freud mise en scène USA

spellbound

Ce texte a été publié initialement dans le numéro 23 de 1975 de la revue « Communications ». Le Seuil Son auteur a bien voulu, nous en autoriser la reproduction avec toutes les réserves d'usage. Nous pensons que, malgré le temps écoulé depuis sa première parution, il mérite d'être à nouveau publié et lu par tous.L. Le vaguerèse

Le cinéma américain parle psychanalyse avec un fort accent 11. Mais cela dit, il n'est pas facile de mettre le doigt sur le comment et le pourquoi. Il n'y a pas, à proprement parler, un genre « films de psychanalyse », et les échos se font aussi bien entendre dans des films inclassables comme Lilith (R. Rossen, 1964) ou Shock Corridor (S. Fuller, 1963), qu'à l'intérieur de genres anciens fortement constitués comme le western, la comédie ou le film policier. On se trouve donc confronté à une hétérogénéité de matériaux qui rend l'approche tortueuse, puisque deux films « à sujet psychanalytique » peuvent ne rien avoir en commun, quand un film policier et un film « psychanalytique » semblent sortir du même moule.

On sent bien que ce qui figure de psychanalyse dans le cinéma. américain confine souvent Freud dans le rôle d'accessoiriste ou de préposé aux effets spéciaux, comme on sent bien que la psychanalyse aurait sûrement son mot à dire sur certaines démarches narratives caractéristiques de la production hollywoodienne. Reste le problème de savoir comment se règle, sur le cinéma américain, la psychanalyse.

Sur le divan de Procuste.

Que reste-t-il de la psychanalyse à l'intérieur des films qui y font explicitement référence ? La première grande figure repérable est celle de la méthode thérapeutique. On retrouve en effet dans de nombreux films quelque chose qui ressemblerait à la conduite de la cure telle que Freud a pu la pratiquer entre 1880 et 1895 :

la méthode cathartique. Il s'agissait alors de permettre au patient d'évoquer et de revivre les événements traumatiques auxquels sont liés les affects pathogènes, afin qu'il se « purge » de ces derniers.

Les principaux films dans lesquels la cure est ainsi présentée sont : Blind Alley (C. Vidor, 1939), Spellbound et Mamie (A. Hitchcock, 1945 et1964), High Wall (C. Bernhart, 194 ? Pursued (R. Walsh, 1947, The Snake Pit (A. Litvak, 1949) et Suddenly Last Summer (J. L. Mankiewicz, 1959). Dans chacun de ces films, le héros a une conduite anormale, dictée par on ne sait quoi. Après une lutte intérieure, le « malade » finit par faire ressurgir le « souvenir oublié ». Ce souvenir, intensément revécu, nous donne la clé de l'énigme et libère enfin le héros de ses obsessions. Le voilà, au dernier plan, purgé, guéri, serein. On retrouve également, à l'intérieur de ce cadre, un certain nombre de notions psychanalytiques (importance de l'histoire infantile, refoulement, déplacement, compulsion à la répétition, transfert), ou parapsychanalytiques. Tout cela concour à donner à l'ensemble sa cohérence. A condition de ne pas aller y voir de trop près.

On ne s'embarrasse guère en effet avec le trauma : il est le fait d'un acte violent dont le héros a été le témoin ou l'agent involontaire alors qu'il avait sept ou huit ans. Ainsi, les héros de Blind Alley, Pursued, The, Snake Pit sont méchants parce qu'ils ont été les témoins de la mort violente ou subite de leur père. Le refoulement est alors bien naturel : ils aimaient tendrement leur parent et sa disparition est insupportable à la candeur de leur esprit. Ils ont donc oublié, purement et simplement, à moins qu'ils n'aient retenu qu'un détail isolé et apparemment insignifiant (déplacement et souvenir-écran) : les raies verticales de Blind Alley, les éperons et les éclairs de Pursued, la poupée de The Snake Pit, les loquets et les fleurs de, Secret beyond the Door (F. Lang, 1948), les éclairs et l'argent de Marnie.

Quant à la résistance du malade, elle consiste uniquement en un mutisme persistant, soit que le malade ne puisse pas parler (amnésie), soit qu'il ne veuille pas.

Ce refus ou cette impossibilité de dialoguer le conduit tout naturellement à persister dans l'erreur et voilà pour la compulsion de répétition ! au point de se sentir victime du destin, comme l'indiquent les titres de Pursued et de Spellbound.

Mais cette résistance est finalement vaincue par la persévérance (dans tous les films), les électrochocs (The Snake Pit) ou le sérum de vérité (High Wall et Suddenly Last Summer). Remarquons au passage, pour ce dernier film, que l'analyste n'y va pas de main morte, puisqu'il use à la fois du sérum, de l'hypnose et de la suggestion. Le transfert et le contre-transfert trouvent alors leur épilogue dans l'aveu d'amour réciproque (Suddenly Last Summer) ou dans la reconnaissance du fait que cet amour n'est plus de saison (The Snake Pit). Nous nous permettrons de revenir plus tard sur cette utilisation de la nomenclature freudienne. Quant à l'oedipe, il n'est pas moins bousculé. Certes, ici, tous les fous le sont à cause de leurs parents. Mais le triangle oedipien est bien difficile à saisir : les parents ne sont jamais là quand il faut, où il faut, dans un premier cas, il ne. reste que deux pôles : ou le père est totalement absent (Suddenly Last Summer, Secret beyond the door et Marnie), ou la mère ne figure pas (Pursued), dans un deuxième cas, les deux parents figurent bien ensemble (The Snake Pit), mais le triangle formé avec l'enfant est particulièrement trouble : la petite fille est, semble-t-il, jalouse de sa future petite soeur et donc de sa mère enceinte) et cajole, par compensation, une poupée empruntée à sa voisine, de plus elle adore son père. Jusque là, pas de problème, tout semble clair : elle désire un enfant de son père et déteste sa mère : Mais la suite complique sensiblement les choses. Le père prend fait et cause pour la mère afin que la poupée soit rendue à sa propriétaire, la fillette pique une colère et piétine une poupée habillée en soldat figurant.

son père. Or, il vient à mourir subitement ; l'enfant croit donc qu'elle l'a tué, (croyance qui sera d'ailleurs réactivée par un événement ultérieur) : ou bien nous avons affaire à la forme positive de l'oedipe et. dans ce cas, c'est. sa mère

qu'elle aurait dû vouloir tuer ; ou bien, il s'agit de la forme négative (désir de mort de la personne de sexe opposé), mais alors elle devrait aimer sa mère.

S'agit-il de la forme complète de l'oedipe ? Non, puisque si la position par rapport. au père varie, celle vis-à-vis de la mère devrait également varier, et, ici, elle est purement et simplement détestée. Il ne reste donc de l'oedipe que le meurtre du père, mais encore faut-il noter qu'il intervient non pour laisser libre cours à un, désir (le seul qui soit barré par l'autorité paternelle serait celui d'avoir un enfant de lui, mais, outre que cela n'est pas explicite dans le film, on voit mal comment on passe de ce désir à celui de la mort du père), mais parce que la fillette a été injustement punie par lui. En fait, ce qui explique la folie de l'héroïne de The Snake Pit, ce n'est pas un OEdipe mal résolu, c'est une (fausse) culpabilité. Elle n'a pas à refouler un désir, elle a à fuir un deuil et une condamnation.

Cet usage du meurtre-du-père, comme représentatif de l'oEdipe, se retrouve dans d'autres films, et le cinéma américain prend chaque fois bien soin d'indiquer que le père a été tué par quelqu'un d'autre que l'enfant (Blind Alley, Pursued ou que, si c'est l'enfant qui a tué, ce n'était pas son père et c'était pour défendre sa mère menacée (Marnie). Il suffit donc que le père meure pour que ça fasse psychanalytique, pour que ça rende fou. Cette réduction de l'oEdipe à la mort du père permet au cinéma américain d'en évacuer tout désir et toute sexualité.

La sexualité n'apparaît en effet guère plus dans ce type de films que dans n'importe quel autre genre. Il en est même d'où elle est radicalement forclose.

Si toutefois elle figure, c'est pour être immédiatement cataloguée comme déviante : homosexualité masculine (The Outlaw de H. Hugues, 1944, et Warlock. de E. Dmytryk, 1959, Suddenly Last Summer), ou féminine (Lilith), désirs incestueux (la mère amoureuse de son fils dans Suddenly Last Summer) et nymphomanie (Lilith). La sexualité n'existe pas plus dans les rêves, si l'on excepte ceux de Lady in the Dark (M. Leisen, 1944), où l'héroïne laisse s'exprimer, sur le mode cher à Busby Berkeley, son désir refoulé d'épouser Ray Milland. Les rêves eux-mêmes sont rares. Les seuls qui soient un peu élaborés sont ceux de Spellbound et de Pursued. Encore faut-il noter qu'en ce qui concerne le rêve de Spellbound, mis en scène par Dali, tout n'y est pas signifiant d'après l'analyse du docteur ; d'autant que se superpose au matériel du rêve toute la thématique de Dali qui n'a été" utilisée par Hitchcock que pour accentuer le côté « rêve », que pour un effet d'irréel. Quant aux cauchemars du héros de Pursued, ils ne laissent figurer que les deux détails de la scène infantile aux vertus traumatisantes (éperons et éclairs) ;' la seule opération qui soit ici à l'oeuvre est donc le déplacement, à l'exclusion de toute autre, et l'on ne voit guère quel désir, hormis celui de retrouver la mémoire, tente de se faire jour ici.

Pour ce qui est des rapports entre le malade et son analyste, ils s'organisent en fonction de la typologie des personnages, qui ne varie guère d'un film à l'autre.

Le fou (ou le malade) est un être asocial, en ce qu'il n'est gouverné que par ses sombres impulsions, sans tenir compte de la réalité environnante. Qu'il se referme ou qu'on l'enferme, c'est un isolé et un violent, dont les coups de tête prennent toujours ses partenaires au dépourvu. Bref, il se conduit vraiment comme un sauvage. Mais, s'il fait le Mal avec un certain entêtement, c'est parce qu'il a manqué, et manque encore, d'amour et de compréhension.

Alors, que vienne la personne attentive qui l'aimera par-delà ses problèmes et une lueur de guérison pointera. L'analyste paraît sous les traits de quelqu'un de bon et de persévérant. Dépourvu de préjugés, il aura pour premier geste de

rendre un peu de liberté à celui qui souffre (The Snake Pit, Suddenly Last Summer, Lilith) et de le traiter comme un être humain. S'il n'était pas déjà amoureux' de son partenaire avant l'apparition de la maladie, il en tombera évidemment amoureux peu après, si c'est quelqu'un du sexe opposé. Le lien entre analyse et amour est d'ailleurs tellement fort, pour le cinéma américain, que leur rapport peut fort bien s'inverser : les amoureux et les amoureuses font les meilleurs analystes. On devrait d'ailleurs plutôt dire aides-soignants, tant ils sont discrets dans l'aide à apporter au malade. Ils ne sont jamais là, comme dit le docteur de The Snake Pit, que pour montrer où se trouve l'interrupteur qui permet de faire la lumière dans la pièce obscure (comprenons : l'inconscient). Peu importe le chemin du bouton à la lampe, il suffit que le malade appuie au bon endroit. C'est ainsi qu'Eve retrouve son vrai visage, non pas tant par le travail de son psychiatre, mais surtout grâce au jeune homme qui l'aide à rompre avec sa double vie, alors que son égoiste de mari en avait été incapable (The Three Faces of Eve,

N. Johnson, 1957). Mieux : c'est le policier sain et compréhensif qui est le plus près de réussir à sauver le jeune suicidaire de Fourteen Hours (H. Hathaway, 195i) et qui dame le pion aux deux psychiatres présents. Amour éternel et solide bon sens suffisent pour venir à bout des résistances d'un malade mental. Première évacuation, donc, du psychanalyste en tant que tel.

Mais il en existe une deuxième. La technique analytique et la science des rêves sont, dans le personnage de l'analyste, relayées par la médecine et la chirurgie.

L'analyste de Suddenly Last Summer, interprété par Montgomery Clift, est en fait un virtuose de la lobotomie, celui de The Snake Pit monte avec discernement les gammes de l'électrochoc, et celui de Lilith est un spécialiste en toxicologie.

Quant aux deux analystes de Spellbound, s'ils n'ont pas de spécialité médicale ou chirurgicale, leur pratique d'analyse est pour le moins cavalière : le professeur intervient, au cours d'une analyse-raid, comme un deus ex machina qui vous règle ça en moins de deux. Les analystes sont donc avant tout de grands praticiens, de grands artisans, de grands artistes. Car il ne faut pas pousser trop loin : trop d'abstraction rend fou. D'où la deuxième image possible de l'analyste ou de celui qui s'avance trop loin dans les dédales du psychisme : le savant fou. Nous avons déjà cité les deux psychiatres de Fourteen Hours, mentionnons encore la presque totalité du personnel de la clinique de The Cobweb (V. Minnelli, 1955), l'infirmière de The Snake Pit et l'aide-soignant de Lilith, sans oublier le journaliste de Shock Corridor. Voilà où mène de jouer avec le feu. Avec le Diable ?

Il. Freud avec Dieu.

Tout cela part d'une bonne intention : estomper la frontière entre les « normaux » et les fous. Aussi nous montre-t-on des fous attendrissants et des citoyens particulièrement tarés. Le mari vulgaire dans Lilith et les deux mères de Suddenly Last Summer sont, pour le moins, malsains. Et, alors même que le cinéma américain fait siennes les thèses de Pinel pour des fous un peu plus libres (ce que semblent exprimer ces séquences où l'on voit la séance analytique se dérouler en extérieurs : The Snake Pit, Suddenly Last Summer et Lilith), il n'hésite pas, en un curieux retour, à nous produire quelques personnages tout juste bons à enfermer ou à rayer de la société. Car il faut bien qu'en fin de compte la morale soit sauve : quand les bandits névrosés guérissent, ils se laissent enfin abattre (Blind Alley) ou appréhender (The Sniper, E. Dmytryk, 1952). Quant à ceux, qui refusent de se laisser soigner, une rafale de mitraillette les rendra à la paix (Dial ll19, G. Mayer, 1950). Plus édifiante encore est la fin de Suddenly Last Summer : alors que le fils homosexuel a trouvé la mort (il l'avait bien cherchée) entre les mains de ses victimes, alors que les grilles se referment sur sa mère devenue folle, la jeune femme, internée à tort, sort au bras de son sauveur. Que Lilith se révèle lesbienne, et elle recevra une bonne paire de gifles.

André Bazin n'a donc pas tort lorsqu'il écrit 2 que la pseudo-psychanalyse sert surtout dans ces films à démontrer que « le Diable n'est pas américain » : c'est ainsi, dit-il, que la folie meurtrière du héros de Shadow of a Doubt (A. Hitchcock, 1913) trouve son explication dans le fait… qu'il était, enfant, tombé sur la tête le en faisant de la bicyclette.

Mais la psychanalyse permet bien d'autres choses. Son entrée dans le cinéma américain a facilité la réintroduction, dans son sillage, de thèmes aisément reconnaissables. Le gommage quasi systématique de la figure du père laisse le champ libre à celle de la mère abusive ou inquiétante, dont les plus beaux spécimens le plus se trouvent sans doute dans les films d'Hitchcock ou dans Suddenly Last Summer.

La pseudo-psychanalyse fait le lit de cette figure mythique américaine. Les thèmes psychanalytiques rouvrent par ailleurs la porte au Destin, dans le plus pur style des Atrides, comme le montre Pursued où le héros tient sa malchance de l'hérédité ou, plus exactement, d'une vendetta sans fin dont il est la victime rêves innocente. Dans The Snake Pit, la malheureuse héroïne évolue à l'intérieur monde kafkaïen dont les lois lui échappent : elle subit sans broncher les multiples changements de pavillons à la hiérarchie hermétique, et sans comprendre ce qui lui vaut ces déplacements. Les lois d'organisation des hopitaux psychiatriques sont aussi impénétrables que les lois de l'inconscient ou les lois divines. La psychanalyse vient en aide à la métaphysique, au tragique et à l'arbitraire narratif auxquels elle fournit une nouvelle justification.

D'autre part, le cinéma américain concourt à accréditer une mystique de la folie. Elle est très clairement signifiée dans Suddenly Last Summer et dans Lilith, où folie et génie, névrose et quête de l'Absolu sont entièrement confondus.

Le poète fou avait vu Dieu et se vêtait de blanc parce qu'il cherchait à atteindre la pureté absolue (Suddenly Last Summer). Ou encore : le fou est un cristal brisé, choqué d'avoir touché à la Vérité qui l'a rempli d'effroi (discours théorique magistral du chef de clinique de Lilith). Et l'on retrouve un peu partout l'idée que le fou est un artiste méconnu et brimé : peintre ou sculpteur dans Lilith (film dont le générique, présentant un papillon prisonnier d'une toile d'araignée, est à cet égard révélateur), dans Lust for Life et The Cobweb (encore la toile d'araignée) de V. Minnelli (1956 et 1955), ou metteur en scène dans Two Weeks in another Town (V Minnelli, 1962). Par ailleurs, si la jeune Elizabeth Taylor est internée dans Suddenly Last Summer, c'est parce que sa famille redoute qu'elle clame une vérité scandaleuse. Le fou est donc celui qui a raison contre tout le. monde 3 et l'on comprend alors le plaisir que peut retirer le spectateur d'une telle. représentation : y voir confirmer les valeurs d'un individualisme suprême, mais dans ce qu'il a pour nous de plus affreux : l'égoisme bête du « je ne veux pas savoir ». Enfin, on ne saurait trop insister sur le caractère de vérité révélée que prend, dans le cinéma américain, la fin de la cure (voir par exemple le discours du psychiatre à la fin de Psycho, Hitchcock, 1960).

Ces retours de religion dans la façon dont les films présentent la psychanalyse sont encore confortés par l'image qu'ils donnent de l'analyste. Les prïcipales qualités de ce dernier sont bien en effet la foi, l'espérance et la charité. Foi en la nouvelle science, dont il lui arrive toutefois, comme tout apôtre, de douter.

Espérance en une vie meilleure pour le malade, malgré les obstacles qui rendent difficile le chemin vers la guérison. Charité puisqu'il a à coeur de se pencher, avec un complet désintéressement (il est appointé et travaille en hôpital), sur ses frères malheureux. Il est celui qui rend l'usage de ses jambes (l'inconscient) au paralytique (le malade). Et c'est sans doute cette emprise de la religiosité. qui explique, autant que la persistance des schémas narratifs, la survivance de la condamnation de la faute (Blind Alley, Suddenly Last Summer), du remords qui vient prendre ici la place du désir.

Enfin, la référence quasi permanente à l'oEdipe, avec ce qu'elle comporte d'erreurs et de mystification (comme nous l'avons vu), permet au cinéma américain de reprendre l'apologie de la famille. Car, finalement, si tous ces gens sont. malades ou fous, c'est bien parce que le climat familial de leur enfance a été perturbé et qu'ils n'ont pas bénéficié de la chaleur d'un foyer. Ils paient en quelque sorte pour les carences de leurs parents. Aussi n'ont-ils de cesse de retrouver cet équilibre perdu. Leur~désir ? Avoir enfin une vie conjugale sans problème.

Et si Suddenly Last Summer nous montre une famille particulièrement abjecte, le film ne s'en termine pas moins par la formation d'un couple plein de promesses, dont on se doute qu'il produira beaucoup d'enfants. La psychanalyse n'échappe pas au happy end.

Tous les films ne se conforment pourtant pas à ce modèle moral. Certains lui échappent, heureusement, en même temps d'ailleurs qu'ils évitent de tomber dans le carcan de l'oEdipe, Il s'agit, par exemple, de Bigger than Life (N. Ray, 1956), de Shock Corridor et de Lilith. Dans ces trois films, le désir peut enfin figurer, et figurer sous une autre forme que celle du « Je veux être comme papa, ou comme maman ». Ici, « le désir n'a pas pour objet des personnes ou des choses, mais des milieux tout entiers qu'il parcourt, des vibrations et des flux de toute nature qu'il épouse, en y introduisant des coupures, des captures, désir toujours migrant et nomade dont le caractère est d'abord le "gigantisme"4 ». C'est ainsi que le héros de Bigger thon Life s'en prend, dans son délire, d'abord au système d'éducation, puis se met à prôner le retour à une race pure, à l'ordre moral et social, avant de passer à la religion 5. Dans Shock Corridor, un Noir se prend pour un membre du Ku Klux Klan et organise dans les couloirs de l'hôpital des manifestations racistes avec slogans et discours enflammés. Lilith est, elle, prise d'un délire cosmique puisqu'elle veut laisser sur le monde entier la marque de son corps, comme Jules César voulait le faire (dit-elle) de son glaive. C'est ce désir migrant qui fait qu'elle ne s'arrête à aucun des êtres qu'elle s'attache ; elle passe à travers » les petits garçons, l'aide-soignant, la femme en noir et le jeunot incarné par Peter Fonda. Son désir, son délire est « gigantesque » puisqu'il peut faire « planer » une kermesse et la transformer en tournoi moyenâgeux. Captures du Ku Klux Klan et du tournoi pour, le Noir et Lilith, coupure intégrale pour le journaliste de Shock Corridor, qui, réfugié dans sa catatonie, refuse de reconnaître sa femme, les médecins, etc. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si ces films qui laissent figurer le désir, et le désir non rabattu sur la famille, parlent de psychoses et non plus de névroses

III. La psychanalyse racontée, la psychanalysalion.

En fonction de ce que nous venons de dire, il nous est maintenant possible de définir deux usages de la psychanalyse par le cinéma américain, et donc de définir deux objets d'étude pour une critique, d'inspiration psychanalytique du cinéma américain.,

L'une de ces attitudes serait d'étudier ce que nous appellerons le premier niveau de cinématographisation de la psychanalyse, c'est-à-dire la façon dont le cinéma américain raconte la psychanalyse. Ce premier niveau comprend d'abord les distorsions nées du changement de matière d'expression : alors qu'une cure, réelle se fonde sur la parole, celle présentée par le. cinéma parlant laisse la première place à l'image, à l'évocation de souvenirs visuels. D'autre part, le cinéma n'a jusqu'à présent utilisé que les moyens du bord (flash-back, surimpression, flou, négatif, etc.) pour rendre compte des différents moments vécus par le malade.

Il faut également tenir compte de l'élagage subi par la psychanalyse du fait de son entrée dans le cinéma américain de fiction. Cet élagage tend à la simplicité, voire au simplisme, de telle sorte que la cure psychanalytique se rapproche le plus possible de la linéarité de l'intrigue : aussi les opérations psychiques complexes sont-elles éliminées ou désubstantialisées, comme cela se passe pour la condensation, la surdéterminàtion, le transfert, le refoulement et l'après-coup. C'est ainsi qu'on voit dans Freud (J Huston, 1962) Breuer abandonner l'analyse. d'une patiente parce qu'il sent qu'elle devient amoureuse de lui, et que lui-méme…

peu importe que le Breuer véritable ait effectivement eu peur, ce qui compte, c'est que le cinéma américain ait fait figurer cette péripétie, parce qu'elle lui permettait de passer par-dessus la complexité du transfert et du contre-transfert, enfin d'éluder le désir et la sexualité. C'est ainsi également que l'analyste de The Snake enseigne doctement qu'il suffit d'appuyer sur le bouton pour faire la lumière choses, c'est-à-dire qu'il suffit d'amener à la conscience le refoulé) pour guérir, ce qui lui évite d'entrer dans l'opération de refoulement elle-même. C'est ainsi enfin que le cinéma américain se fonde, pour rendre compte de la névrose, sur un déterminisme linéaire de l'histoire infantile, faisant de la sorte table rase de concepts comme l'après-coup. Il s'agit à chaque fois de laisser de côté les problèmes tant soit peu épineux. De même toute référence à la sexualité se trouve-t-elle évacuée, e prend pour. parce qu'elle ne peut pas s'intégrer au spectacle cinématographique.

Ce tamisage de la psychanalyse par le cinéma de fiction explique que les films américains n'aient retenu, comme modèle de cure, que celui défini par la méthode cathartique. Le cinéma américain en fait LE modèle, alors qu'on sait qu'il s'agissait que de la première étape, qui fut très vite dépassée et qui reste très limitée dans le temps. Pourquoi des films tournés à partir de 1940 s'en tiennent-ils

à l'état des travaux en 1890 ? Mais parce que c'est ce modèle qui correspond le mieux aux schémas du cinéma classique de fiction. Il n'y a en effet guère de différence entre un malfaiteur qui refuse de parler devant les policiers, mais qui finalement passe à table, et un malade (peut-être criminel) qui ne se souvient pas, mais qui finit tout de même par retrouver la mémoire pour livrer la clé de l'énigme. Il n'y a d'ailleurs pas plus de différence entre ces policiers qui font mine de jeter le gangster récalcitrant sous les roues d'un train pour qu'il se décide à parler (Union Station, R. Maté, 1950) et des « analystes » qui usent des électrochocs et du sérum de vérité pour venir à bout des résistances du malade.

L'inconscient est aussi insaisissable que le coupable (le parallèle est d'ailleurs poussé plus loin puisque, pour le cinéma américain, c'est l'inconscient qui est coupable) C'est parce que le cadre de la méthode cathartique permettait de conserver la même position de l'énigme et la même démarche pour la découverte de la vérité qu'il a été le seul retenu par le cinéma américain. Dans le cas du film « psychanalytique » comme dans celui du film policier, c'est le même scénario : quelque chose s'est produit, dont les acteurs et les mobiles sont inconnus alors même qu'ils existent. Il faut les retrouver et s'en saisir : l'enquête-analyse progresse malgré les difficultés, et ce n'est qu'au bout d'une heure et demie qu'on nous livre la clé de l'énigme. Si le cinéma américain use et abuse du meurtre du père, ce n'est que dans la mesure où le thème du meurtre lui permet d'embrayer sur une intrigue de type policier.

Le premier niveau de cinématographisation n'est donc jamais que la projection sur les théories psychanalytiques des grilles cinématographiques, et le calibrage du freudisme se fait selon les canons déjà institués par le cinéma narratif.

Cela nous explique que la psychanalyse ait pu venir se greffer sur des genres déjà formés et fortement réglés comme le western ou le film policier : ce qui était retenu des théories de Freud ne venait absolument pas troubler l'ordre des choses.

Au contraire, ces restes de freudisme apportaient un sang nouveau à des structures ayant déjà fait leurs preuves, mais dont l'intérêt risquait de baisser. C'est ainsi qu'un film noir « bon teint » comme. Somewhere in the Night (J. L. Mankiewicz, 1946) peut avoir pour héros un homme ayant perdu la mémoire à la suite d'un traumatisme de guerre. Mais très vite, l'explication des méfaits du héros par les troubles de son enfance est devenue tellement répandue que, dès 1947, Raymond Barkan pouvait s'étonner, à la vision de The Dark Corner (H. Hathaway, 1946) : « Si cette Impasse Tragique ne manque ni de la violence ni de l'érotisme qui sont actuellement très à la mode dans le cinéma américain, on nous y épargne l'habituel couplet psychanalytique. Le phénomène est devenu si rare qu'il était digne d'être mentionné » (L'Ecran français, n°S 127-128).

Le deuxième phénomène dont doit tenir compte le critique consiste en ce que nous avons appelé la psychanalysation. Il s'agit de l'introduction (ou de la réintroduction) de codes extracinématographiques sous le couvert de là psychanalyse.

Ce travail de l'idéologie sur la psychanalyse permet, par exemple, de maintenir vivaces les thèmes de la mère étouffante, du destin implacable ou des vertus de la morale chrétienne. C'est ce même travail qui claironne les victoires du plus simple bon sens dans les traitements psychanalytiques, et qui engendre ces images d'analystes plus fous que leurs fous (outre celles que nous avons déjà mentionnées, citons encore celle présente dans Nightmare Alley, E. Goulding, 1947 :

une analyste enregistre sur disque les confessions de ses malades pour ensuite les faire chanter. Notons au passage que l'image du savant fou, qui n'est pas neuve puisqu'elle figurait déjà en littérature, rejoint ici celle du malade qui n'est fou que parce qu'il a touché à la Vérité absolue. Rappelons enfin que lorsque le cinéma américain fait explicitement référence à l'oEdipe, ce n'est jamais que pour innocenter l'apologie qu'il fait de la famille en nous laissant entendre que rien de tout ça ne serait arrivé si ces pauvres enfants avaient connu un foyer sans histoire.

La mise en oeuvre.

L'introduction et l'usage de la psychanalyse dans le cinéma américain nous valent quand même quelques bons moments, et la conjonction cinéma-psychanalyse a donné naissance à des formes théoriquement et cinématographiquement viables. Mais ces formes viables trouvent en général leur place dans ce que nous appellerons une. cinématographisation de deuxième niveau, ou mise en oeuvre.

Il s'agit alors de la réalisation, cinématographique ou filmique, de processus psychiques mis au jour par la psychanalyse. Cette réalisation peut être volontaire et consciente de la part du réalisateur ou du spectateur, comme elle peut ne pas l'être. Enfin, la « mise en oeuvre » peut aussi bien concerner des morceaux de plans que des structures filmiques dans leur entier. Elle permet au cinéma américain d'exploiter toute une symbolique, dont il importe finalement peu qu'elle soit niaise ou prenante, pauvre ou foisonnante. Ce qui importe, c'est que la psychanalyse soit venue régler, à l'intérieur de la fiction, tout un fonctionnement économique de symboles et de thèmes.

Ce sont, par exemple, ces colonnes tronquées qui coiffent la butte où le « poète » se fait lapider à la fin de Suoldenly Last Summer. Ou ces motifs répétitifs qui obsèdent le héros : les éperons dans Pursued, simple leitmotiv qui scande l'action les raies verticales qui troublent le tueur de Blind Alley (pluie, grille, rayures sur un vêtement) parce qu'il avait assisté au meurtre de son père de dessous une table d'où dégouttait le sang versé.

Ne peut-on également inscrire, à l'actif de la conjugaison de la psychanalyse et du cinéma, des plans comme ceux où, dans Pursued, Mitchum galope, minuscule, au bas de hautes falaises lisses ? Ou comme ces moments de rêverie pure (scintillements dans l'eau, tournoi chevaleresque) de Lilith, qui sont autant de dérives de la fiction ?

D'autre part, n'y a-t-il pas une symbolique de ce personnage manchot qui jouit, par personnes interposées, de sa vengeance (Pursued, toujours) ? Ne peut-on parler de personnages phalloïdes, lorsque ce grand escogriffe, blessé à mort monte en ahanant une colline, avant de s'immobiliser, vacillant, en son sommet, et de s'écrouler, recroquevillé, sur le sol (The Red Badge of Courage, J. Huston,' 1951), mort qui est d'ailleurs fort proche de celle du « poète » à la fin de Suddenly Last Summer ? N'y a-t-il pas effet de détumescence lorsque l'héroïne de Sabotage (A. Hitchcock, 1936), après avoir tué son mari d'un coup de couteau, marche plus lentement vers l'arrière-fond pour s'y asseoir6? Ce dernier exemple semble par ailleurs indiquer qu'il faut parfois, pour rendre compte d'un film, enlever à l'image cinématographique sa troisième dimension : ici le personnage ne s'éloigne pas, il rapetisse.

Il est également possible de rendre compte d'un film, de ses effets techniques, en termes de déplacement (travelling qui tarde à venir à son but ombre portée, cache, cadrage…) ou de condensation. Les séquences finales de The Lost Week-End (B. Wilder, 1945) et de Niagara (H. Hathaway, 1963), qui sont l'oeuvre du scénariste Charles Brackett, ne sont-elles pas en effet des exemples réussis de déplacement et de condensation ? Dans le film de Wilder, le héros, alcoolique, voit, dans une crise de delirium, une souris sortir d'une fissure dans le mur de sa chambre, être saisie et tuée par un animal tenant à la fois de l'oiseau et de la chauve-souris. Apeuré et soudain conscient des dangers de l'a] cool, l'homme jette sa cigarette dans un verre de whisky aux trois quarts vide et rejoint enfin sa fiancée. Cette séquence est construite sur un déplacement dans la mesure où elle vaut pour une peur de castration. C'est également une condensation, du fait que la cigarette jetée-éteinte figure à la fois pour la castration et pour la liquidation de cette peur, et que, d'autre part, la séquence entière représente en même temps une phobie et un épisode véritable de la fiction (étape vers l'abstinence et le bonheur retrouvé).

Il en va de même avec l'avant-dernière séquence de Niagara où un bateau, en panne d'essence, file à la vitesse des flots vers les célèbres chutes. A l'intérieur se trouvent un bandit tentant d'échapper à la police, et une femme. Ils sont ballottés, chahutés dans les remous, et les vagues blanches qui passent par dessus bord les aspergent, leur collent les vêtements à la peau : la femme se trouve peu à peu déshabillée. Qu'est-ce sinon le coït, désiré depuis le début du film, de cette jeune femme, dont le mari est en guimauve, avec l'homme fort, dont l'épouse est une garce ? Nous trouvons, là encore, un déplacement contournant du même mouvement la censure officielle et celle du spectateur, et une condensation du fantasme et de l'épisode.

Et tous ces films américains de sièges et d'assauts, de Forts Chabrols de toutes sortes ? Ne mettent-ils pas en scène, à l'instar de Strawdogs (S. Peckinpah, 1971), l'effroi qui marque l'irruption de la. sexualité, voire de la bisexualité, dans la vie du sujet, les murs de la maison ou du fort venant prendre la place des limites du corps (on pense également, à ce propos, à nombre de films de Losey) ?

Sur un plan encore plus général, il faudrait prendre en considération le fait que souvent l'oEdipe (mais cette fois le « vrai », dans sa forme globale et dans sa durée est venu sous-tendre nombre de films : il y a une certaine oedipianisation de l'intrigue dans ces oeuvres où une jeune femme, mariée à un homme âgé et. tyrannique, est aimée (tout en restant intouchable) par un jeune premier.

Enfin il faut voir que le spectateur, face au film qu'il suit, réagit selon des modalités telles que le désaveu et le clivage du sujet, la reconnaissance (plaisir de retrouver du connu), le contournement de la censure, l'investissement, l'après-coup, etc. ces réactions sont intéressantes dans la mesure où elles sont en fait programmées par la structure du film de fiction. C'est cette programmation qui fait dire à Hithcock, à propos de Psycho « La construction de ce film est très intéressante et c'est mon expérience la plus passionnante de jeu avec le public. Avec Psycho, je faisais de la direction de spectateurs.7 » Il ne fait pas de doute que le système de l'énigme joue à tout coup de la relation au Père (connaître la Loi) et du désaveu. Le désaveu nous semble en effet être ici la seule façon de rendre compte du fonctionnement du psychisme du spectateur, si on veut bien admettre que le film narratif classique (tel qu'il domine dans la production américaine) est construit de telle sorte que le spectateur ayant, au début du film, adhéré à une situation et à ses conditions (attribution à un ou deux, personnages des qualités héroïques), se trouve, immédiatement après, confronté à une situation antinomique. Le spectateur se voit donc retirer le plaisir de la croyance en cette première situation. Le seul moyen pour lui d'échapper à la nécessité d'un désinvestissement de cette représentation initiale est le désaveu : » Je sais bien que ça n'est plus comme avant, mais quand même cet « avant » doit durer8. » Dans le cas du bandit poursuivi par la police, si le héros est situé du côté de la police, le spectateur réagira en disant : « Je sais bien qu'il s'échappe, mais ils vont quand même l'attraper. » Si, par contre, c'est le bandit qui est le héros, sa réaction sera :

« Je sais bien qu'ils le rattrapent, mais quand même il s'échappe. » Le recours au désaveu permet au spectateur de maintenir indéfiniment (ou presque) les deux éléments antithétiques en coexistence, dans un statu quo lui laissant envisager une prolongation de la fiction selon sa croyance première.

A un autre niveau, la ficelle narrative qui consiste à annoncer un élément avant que de s'en servir dans l'énoncé de la fiction, et qui a pour but de gommer l'arbitraire de la narration, provoque chez le spectateur un effet d'après-coup.

Cet effet permet d'investir un élément qui était, lors de sa première présentation, resté neutre, de l'intégrer enfin dans un contexte significatif. L'après-coup n'est d'ailleurs pas sans rapport avec le plaisir que le spectateur éprouve devant la solution finale, plaisir qu'il serait possible d'analyser à l'aide de la notion de liaison telle qu'elle a été dégagée par Freud (limiter le libre écoulement des excitations, relier les représentations entre elles, constituer et maintenir des formes relativement stables 9). La démarche du film, en tant qu'elle vise à disséminer d'abord les éléments de la narration, n'est alors que le travail préparatoire à ce plaisir de liaison : c'est ainsi que la pluie, les rayures et les grilles de Blind Alley se trouvent « liées, par la représentation finale du sang qui dégoutte de la table (voir infra).

Le grand apport de la psychanalyse a été de fournir un nouvel alibi à la structure du film narratif américain. Elle justifie en effet à la fois la démarche du film (énigme, récurrence, solution finale, etc.) et les actes des personnages.

La psychanalyse a introduit un nouveau réalisme, non plus par référence à une réalité tangible, mais en mimant la soumission à de prétendues lois de l'inconscient. Elle a permis, par son avènement, de gommer facilement l'arbitraire du signe et de la narration en l'expliquant par une science qui, pour être brouillée confuse et partielle, n'en est que plus efficace dans sa fonction d'innocentement du discours narratif. C'est un nouveau vraisemblable. Enfin, la psychanalyse à la sauce américaine détient ce merveilleux pouvoir d'intégration de tous les éléments du film, arrachant au spectateur le mot de la fin : « Mais, c'est bien sûr » Elle est économique par son art d'accommoder les restes : elle ne laisse, en bonne ménagère, aucune poussière de sens derrière elle.

La première ligne à suivre est donc de ne pas prendre pour argent comptant ce que le cinéma américain propose de psychanalyse. Éviter donc de rendre compte du comportement des personnages comme s'ils obéissaient à une réalité psychique (on ne dit plus : psychologique), car on s'aperçoit que les schémas mis en avant sont la plupart du temps boiteux. C'est ainsi que le docteur Robin, se penchant sur Spellbound, admet que la conduite du docteur Edwards est incohérente, mais incohérente pour l'analyste qu'il est, (par quelque bout qu'on la prenne, la maladie d'Edwards ne répond à aucune logique analytique), et que celle de l'analyste (rôle interprété par Ingrid Bergman) est pour le, moins délirante dans ses interprétations comme dans la thérapeutique mise en œuvre.

Il nous semble en conséquence plus important, à l'heure actuelle, d'introduire la psychanalyse, dans le cinéma américain, là où elle ne figure pas. Il ne s'agit plus en effet de justifier par une nouvelle psychologie le comportement des personnages, mais bien de rendre compte des opérations psychiques du spectateur, en tant qu'elles sont programmées par la structure du film. Ce qui est important, ce n'est pas que le triste héros de The Lost Week-End éprouve « réellement » une soudaine peur de castration, mais que le spectateur, sur un mode ou sur un autre, en ressente les effets, que le spectateur se voie projeté un fantasme de castration.

S'il y a de l'inconscient, il réside au niveau de la structure, de la mise au point de la machine narrative. La fiction cinématographique américaine est donc à étudier comme un cérémonial propre à piéger l'attention et les investissements du spectateur. La fiction conduit à l'économie : elle suscite, dose, élément par élément, canalise, puis fait aboutir le plaisir du spectateur, en lui faisant avouer que le lieu où elle l'a amené était bien celui de son désir. La fiction cinématographique américaine est une excellente maîtresse, dont les charmes ne vieilliront que lorsqu'on sera averti des subtilités raisonnées de sa technique. La tache aveugle de l'oeil du spectateur est la même que celle de l'amateur de gymkana : elle gomme les bottes de paille qui balisent le parcours.

Paris, École des Hautes Études en Sciences Sociales.


  • 1.

    1. Ce qu'on va lire comporte quelques hypothèses sur le rôle de la psychanalyse dans le cinéma américain. Mais la production cinématographique est telle qu'il existe sans aucun doute des films touchant à la psychanalyse dont il n'a pas été tenu compte ici (films que, je ne connais pas, que je n'ai pas vus). Que celui qui sur la base d'éléments nouveaux, pourrait infirmer ces hypothèses ou apporter une information nouvelle, se voit ici d'avance remercier.

    Mes remerciements également à Patrick Brion pour les très utiles renseignements qu'il a bien voulu me fournir

  • 2.

    André BAzIN,Le Diable n'est pas américain Radio-Cinéma-Télévision, n° 250, mars 1955

  • 3.

    cf O.MANNONI, le paragraphe «  Le fou comme personnage » de son article Le théâtre et la. folie in Clefs pour l'imaginaire, Ed, du Seuil, t969.

  • 4.

    DELEUZE et GUATTARI, l~Anti-OEdipe, Éd, de Minuit, 1970, p. 348.

  • 5.

    .Ibidem, p. 326.

  • 6.

    Voir le découpage de cette scène dans le Cinéma selon Hitchcock de François TRUFFAUT, Robert Laffont, 1966.

  • 7.

    1. Françis Truffaut op.cité P209

    232

  • 8.

    l. Voir O MANNONI, « Je sais bien, mais quand même , in cléfs pour l'imaginaire

    Le Seuil, 1969.

  • 9.

    Voir l'article »Liaison » dans le Vocabulaire de la Psychanalyse ,de J.Laplanche et J_B Pontalis,PUF,1971