Roland Gori

"La psychanalyse heurte la culture du moment"

La bataille fait rage dans le monde des psys après la publication du dernier livre de Michel Onfray, brillant brûlot contre Freud. Le psychanalyste Roland Gori réplique en dénonçant une vision réductrice de la santé mentale.

Sigmund Freud était un mégalomane lubrique qui couchait avec sa belle-soeur. Il n'y a que la gloire et la richesse qui l'intéressaient. Sa théorie de l'inconscient n'est pas une science et ne soigne que par effet placebo. Cinq ans après la parution controversée du Livre noir de la psychanalyse (les Arènes), qui tirait à boulets rouges sur la théorie de l'inconscient et sur son inventeur, le philosophe Michel Onfray s'emploie, lui aussi, à saper la figure du fameux médecin viennois dans son dernier livre, Le Crépuscule d'une idole. L'affabulation freudienne (Grasset). Pourquoi un tel acharnement ? Ces attaques sont-elles justifiées ? Politique et engagé, le psychanalyste Roland Gori, professeur de psychopathologie à l'université d'Aix-Marseille, apporte un contrepoint original à la polémique.

"Si la psychanalyse est une imposture, comment expliquer le succès de Freud et du freudisme depuis un siècle ?", demande Michel Onfray. Pouvez-vous lui apporter une réponse ?
Les critiques contre Freud, sa vie personnelle, les supposées impostures de sa théorie n'ont jamais cessé depuis un siècle. A quelques variations près, ce sont toujours les mêmes, que l'on peut résumer en une phrase : ce qui était nouveau dans son oeuvre n'est pas vrai, et ce qui est vrai n'est pas nouveau. J'ai retrouvé un livre, Freud a menti, paru en 1968, d'un certain Jean Gautier, médecin admirateur de l'eugéniste Alexis Carrel. Ce texte exposait les mêmes arguments que ceux développés dans Le Livre noir et le brûlot d'Onfray, mais il est passé à l'époque pratiquement inaperçu.

trairement à votre auteur oublié, les contempteurs actuels de Freud, eux, rencontrent un écho dans l'opinion... Parce que les valeurs que porte la psychanalyse viennent heurter celles diffusées par la culture du moment, marquée par une transformation profonde de la conception de l'homme et de la maladie mentale. Le Livre noir était une sorte de pot-pourri d'auteurs favorables aux thérapies comportementalistes, qui essayaient d'exorciser le pouvoir de la psychanalyse dans la culture et dans la formation universitaire des psychiatres et des psychologues. Il s'agissait pour eux d'accroître leur part de marché. Pour Onfray, il s'agit de déboulonner la statue de Freud, de biffer un des noms des pères de la culture européenne. Je crois que ces attaques s'inscrivent dans une société qui ne veut plus entendre parler de l'"homme tragique", l'individu en prise avec son angoisse, sa culpabilité, ses désirs, ses conflits. Les critiques à l'encontre de la psychanalyse surfent sur cette vague de fond idéologique qui privilégie les comportements sur l'histoire du sujet, et sur l'intériorité.

exécution symbolique du père de la psychanalyse ne serait qu'un symptôme?
La médecine, la psychiatrie, la psychologie ne sont pas seulement des savoirs, mais aussi des pratiques sociales, qui participent au gouvernement des individus et des populations. La psychanalyse, comme une certaine psychiatrie humaniste, estime qu'il faut tenir compte de l'affect, du relationnel, de la personnalité. Pendant très longtemps, cette culture du souci de soi était en accord avec certains présupposés du capitalisme traditionnel "humaniste", qui a régné pendant une bonne partie du XXe siècle, jusqu'aux années 1980. Opposé au taylorisme, celui-ci considérait que l'épanouissement personnel et psychique de l'individu participait à l'amélioration de la productivité. Aujourd'hui, cet aspect humain est balayé : on ne parie plus sur le sujet, mais sur ses actes. Tous les rouages de l'économie libérale reposent sur l'idée que le comportement humain est rationnel et qu'il est possible de prédire les actions des individus en fonction des intérêts qu'ils y trouvent. L'humain est devenu un simple segment technique de la production. L'Etat mandate les professionnels - psychologues, psychiatres, mais aussi enseignants, juges, policiers et journalistes - pour amener les individus et les populations à intérioriser ces valeurs néolibérales.

progrès fulgurants réalisés ces dernières années par les neurosciences, la génétique et la biologie ne rendent-ils pas la psychanalyse obsolète ?

On la réfute aujourd'hui parce qu'elle s'opposerait aux forces du progrès, mais c'est oublier qu'elle s'est inscrite au départ dans un projet scientiste. Contrairement à une idée répandue, même chez certains psychanalystes, Freud n'a pas construit sa théorie à contre-courant de la science et des valeurs de son époque. A la fin du XIXe siècle, la pensée rationaliste domine : on découvre la localisation des aires cérébrales et les agents infectieux ; la médecine expérimentale est à son apogée avec Pasteur et Claude Bernard, les savants caressent l'idée qu'il est possible d'administrer techniquement et scientifiquement le vivant. C'est un médecin, lui-même adepte d'un positivisme pur et dur, tourné vers la neurologie et les sciences naturelles, qui découvre que la raison est minée de l'intérieur par des forces obscures, par l'inconscient et les affects. Et que la prétention à gouverner l'humain par la rationalité conduit à une impasse. Il conçoit une méthode où le savoir n'est plus seulement détenu par l'expert : c'est le malade lui-même qui possède un savoir que le thérapeute va aider à déchiffrer. La psychanalyse fait partie de cet héritage qui pose que l'humanité de l'homme n'est pas située uniquement dans la raison.

selon vous, cette conception n'est pas seulement mise à mal par l'économie libérale : elle se retrouverait aussi en porte à faux par rapport à une nouvelle conception de la santé mentale...
En effet. La psychiatrie comportementaliste et biologique ne s'intéresse plus à la souffrance du sujet, elle repère les anomalies de comportement. La question n'est plus de savoir ce qui a pu pousser quelqu'un à sombrer dans l'obsession, la dépression, la folie, mais "comment on peut supprimer le symptôme le plus rapidement possible". Les pathologies ne se définissent plus par la souffrance du patient, mais comme des dysfonctionnements neurocognitifs entraînant une altération des comportements. Le discours psychanalytique dérange, parce qu'il s'oppose à ce formatage comportemental et aux valeurs dominantes d'une société où tout doit être prévisible, programmé, dirigé. Tout comme sa pratique, qui s'inscrit dans la longue durée, entre en contradiction avec la culture de l'instant et du profit à court terme. Les attaques dont la psychanalyse fait l'objet une fois de plus montrent qu'elle est plus vivante, plus actuelle et plus nécessaire que jamais pour résister à cette société du spectacle et de la marchandise.

A lire : Un Monde sans fous ?, de Philippe Borel (Champ social éditions).

L'Express

Par Gilbert Charles, publié le 26/04/2010 à 10:00

Gilbert Charles / Roland Gori