Martha F

Martha Freud
Martha F., de Nicolle Rosen

Un portrait cubiste

Elles sont célèbres malgré elles. A un moment de leur vie, elles ont été aimées par des bavards ou  des génies ou les deux à la fois. Ils leur ont écrit à longueur de lettres passionnées comme Diderot à Sophie Volland ou Flaubert à Louise Colet. Mais elles, ce sont des maîtresses, des égéries, mais les femmes de ? Et la femme de Sigmund Freud ?

Il fallait une psychanalyste “culottée” pour imaginer le grand homme dans sa dimension domestique et privée. La finesse étant de le camper sous le regard de sa femme durant les cinquante trois années de leur union. Après la flambée passionnée des quatre années de fiançailles, et le millier de lettres où Sigi ne perd pas tout à fait le nord quand il s'exprime ainsi : Martha doit renoncer à dire aussi catégoriquement : il ne faut pas agir comme ça. Elle a cessé d'être la fille aînée, la sœur supérieure, elle est devenue toute jeune, fiancée depuis une semaine seulement et perdra toute sa causticité.  Et comme la trop bien éduquée Martha tentait de faire la coquette en exprimant ses doutes sur sa beauté, le futur grand homme sut la remettre à sa place avec une muflerie tranquille : Si tu tiens à ce que je donne aux mots leur sens strict, je suis contraint de confesser que tu n'es pas une beauté. Qui croirait que les yeux de l'amour...

Biographie romancée que celle de Nicolle Rosen, mais biographie plausible. Le point de départ : le grand homme est mort, et les admirateurs se précipitent pour prendre leurs miettes de gloire au passage et pouvoir dire aux générations futures qu'ils y étaient ! Une femme, une journaliste américaine, s'approche de Martha et lui parle comme à un être humain à part entière. Il s'ensuit une correspondance. Chaque lettre de Martha alterne avec un chapitre d'introspection qui prolonge la lettre du côté d'une intimité qu'elle ne peut aborder à découvert par éducation et par pudeur. Bientôt lettre et monologue intérieur se chevaucheront pour aller au plus profond. Une analyse à distance.

Tout comme le puzzle commencé par Martha, sa vie se recompose dans le grand désordre des émotions de l'exil, des frustrations personnelles, de la décadence d'un monde vétuste empêtré dans son XIXe siècle et de la tragédie juive. Ce portrait cubiste organise des éléments a priori disparates, mêlant origines, portraits de famille, vie ordinaire et extraordinaire à Vienne, tournures de la mode, plongées dans l'œuvre du grand homme, rancœurs et amertumes vis-à-vis de sa sœur Minna et de sa fille Anna, un peu de jalousie à l'endroit de trop brillantes et aguichantes patientes de son mari.... Du puzzle de sa vie, Martha ouvre une troisième dimension : celle qu'elle aurait pu être et qu'elle devient par procuration au fil des pages de Nicolle Rosen. Approche objective et complicité humaine se conjuguent pour,  au seuil de la mort, accoucher de l'être potentiel qu'elle n'a jamais été. Le projet du livre est ambitieux et la création est à l'aune de cette ambition. Passionnante et dérangeante.

Comment peut-on traverser presque cinquante ans du XXème siècle en restant une femme du siècle passé, et s'épanouir en une année de correspondance comme ces fleurs qui s'ouvrent à la nuit et se fanent au jour ? Nicolle Rosen en fait la preuve par quatre saisons d'une vie rêvée qui aurait pu inspirer un certain, comment déjà ?