de bonté et de sagesse. C’est pour moi une faible consolation de savoir qu’en cinquante-trois années de mariage, pas un seul mot méchant n’a été échangé entre nous…Maintenant ma vie a perdu tout sens et tout contenu » (p. 854 de mon livre). De même que, pas un seul instant il ne s’interroge sur la folie interprétative qui s’empare de son esprit, lorsqu’il s’agit pour lui de parler des relations affectives entre Freud et sa fille Anna, dans l’irrespect total des personnes et des témoignages. Il faut être totalement insensible à la beauté de l’amour et de l’intelligence qui transparait dans l’échange des lettres entre Martha et Sigmund pour se permettre d’attribuer aux Freud cette vie de turpitude psychique antijuive. De la même manière, il faut être incapable de se confronter à la vérité des sentiments incestueux (si bien décrits de Sophocle à Joyce, en passant par Diderot) au sein d’une même famille pour mesurer la puissance avec laquelle Freud qui en fut conscient a justement refusé d’en faire des actes, condition sine qua non qui lui a permis de découvrir l’autonomie dynamique et interactive du monde inconscient des parents et des enfants et de construire la doctrine psychanalytique. Que Freud ait eu de sérieux conflits avec ses enfants, filles et garçons, est une certitude. Mais, affirmer que, s’agissant de ses filles, il ait voulu les résoudre par l’inceste est une délation. En vérité, ce qui se substitue à l’effort de compréhension que çà et là Onfray tente de faire, c’est la volonté de nuire à Freud, une volonté qui n’a rien à voir avec la volonté de puissance de Nietzsche, puisque c’est une volonté que la puissance soit conforme à la volonté, une volonté qui croit pouvoir pré-formater la puissance et donc la vie plutôt que d’être emportée par le fait qu’elle en est l’expression. D’où il résulte qu’il altère profondément son travail psychobiographique et le transforme en pamphlet délétère.

Pour quelles raisons ? Je ne puis parler que des raisons intellectuelles. La première concerne l’attachement d’Onfray à Nietzsche ainsi que son obstination à croire que Freud l’a pillé et que le freudisme est un nietzschéisme honteux. Certains passages du livre d’Onfray soulèvent une comparaison intéressante, au demeurant déjà traitée, quoique différemment, par plusieurs auteurs, dont Paul-Laurent Assoun, Jacques Le Rider et moi-même, entre Nietzsche et Freud, mais le livre d’Onfray aurait sûrement gagné en honnêteté intellectuelle, culturelle et surtout psychique, si celui-ci avait réussi à faire crédit à Freud du droit de démontrer qu’il pensait autrement que Nietzsche, notamment parce qu’il héritait d’une culture juive qui était totalement étrangère à Nietzsche, ce qui n’excluait pas qu’il le rencontrât sur certains points. En tout cas, il est clair qu’à la place de cette compréhension, il n’y a, chez Onfray, et malgré, quelques fois, une volonté de construire un débat avec la pensée de Freud, comme à propos de l’Inconscient (Troisième partie, ch. IV) que désir d’abolir Freud sous le prétexte de l’affabulation.

Mais, pour qu’Onfray s’en rende compte, il eut fallu d’abord qu’il acceptât que la pensée de Freud soit originale, c’est-à-dire irréductible à ses sources, et qu’elle soit en évolution. Or, l’obstination avec laquelle il réduit cette pensée au vitalisme indique tout l’inverse. En réalité, le vitalisme était constitutif de sa pensée et non dérivé de celle de Nietzsche. S’il avait pu travailler les innombrables sources de pensée dans lesquelles Freud avait puisé et qu’il ne dissimule nullement, Onfray aurait pu s’en rendre compte et, par la suite, mesurer la capacité de rupture avec le vitalisme que Freud introduit dans sa pensée, lorsque, dès 1915, il prend acte de l’existence de la pulsion de mort (acte qui sera élaboré et qui deviendra par la suite une conceptualisation).

En fait, ce qui échappe à Onfray, c’est que Freud fut d’abord un conquistador de la vie, puis de la vie et de la mort. On peut regretter qu’après avoir découvert l’existence et la nature de la pulsion de mort, Freud n’ait pas réécrit certains de ses ouvrages fondamentaux rédigé en pleine époque vitaliste, comme « L’Interprétation du rêve », qui, dès lors, apparaît comme amputé d’un savoir. Mais, pour quelle raison Freud a-t-il accepté d’être ce conquistador qu’en définitive ni Schopenhauer ni Nietzsche n’ont eu le courage d’être (ils ont eu un autre courage et je ne cherche pas à comparer des courages entre eux), c’est une vraie question qu’Onfray ne peut éluder en faisant de Freud un personnage répugnant, au prétexte qu’il se qualifie lui-même de « conquistador » dans une lettre à Wilhelm Fliess. Car Onfray fait dire à Freud qu’en utilisant ce terme, il se définit lui-même comme un « mercenaire sans foi ni loi, conduit par l’appât du gain, un homme de sac et de corde… » (p. 84), alors que Freud l’utilise au sens d’explorateur transgressif dans le domaine des idées.

Onfray n’est, certes, pas obligé d’aimer Freud, mais ce n’est pas une raison pour en faire un être cupide et prêt à toutes les vilénies pour assouvir son envie de gloire. Ainsi, dans mon livre (p. 193), j’ai clairement établi, à la différence d’Onfray, que, si Freud avait cru que sa découverte des vertus analgésiques de la cocaïne le délivrerait de tout souci d’argent, il accepta, en vrai scientifique, à l’époque, que ce fut Carl Koller, et pas lui, qui devint célèbre grâce à elle. Par ailleurs, je conviens qu’Onfray ne soit pas obligé de passer par le divan pour comprendre sa pensée, et tous les philosophes qui, aujourd’hui, marchent dans les pas de Derrida savent de quoi je parle. Mais, justement, à force de vouloir contredire le point d’arrivée de Derrida, c’est-à-dire la reconnaissance de la spécificité du freudisme et de la psychanalyse et de leur insolubilité dans la philosophie, mais aussi dans les sciences, il en vient à éviter de s’approcher au plus près de ce que Freud cherche à définir comme « refoulement ». Rappelons que la théorie freudienne du refoulement est issue de l’observation et de l’étude des implications de la névrose de transfert (notamment de celle qui s’est jouée dans ses rapports avec Fliess), mais que, dans la vie, la névrose de transfert n’a pas attendu Freud pour se manifester comme moment psychique au cours duquel se constitue, en chacun de nous, l’expérience cruciale (parfois très précoce) du dévoilement à soi-même de ses multiples identifications, dettes, ressourcements, mises en perspective, travaux de deuil et nouvelles élaborations psychiques. La seule nouveauté qui arrive avec Freud est qu’il est le premier à avoir pensé la névrose de transfert comme un objet d’étude à la croisée de l’autobiographie, de la littérature et de la science, et sa transformation en un outil thérapeutique d’une profonde portée. On comprend alors qu’ignorant tout de cette expérience, Onfray en vienne à marteler l’idée que, lorsqu’elle produit des effets thérapeutiques, la psychanalyse n’est qu’un placebo.

Il s’ensuit qu’Onfray s’en remet à la diatribe et au pamphlet plutôt que de chercher à comprendre la découverte freudienne et produit une psychobiographie de Freud qu’il croit compatible avec le pamphlet, alors que, du fait qu’in fine, le style, c’est-à-dire le contenu du livre, est celui du pamphlet, sa stratégie d’écriture se révèle comme n’étant mue que par sa propre autobiographie. Au demeurant, Onfray confond respect biographique et hagiographie. Ce qu’il dit de mon livre, indique clairement qu’il est sous l’emprise de cette confusion. Car, il lui est impossible de procéder à une biographie critique, encore moins à une biographie psychanalytique, alors qu’il se pique d’y parvenir ça et là, jouant comme je l’ai dit, sa propre interprétation contre celle de Freud. Ses développements hâtifs sur l’histoire de la théorie de la séduction dans la pensée de Freud et sa réduction de l’activité pédiatrique pionnière et gratuite de Freud à un travail de dissection de cerveaux d’enfants (p.310) le montrent à l’évidence. Dans le premier cas, il n’exploite une difficulté réelle du cheminement de la pensée de Freud que pour le démolir. Ce qui indique bien qu’il est lui-même gagné par ce qu’il décrit comme « hallucination collective » d’une pseudo-théorie universelle dont il prétend qu’elle n’est qu’une aventure personnelle, parce qu’il ne respecte pas (ou plutôt plus) l’auteur à propos duquel il écrit. Dans le second, il fait passer l’image d’un Freud qui tient l’enfant pour une chose anatomique, au mépris de la vérité historique, clairement établie par le fait que, dès son retour de Paris et Berlin, en 1886 et pendant dix ans, il ouvre une consultation gratuite pour les enfants atteints de maladie nerveuse, comme on dit à l’époque, et par le fait que, dès 1919, il demande aux médecins d’élever la voix en faveur du droit de l’enfance.

Venons-en à la seconde raison intellectuelle qui le conduit à altérer profondément son travail psychobiographique et à le transformer en pamphlet délétère. J’ai parlé de « délation » et je rappelle qu’elle n’est ni d’extrême droite ni d’extrême gauche, mais qu’elle est, lorsqu’elle est, un point c’est tout. Je l’entends au sens de « dénonciation inspirée par des motifs méprisables » (Le Grand Robert) ou de dénonciation afin de nuire, ce qui est la même chose. Or, il y a une envie de délation qui s’empare d’Onfray, lorsque, sous l’emprise du mentir-vrai, il affiche quelque chose à propos de Freud, dans le seul but de susciter sa détestation.

Je donnerai ici un premier exemple de délation : il s’agit de la substitution du mot « holocauste » au mot « autodafé » par lequel Onfray décrit, pour la première fois, l’acte par lequel Freud a brûlé nombre de ses lettres et documents, laissant alors libre cours à sa pensée de ne plus recourir plus tard à ce mot et de ne retenir par la suite que celui d’« autodafé ». Onfray ne peut pas s’empêcher d’introduire le mot « holocauste » dans son texte, alors qu’il sait très bien que le mot « autodafé » suffit. D’ailleurs, il le sait si bien qu’il parle d’un « holocauste miniature » (p.45), maniant habilement l’absurde, puisqu’un holocauste ne saurait être miniature ni une miniature holocauste, le tout dans un chapitre intitulé « mettre le feu aux biographes ». La délation consiste ici à associer l’affect lié au mot « holocauste » au mot « autodafé » auquel il ne s’associe pas (en tout cas pas systématiquement). L’idée est d’introduire une confusion entre la lettre et la chair dans le but de faire ressentir par le lecteur l’horreur associée à un homme, en ce qu’il est capable de brûler ses biographes, alors qu’en réalité, il n’a été capable que de brûler certains de ses lettres et documents.

L’affaire se corse, d’ailleurs, lorsque, quelques 521 pages plus loin, Onfray pose la question de savoir « comment penser, par exemple, la solution finale qui va concerner la famille de Freud » ?, et « de quelle manière saisir intellectuellement ce qui distingue psychiquement sa sœur Adolphine morte de faim dans le camp de Theresienstadt, ou ses trois autres sœurs, disparues dans les fours crématoires d’Auschwitz en 1942, et Rudolph Höss, le commandant de ce camp de sinistre mémoire si rien ne les distingue psychiquement, sinon quelques degrés à peine visibles et comptant pour si peu que Freud n’a jamais théorisé cet écart minime pourtant tellement majeur ? (p. 566) Car, ici, il s’agit clairement de ce que l’on a appelé (à tort, d’ailleurs) « Holocauste » et, plus récemment « Shoah », et cette évocation, qui, au demeurant, ne respecte pas la stricte vérité historique du destin des sœurs de Freud, vise à faire passer au lecteur le sentiment que Freud est un infâme, en ce qu’il est le garant d’un système d’équivalence entre « le bourreau sadique et sa victime innocente » (p. 564). La question posée par Onfray sur la saisie intellectuelle d’une distinction psychique est tout à fait intéressante, on peut même dire qu’elle convoque la différence fondamentale entre la philosophie et la psychanalyse. En fait, il existe des différences psychiques qui peuvent être intellectuellement comprises et d’autres qui ne peuvent l’être que psychiquement. Ainsi, la différence entre le bourreau et sa victime l’est intellectuellement et psychiquement d’évidence, mais la différence entre deux névroses ou deux psychoses ne peut l’être d’abord que psychiquement. Mais, le fait que sa réflexion sur la distinction psychanalytique du psychisme aboutisse à mettre Freud du côté des assassins de ses sœurs indique clairement que son entreprise a consisté à introduire son propre ressenti psychique vis-à-vis de Freud à la place de celui de Freud remanié pour la cause, le substituant derechef à sa compréhension intellectuelle. Je ne suis pas en train de dire qu’Onfray souhaitait ce destin pour les sœurs de Freud, mais qu’il n’a cherché qu’à interpréter Freud dans le sens de quelqu’un qui, lui, le souhaitait.

Je donnerai, à présent, un second exemple, que je suis, en vérité, tenté de nommer « l’Exemple », tant Onfray s’appuie sur l’interprétation qu’il en donne pour espérer faire mal. Il s’agit du récit que le père de Freud, Jakob, lui fait d’un événement qui a eu lieu longtemps avant sa naissance, au cours duquel un Chrétien a jeté son bonnet de fourrure dans le caniveau et a exigé qu’il descende du trottoir. En effet, là où, comme je le fais remarquer dans mon livre, Freud écrit que son père lui a dit qu’il a gardé son sang-froid, et que l’enfant qu’il était ne l’a pas trouvé très héroïque, Onfray affirme, dans le sien, que Freud pense que son père, « humilié par un antisémite », a « courbé l’échine sous l’insulte » (p. 135). Or, si ce Chrétien fut bien un antijuif (le mot « antisémite » n’existait pas à l’époque, Onfray devrait le savoir) et si son geste visait bien à humilier le père de Freud, celui-ci ne dit strictement rien qui permette d’interpréter sa réaction dans le sens du ressenti de l’humiliation. Ici, Onfray tient absolument à imposer rétroactivement le sentiment de l’humiliation à un homme qui ne l’avait pas éprouvé. Sans doute ne peut-il imaginer que cet homme qu’il décrit abusivement (Onfray se garde bien de tout croisement de sources historiques) comme « sans travail, vivant d’argent emprunté, de prêts qu’il ne rembourse pas » et qui « semble insoucieux de tout » (p. 138), ce qui relève réellement de la délation littéraire, était non seulement un homme cultivé qui savait replacer ce qui lui arrivait dans l’histoire de l’antijudaïsme, mais un homme qui avait une vraie fierté. Une vraie noblesse, aurait dit Nietzsche, justement cette noblesse qu’il voulait enseigner à son fils, comme le montre la Dédicace qu’il appose sur la Bible des Philippson qu’il offrira plus tard en cadeau à son fils chéri, à l’occasion de son trente-cinquième anniversaire. Mais Onfray d’enfoncer le clou. Dans ce même passage, il conteste, en effet, au fils ainsi qu’à celui qui, devenu adulte, écrit L’interprétation du rêve d’avoir vraiment souhaité prendre une revanche au nom de son père, en affirmant qu’il voulait bien que son père fût un héros, mais post-mortem seulement (p. 113). Ce passage du livre d’Onfray démontre clairement qu’il n’est pas l’amoraliste qu’il aimerait être, mais le restaurateur du moralisme honni par Nietzsche.

Je conclurai cet article sur un dernier exemple. Il porte sur ce qu’Onfray dit de la prise de position politique de Freud en 1933. Dissimulant, au passage, et pour cause, le fait que je nomme Engelbert Dolfuss, à la page 786 de mon livre, ainsi que l’explication que je donne de l’attitude de Freud envers lui, il affirme que Freud était indifférent à ce dictateur austro-fasciste, voire qu’il le respectait. On touche là à une autre composante du pamphlet mensonger d’Onfray : son incompréhension de l’anti-antisémitisme (dont pourtant Nietzsche fut un des promoteurs) lequel consiste à promouvoir tout ce qui peut être mis à son service, en particulier le droit. Il se peut que Freud se soit trompé sur Dolfuss, puisque celui-ci n’a finalement pas été un rempart suffisant contre Hitler, et les nazis autrichiens, lesquels l’ont d’ailleurs assassiné, mais sa prise de position résultait de ce que, n’en déplaise à Onfray, il était anti-antisémite avant tout, comme le montre, également, le fait que le premier article qu’il écrit, dès son arrivée à Londres, en 1938, l’est pour une revue juive de combat contre l’antisémitisme. Sa position n’avait donc rien à voir avec un salut respectueux à un dictateur. La délation d’Onfray consiste, ici, à faire croire que Freud avait des sympathies fascistes, et ce, au risque que les membres du peuple auquel il affirmait appartenir en fassent les frais.