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1985

Présentation et résumé

Il est exceptionnel que la fiction se rapproche à ce point de ce que l'expérience quotidienne d'une cure apporte tant au patient qu'au psychanalyste. Le scénario du Dr Isi beller Psychanalyste auteur d'autres fictions théâtrales ou littéraires, rend compte ici d'une cure analytique dans son déroulement et ses aléas. Pascale Breugnot qui a produit le film pour Antenne 2 a soutenu le projet et par sa connaissance de la psychanalyse permis sa réalisation dans de bonnes conditions; François Perrier est ici excellent comme à son habitude; Plus surprenant dans le rôle du psychanalyste Bernard Haller incarne d'une façon tout à fait convaincante un psychanalyste au travail. Au total, un document tout à fait exceptionnel par son contenu et sa réalisation. Nous ne disposons pour l'instant que d'une copie VHS et la qualité de l'image s'en ressent. Nous faisons des recherches actuellement pour obtenir,( si elle existe), une copie de meilleure qualité.

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Portrait de Le Vaguerèse Laurent

Pierre Koralnik, Enquête sur une parole donnée, la lettre perdue, 1985

Film interprété par François Périer et Bernard Haller

(Anna, 1967, comédie musicale autour d’Anna Karina, avec Jean-Claude Brialy, Serge Gainsbourg).

 

Grâce à la nouvelle rubrique du site, j’ai découvert le film de Pierre Koralnik, Enquête sur une parole donnée. Malgré l’inconfort dû à la qualité de l’image et du son (le site n’a pu disposer que d’une cassette VHS), j’ai eu un réel plaisir à regarder ce film astucieux et attachant.

Koralnik, ce nom me disait vaguement quelque chose et, en effet, l’un de ses films est resté célèbre, Anna, que j’ai vu récemment en DVD. C’est une comédie musicale tournée en 1967, avec et autour d’Anna Karina, avec Jean-Claude Brialy. Le film a l’énergie, l’inventivité et la poésie des comédies musicales de Jacques Demy (Anna est le parfait contemporain des Demoiselles de Rochefort), dans un esprit proche de la nouvelle vague.

Enquête sur une parole perdue est beaucoup plus sobre. C’est l’histoire d’une cure analytique, racontée avec clarté et sensibilité, avec une réelle efficacité pédagogique qui ne nuit nullement aux plaisirs de la fiction et de la mise en scène.

François Périer est l’analysant, Jacques Alvarez, Bernard Haller l’analyste, « Docteur », chacun parfaitement juste dans son rôle. François Périer est parfaitement crédible, tour à tour anxieux, grave, agressif, rêveur, tourmenté, facétieux, enfantin. Le choix d’un analysant d’un certain âge, homme sérieux, notable établi dans un métier à responsabilités, n’est pas sans rappeler les cas relatés par Freud, de « Présidents » ou « Conseillers », ces personnages remarquables socialement qui ont révélé leurs troubles, et fondé le corpus psychanalytique. Ce névrosé est l’un de personnages qui ont l’air parfaitement sans histoire, bien assis socialement, et qui sont débordés, soudain, par un drame qui couvait, depuis l’enfance, et fait craquer la surface. L’histoire de ce personnage est celle de l’homme ordinaire qui s’étonne sans cesse lui-même de ce qui lui arrive et des pensées qui lui viennent. Le film, comme une véritable « enquête », déroule les symptômes, revient sur les traces du personnage en même temps que lui, découvre des indices, propose des interprétations, avance vers la solution de l’énigme.

Le film de Koralnik a bénéficié des conseils de Isi Beller, psychanalyste qui a non seulement construit une sorte de cas d’école, mais sans doute guidé le réalisateur (s’il n’a pas lui-même fait une analyse) dans la construction très vraisemblable de la dramaturgie de la cure type. On peut du reste découvrir Isi Beller par ses livres et une petite vidéo sur le net, à propos de la méditation. De la sorte, un véritable parcours peut s’engager, du film à l’œuvre de Pierre Koralnik, et au travail de Isi Beller, puisque ce psychanalyste a écrit des ouvrages, mais a également participé à la série Être Psy, publiée en DVD par les éditions Montparnasse, et donné des entretiens sur France Culture (que l’on peut réécouter) et dans des journaux.

Le spectateur qui ne connaît pas l’analyse (s’il en est) ou en a une image approximative, découvre une cure très vraisemblable (loin du film L’Amant double, de Bozon ou de celle très amusante et peu probable de Chantal Akerman dans Un divan à New-York. En effet, la psychanalyse nourrit les fictions et les fantasmes, comme l’une des situations les plus mystérieuses et intenses de la rencontre moderne. Les possibilités de perversion l’enrichissent de scénarios qui, sans avoir toujours valeur de savoir, ont un intérêt romanesque non négligeable. Mais le film de Koralnik, très loin de ces écarts scénaristiques et théoriques, est doublement intéressant, par son caractère pédagogique et par son intérêt dramatique. La mise en scène fait alterner le huis clos théâtral entre l’analysant et l’analyste, dans une relation qui n’est pas dénuée d’humour et d’émotion, voire de rebondissements dans le jeu des positions et leur réglage, et les séquences de souvenir en plans larges, animés, reconstitutions historiques de l’enfance et des épisodes de la résistance ou du contexte familial des années 1940.

Celui qui a fait l’expérience de l’analyse, a beaucoup de plaisir à reconnaître ses propres mouvements d’humeur, son inquiétude (« est-ce que vous m’écoutez ? », « ça vous intéresse ce que je dis ? », « vous dormez ? ») et ses doutes, ses mouvements de révolte (c’est trop bête !), ses surprises, ses trouvailles, ses dénégations et la reconnaissance, finalement, de la vérité qui lui semblait tellement aberrante, trop simple ou décevante. C’est la partie du film que j’ai préférée, filmée de façon sobre, dans un cadrage moyen qui finalement restitue à ce théâtre de l’intime tout son dynamisme, sa tension, ses phases d’agressivité, de tourment, d’humour, de colère, face au silence d’un psychanalyste qui, par le jeu très subtil de Bernard Haller, n’est jamais indifférent ou lisse mais laisse entrevoir un véritable intérêt, une écoute dont le mystère n’est pas le moindre intérêt du film, comme de l’analyse. Les mouvements sont assez limités, les angles de prise de vue varient cependant, le jeu du champ/contrechamp alterne avec des plans dans lesquels psychanalyste et analysant sont vus ensemble, un peu en surplomb, dominés peut-être, tous les deux, par quelque chose qui n’est au pouvoir ni de l’un, ni de l’autre, et les prend dans le même « champ », non seulement optique mais psychanalytique (ce qu’on appellerait peut-être le champ freudien ? La chose ? L’Autre ?)

La lecture de ce film qui m’a d’abord amusée et que j’ai trouvé plein d’enseignements sur la cure analytique (on se dit qu’on pourrait le projeter à des élèves) m’a suggéré cependant une réflexion sur le statut de l’image (au cinéma et dans l’analyse). J’avais l’impression que le film manquait quelque chose, non tant du côté de ce que le cinéma peut enseigner de la psychanalyse que du côté inverse de ce que la psychanalyse peut enseigner au cinéma. La psychanalyse, en effet, aurait pu davantage l’in-former, c’est-à-dire lui donner forme, d’une façon à la fois plus intéressante en ce qui concerne le processus analytique (et le travail de l’inconscient) et plus innovante cinématographiquement. Pour tout dire, le montage m’a paru un peu plat et trop logique, d’une logique essentiellement narrative et réaliste quand le travail psychanalytique relève d’autres logiques. J’avais l’impression que le film de Koralnik était passé à côté, malgré toutes ses qualités, de ce qu’est le véritable travail de la parole dans la cure, non à partir des images (visuelles, plastiques) du rêve ou du discours, mais à partir des signifiants qu’elles recèlent et dont Freud, dans l’Interprétation des rêves (travail sur l’image du livre de botanique) nous révèle la profondeur et la simplicité, le caractère littéral (jeu sur Flora, flore et prénom de femme). C’est une vraie gageure pour le cinéma de nous faire passer de l’image visuelle, sensorielle, plastique à l’image comme signifiant susceptible d’ouvrir sur les multiples associations qui débloquent non seulement le récit mais des émotions, des bouts d’inconscient, dans le désordre, comme autant de rébus qui pourtant feront sens et donneront une respiration, du jeu, salut au bon entendeur. Entre la scène où sont dits des mots et la scène où se déroulent des images, comment faire le lien, montrer les passages ?

J’ai regardé à nouveau le film pour vérifier mes impressions et ne pas être injuste. J’ai constaté qu’il y avait une plus grande profondeur que je ne l’avais pensé à première vue, dans les images proposées par Koralnik, aussi bien dans la scène du divan que dans celle, surtout, des souvenirs. Dans leur composition et leur qualité plastique, une vraie dimension psychique se déploie. En revanche, je reste un peu sur ma faim en ce qui concerne les articulations, c’est-à-dire, ce qu’on appelle au cinéma les « raccords » qui auraient pu permettre au cinéaste de donner plus de jeu, de faire bouger les rapports entre les différentes scènes et entre les paroles et les images.

Dans la scène du divan, les paroles, la dramaturgie entre psychanalyste et analysant sont à la fois justes, émouvantes, certains jeux sur le signifiant apparaissent. Quelques moments ont un accent de vérité psychanalytique et donnent à réfléchir comme la question de la destination de la lettre ou la construction de la paternité qui n’est pas sans rappeler le travail de Gérard Pommier sur le cas d’Althusser (Louis du néant), lorsqu’il démonte le mythe magnifique (le blason) que s’est fabriqué Louis en autoanalyse et même dans une analyse accompagnée par un analyste fasciné par son brillant analysant, et fait entrevoir d’autres pistes à travers la lecture attentive de signifiants restés inaperçus. Le moment où le personnage, Jacques Alvarez, s’exclame, libéré, qu’il a l’impression de jouer avec son histoire, est un passage très touchant qui, certainement, rapporte quelque chose d’essentiel tant sur le processus que sur l’effet de la cure.

Du point de vue formel, le film profite de l’association d’idées et du souvenir, pour déployer du récit et des images, trouvant là une fluidité et le moyen d’ouvrir le cadre. Dans les parties de reconstitution de l’enfance, ou des épisodes de la crise à Lyon, la caméra enchaîne les travellings, dans un sens, dans l’autre ; les plans séquences permettent de voir les personnages en mouvement, les espaces s’agrandissent. La mise en scène saisit donc dans le dispositif de la cure un moyen très efficace de travailler sur deux niveaux : le présent de la parole et le passé du souvenir, le huis clos d’un côté et le déploiement des histoires de l’autre, avec la présence de paysages, de personnages secondaires. C’est une manière de rappeler à quel point le petit théâtre de la parole est une mine, une boîte merveilleuse qui s’ouvre sur l’infini des histoires et la complexité du temps. On peut ajouter à ceci la présence charnelle, extraordinaire de François Périer dont le corps et le visage sont un théâtre à eux seuls. C’est sans doute la qualité première de ce film : il bénéficie d’un acteur exceptionnel, qui joue le jeu et laisse parler son corps habillé, déshabillé, tour à tour respectable sous l’apparence bourgeoise, démuni, fragile dans sa presque nudité, honteux quand il se livre à des rituels scatologiques, enfantin, sensuel, misérablement lové sur lui-même, digne malgré tout. Il pourrait n’y avoir rien d’autre que ce personnage dans le cabinet de l’analyste et l’on serait tout aussi bien pris tant ses regards, ses mimiques, sa manière d’articuler ou de se retourner sont émouvants et « parlants ». L’une des grandes forces de François Périer est de savoir contenir l’enfant que le personnage a été et qu’il demeure ainsi que plusieurs lapsus et attitudes le révèlent.

La partie du film en flash-back est plus conventionnelle, tant du point de vue de la mise en scène que du discours. Elle nous mène vers le secret du personnage, « la lettre perdue » ou détournée, et déroule en plusieurs étapes l’histoire d’un grand amour œdipien, explore les mythes qui ont présidé à la formation du personnage, ses angoisses, ses mensonges, sa culpabilité, révèle les figures de père qui l’ont entouré ou fait rêver. Le scénario de cette « lettre perdue », n’offre pas le dédale fascinant et vertigineux de la « lettre volée » que le titre évoque sans se mesurer à de telles subtilités, tant du côté de Poe que du côté de Lacan. L’opacité, le mystère de ce qui est en jeu dans l’analyse est peut-être un peu trop démonté quand il faudrait également laisser une part d’ombre. Quelques images toutes faites (la débâcle, les scouts, par exemple) éclairent le contexte et sont un peu trop attendues. Toutefois, certains épisodes de rêve ou les gestes étranges du personnage, lorsqu’il se trouve dans l’hôtel de passe, à Lyon, se livrant à des rituels névrotiques et inquiétants, dans un état d’hébétude, laissent apercevoir quelques « abymes ordinaires » (expression de Catherine Millot) dans lesquels s’engouffrent le personnage et le film.

Certaines images cinématographiques illustrant les souvenirs ou les rêves de Jacques suggèrent également des états psychiques (angoisse, errance, solitude) et pourraient être analysées comme des signifiants tels le paysage très étrange de l’enfance de Jacques. Ce paysage n’est pas une représentation réaliste d’un terrain de jeux, mais l’évocation d’une atmosphère psychique. Ses trous, ses falaises, ses sortes de grottes, ses arbres morts, dépassent le récit et son caractère fonctionnel pour offrir de véritables images poétiques/psychiques. De ce point de vue, le film approfondit, par conséquent son rapport à l’image afin d’inscrire non une signification ou un programme narratif, mais des possibilités de signification, des impressions, sensations, une dimension métaphorique qui est propre à la dimension plastique de l’image, quand elle devient peinture ou à la dimension polysémique de l’image poétique. Ce sont des images très denses, à la fois sensorielles et mystérieuses, capables de donner à rêver au spectateur, d’inconscient à inconscient. Le personnage n’en fait pas toujours la lecture, mais le cinéaste peut laisser au spectateur le soin de voir dans ces images suggestives (à la façon des paysages expressionnistes de Jodorowsky) des motifs de rébus, des fragments d’inconscient. Le paysage d’enfance est ainsi une sorte de rêve à interpréter avec son caractère un peu sauvage, accidenté, dangereux, troué, vertigineux, morbide parfois. De même, lorsque Jacques est à Lyon, les escaliers sombres que montent les prostituées accompagnées de leur client recèlent une évidente signification sexuelle que le spectateur ne manque pas de saisir, les mettant en relation, dans une répétition et un effet de symétrie, avec les escaliers gravis par le résistant-amant de la mère que le petit Jacques guettait. Cette mise en miroir des séquences éclaire, sans commentaire, l’escapade étrange à Lyon où Jacques recherche une chose qu’il aurait « perdue ».

Ainsi, lorsque la caméra filme une image de rêve comme celle du père qui s’éloigne de dos, on ne sait pas très bien quoi en faire. L’image insistante est donnée comme une image pure (reprise plusieurs fois autour de l’idée de se voir soi-même de dos dans un miroir) ce qui devient une sorte de formule métaphysique ou une énigme aussi bien pour le personnage qui contemple cette image/scène avec angoisse, que pour le spectateur. La référence à Maupassant lui confère une profondeur littéraire et psychique (on pense au Horla), qui est peut-être une voie vers un signifiant psychanalytique. Le film ne donne pas la clé de tous les motifs ou de toutes les images, il laisse à penser, maintient une part d’étrangeté et d’irrésolu.

Le cauchemar représentant Jacques en caleçon loqueteux dans un paysage inquiétant et escarpé (qui rappelle les images de son enfance), demeure également très étrange, mais, en l’occurrence, sa signification ultime est dévoilée puisqu’il révèle et noue les signifiants essentiels de l’histoire de Jacques. Le personnage devient un Christ au mont Golgotha ce qui s’associe aux cigares du père, de la marque « Monte Cristo ». Ces séquences montrent ainsi comment se nouent les signifiants qui se sont ajoutés et transformés au cours de la cure pour formuler des symboles importants, une sorte de mythe personnel, dans lequel se condensent des épisodes ou même des faits de structure. L’histoire de Monte Cristo lue par le résistant, Jean, l’amant de la mère, le trésor, la lettre dérobée, cachée, le véritable père au nom sud-américain, Alvarez, et fumeur de cigares, comme l’escroc qui a tout déclenché, les bêtises enfantines et l’épisode d’une fessée à Noël, concomitante du cadeau si important de la boîte au trésor, tout se lie autour d’une image : monte cristo, un véritable mont dans le film, qui est celui où un Christ meurt et gît sur la croix, représentant le rêveur et son supplice. Ainsi l’image (plastique et narrative) du rêve est-elle finalement décryptée comme signifiants renvoyant à l’histoire de Jacques, dans ses multiples développements. De façon ironique et touchante, les signifiants de cette histoire lient des éléments métaphysiques, culturels, grandioses, autour de l’identification de Jacques à un Christ agonisant, et au comte de Monte-Cristo, et des éléments totalement dérisoires, enfantins, honteux même : la fessée, la colère contre le père, un enfant qui « fait dans sa culotte ». L’histoire de l’homme est toujours grandiose et minuscule, enfantine et tragique, ridicule et bouleversante, humiliante et sublimée.

Cependant, dans le prolongement de cette excellente mise en scène, on pourrait se demander ce que serait l’articulation entre ces niveaux du point de la forme cinématographique. Il s’agirait de saisir quelque chose qui n’est pas seulement de l’ordre du récit sur lequel ouvre la parole (et le film qui y gagne en liberté et en espace), mais de l’ordre du jeu, précisément, et des jeux de mots, des jeux sur les signifiants, essentiels dans l’analyse, de tous ces moments de trouvaille, d’interrogation, de rebonds (répétitions étonnées-étonnantes du psychanalyste), qui font entendre autrement, et déplacent, font travailler le matériau et l’analysant. Qu’est-ce qui fait effet, dans la cure ? C’est peut-être mystérieusement tout autant ce bricolage permanent qui fait jouer les pièces du puzzle, les pièces d’un psychisme qui retrouve du mouvement et de la souplesse dans les articulations, que le récit lui-même d’une histoire à dérouler (dont il manque toujours à la fois des éléments, et une totale crédibilité : c’est donc ça ! Ce n’est que ça ! Est-ce bien cela ? Est-ce tout ? En ai-je vraiment fini avec ça ?). La manière dont l’analyse, dans son processus ou son cheminement chaotique, sans cesse repris, continué, pas toujours au même endroit, pour revenir, pas exactement au même moment, dénouer ici, renouer autrement, repasser, déplacer, avancer à reculons et à gambades, n’a pas grand chose à voir, avec un récit linéaire tel que l’autoanalyse, par exemple, a tendance à le dérouler ou tel que le roman en donne l’exemple dans sa structure figée du XIXème siècle réaliste. Le film de Koralnik donne de ce « jeu » que le personnage découvre et qui le libère, une bonne idée. La répétition de certaines séquences montre bien également comment la cure est faite de reprises, de retours et déplacements de certains motifs qui sont redits, réentendus autrement.

C’est pourquoi, j’ai été étonnée que le montage, quant à lui, juxtapose les images du divan et les images de rêve ou d’enfance, bord à bord, dans une logique narrative ou des raccords très rationnels : j’ai fait un rêve/motifs du rêve, c’était en 1940/ déroulement de l’exode, etc. De ce fait, il s’éloigne de ce que fait le travail analytique, c’est-à-dire, au fond, le « raccord » au sens cinématographique, le passage d’une idée à l’autre, par le mot, certes, mais surtout par le décrochage ou l’éclatement, à partir d’un signifiant qui s’avère polysémique, véritable passerelle d’un niveau, d’un temps, à autre chose.

Le cinéma n’a eu de cesse de créer des raccords logiques, mettant toute une théorie et une technique au service du réalisme (axes, reprises des lignes), afin que si une porte s’ouvre, elle se referme de façon parfaitement prévisible de l’autre côté. Car au cinéma, le plan qui suit l’ouverture de la porte n’est pas du tout naturel et il faut reconstruire tout le dispositif pour saisir ce qu’il y a de l’autre côté. Bien des jours et des lieux peuvent séparer deux plans mis côte à côte. Ainsi, tel échange de gifles dans l’Othello d’Orson Welles est resté célèbre du fait que la gifle qui répond à la première, un dixième de seconde plus tard, a été filmée à 2000 kilomètres et avec un arrière-plan complètement différent. Welles voulait que des significations imperceptibles soient cependant contenues dans ces deux images remontées ensuite côte à côte.

De ce point de vue, les films de Buñuel et plus particulièrement Le Chien andalou sont une mise en œuvre inégalée de ces passages stupéfiants entre les images, entre les signifiants, dans leur incongruité. Buñuel et Dali avaient pris un plaisir merveilleux à dérégler, dès le départ, cette mécanique du montage, à éviter radicalement que la porte s’ouvre sur le lieu attendu. Ils avaient saisi avec gourmandise la liberté que le cinéma permettait dans l’arrangement (ou le dérangement plutôt) des images et des récits.

Ainsi, lorsqu’un personnage du Chien andalou quitte son appartement, il ouvre une porte et débouche, non sur le palier, mais sur la plage. Le spectateur, qui a une certaine représentation logique des lieux, construite à partir d’une illusion réaliste et de repères donnés dans des séquences précédentes, ne peut plus du tout prévoir, au bout d’un moment, sur quoi va ouvrir chaque porte, déboucher chaque plan. Le labyrinthe d’Inland Empire de David Lynch, crée le même trouble et démonte totalement le parcours rationnel dans l’espace : les raccords sont complètement inattendus et l’on ne sait plus du tout quel plan va suivre, quel espace va s’ouvrir derrière chaque porte. Plus on sort et plus on entre en fait, dans un espace mystérieux, cet « inland empire » dans lequel on est piégé. C’est cette invention permanente, cette liberté formelle et poétique qui me semble la plus proche du travail de l’inconscient et de la cure, de l’association d’idées/images/signifiants, à la manière d’un monologue intérieur joycien ou d’un poème surréaliste.

On peut regretter que le cinéma n’ait guère pris ce chemin du surréalisme qui en aurait fait le véritable médium de l’inconscient. La logique narrative et discursive a été son souci le plus constant. Les réalisateurs (à part Godard, peut-être), ont rarement su déréaliser leur film, démonter le montage, pour laisser une chance à l’image de capter quelque chose du réel. Dans le meilleur des cas, cependant, comme dans le film de Pierre Koralnik (mais je pense aussi à la fin de Femmes de la nuit de Mizoguchi que j’ai revu récemment ou aux Contes de la lune vague après la pluie), ils ont saisi, dans des images mystérieuses et composées (à la fois plastiques, poétiques, sensuelles et métaphysiques) une opacité psychique, des émotions, des signes mystérieux voire des signifiants, quelque chose de l’inconscient.

 

Dominique Chancé