Nouvelle Jeunesse de Nicolas Idier par Monique Lauret

Nouvelle Jeunesse Idier

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NOUVELLE JEUNESSE- Nicolas Idier- Gallimard 2016

Le dernier livre de Nicolas Idier nous emporte, au rythme de la musique Rock et de la poésie chinoise, des Song, des Tang aux plus grands poètes du XX° siècle, sur les traces du destin crépusculaire d’un jeune homme créateur et autodestructeur, à l’image de cette mégapole chinoise, Pékin. La carte dessinée de la ville avec ses quatre périphériques centrés autour du cœur de la Cité Interdite ouvre l’ouvrage, de façon à ce que le lecteur éclairé puisse suivre le trajet de ce jeune pékinois. La Chine habite l’écriture de Nicolas Idier, à chaque livre, dans des allers-retours entre Orient et Occident, esquissant une passerelle du temps entre l’âme chinoise et l’âme occidentale. Feng Lei, le héros, est un fils de Pékin. La ville tentaculaire absorbe dans ses entrailles, comme une jouissance incestueuse et tueuse ce jeune homme pris dans les tourmentes des conséquences de l’Histoire collective, celle qui casse, réprime les hommes et leurs capacités d’amour, ainsi que dans les tourmentes de l’histoire personnelle dans une rencontre manquée fils-père. « Le cœur sanglant des enfants de la Chine du III° millénaire », écrit Nicolas Idier. Les fantômes rodent, lorsque la division subjective n’a pu opérer, alors qu’elle aurait pu offrir au sujet de se construire et de prendre place.

De la rue des Fantômes, cette rue ouverte à la joie et aux plaisirs culinaires, au poème prémonitoire de Feng Lei, son destin se trace, le laissant pour mort au moment de devenir père, dans une rencontre traumatique avec le véhicule conduit par Zhang Xiaopo, le sosie de Mao. Le fils doit pouvoir « tuer » psychiquement le père, la figure imaginaire du père tout puissant de la petite enfance pour prendre place en tant qu’homme et devenir père à son tour. L’œuvre freudienne a tendu une réflexion entre deux points fondamentaux : le meurtre du père, ce grand mythe à l’origine du développement de la culture et l’instinct de mort ancré au plus profond de l’homme. L’hypothèse freudienne de l’inconscient suppose que toute action de l’homme normale ou morbide a un sens caché que l’on peut mettre à jour et à la conscience, mettant en exergue le rapport de l’action au désir qui l’habite. L’être humain est marqué par une double polarisation pulsion de vie-pulsion de mort, une pulsion de mort qui intimement liée au pulsionnel opère en silence, au cœur même du désir, par le biais de la répétition des expériences négatives du trauma, la tuché, cette mauvaise rencontre du réel, traçant la vie du sujet entre la vie et la mort.

Xiaopo est la mauvaise rencontre de Feng Lei, répétant le traumatisme vécu par ses ancêtres dans un réel qui réveille autrement que la réalité. Feng Lei avait pourtant eu un rêve prémonitoire, avec cette vision de Mao lui dévorant l’épaule. Dans cette rencontre manquée père-fils, du fait en grande partie des Trauma inélaborables du père, Feng Yaping, un fil ténu s’est pourtant transmis, celui de la poésie, le plus noble des arts. La figure du grand père maternel, Rick Springer, un vieux rocker anglais apportera un deuxième accord, celui de la musique, le rock. Sa figure bienveillante permettra à Feng Lei une identification positive et suffisante pour lui ouvrir la voie de la musique et de la sublimation.

Ces deux accords vont nous permettre de remonter le fil et le temps de son histoire, un peu comme une analyse. Nicolas Idier nous y mène, dans un rythme accéléré et une écriture sensible au plus près de du réel de la vie et de la mort. Ce qui se transmet des parents aux enfants se fait souvent à leur insu. Ce père absent, Feng Yaping, est un poète déchu de sa génération blessée et ravagée par les évènements de Tiananmen. Ce moment monstrueusement grotesque de l’histoire des Hommes, où au nom de la conservation de la totalité du pouvoir politique, un pays massacre sa jeunesse, ses espoirs et son intelligence. La jeunesse chinoise dont Feng Yaping faisait partie se relevait à peine dans les années quatre-vingt, elle parvenait à se défaire et dépasser la « Révolution culturelle » qui lui avait donné le jour, elle sera broyée par les tenants du pouvoir. Il était un intellectuel et poète respecté, aimé d’une étrangère, une anglaise, Lucy, qui emportera son fils en Angleterre au moment des évènements terribles et cruels de la violence crue, sa fuite et son manque de courage sur la place Tiananmen, ainsi que son engagement dans la révolution qu’il n’a pu non plus soutenir. Feng lei ne pardonnera pas à son père cet abandon ainsi que son abandon intellectuel. Cet homme a cessé s’écrire en 1989, la créativité brisée par le traumatisme et n’ouvrira plus un poème jusqu’au retour de son fils, qu’il pourra croiser lors de son dernier concert, dans un lieu dénommé le « Temple », le lieu homophonique du rite dont on sait le sens et la valeur en Chine.

Le rite de la piété filiale se dit xiào, 孝, c’est un rite caractéristique de la philosophie confucéenne, une vertu de respect pour ses propres parents et ancêtres. Leur rencontre dans ce lieu laissera à Feng Yaping la possibilité de dire à son fils sa fierté, elle permettra le pardon tardif, juste avant l’épreuve terrible, celle de perdre un fils pour un père. Le trou du trauma ne s’efface pas, ses bords peuvent seulement se réduire comme dans la progression d’une cicatrice, mais il reste un point d’impact à vif. Le renversement des valeurs traditionnelles qu’a vécu la Chine, ajouté à la coupure radicale du passé prôné par la « Révolution culturelle » et aux multiples traumatismes non dépassés des guerres du siècle dernier ont propulsé la société d’aujourd’hui dans une certaine errance entre quête des origines et désir de toute puissance pris aussi imaginairement dans l’idéalisation de l’américan-way of life, dont Feng Lei fait partie.

Ce livre de Nicolas Idier se lit aussi comme une fable, qui pourrait nous orienter dans l’avenir du monde que nous souhaiterions tracer en suivant une meilleure façon d’habiter l’humanité, Li rén, comme le disait si justement Confucius et de relever les défis que ce début du XXI° siècle nous impose. Les évènements traumatiques du XX° siècle ont tissé la toile de fond d’une profonde crise intellectuelle que l’humanité traverse. Nous sommes aujourd’hui entrés dans l’ère de la suprématie du numérique, avec l’apparition de la « raison numérique », une domination des codes et des chiffres poussant à l’abstraction du vivant, à sa « dématérialisation», voire à son mépris ; hors quand on lie dans un même terme le mépris de l’autre et de soi-même, il n’y a plus de retour. Nos sociétés traversent une crise des valeurs et du sens dans une organisation mondialisée centrée sur l’économie, l’argent et la technologie, qui s’étend sur la science, une science sans conscience, dont les développements accélérés, et notamment du numérique qui aspire nos identités dans une nouvelle logique, algorithmique, ouvrent à une mutation sans précédents de la civilisation, qui va œuvrer pour le meilleur ou pour le pire pour l’humanité, si nous oublions la sagesse fondamentale de respecter le fait humain dans un esprit et un souci éthique.

Les scientifiques d’aujourd’hui s’appuient sur une « prétention mathématique », comme le qualifiait déjà Heidegger, une nouvelle attitude de savoir qui laisse de côté la dimension de l’humain dans une forclusion dénoncée par Lacan. La prolifération de la technique, soumise aux lois capitalistes dans un mécanisme de plus-value au fondement de l’aliénation de nos sociétés capitalistes que dénonçait Marx a et aura des effets humains soumis aux lois du marché. Le champ est donc immense face aux confusions engendrées par tous ces progrès techniques et scientifiques alimentant déjà les errements narcissiques de nos sociétés occidentales dans les passions clivées pour le fétiche argent et la fétichisation narcissique des corps. Sortir du brouillard à l’instar de ces mégapoles crépusculaires devenues irrespirables nécessite une prise de conscience salutaire. L’âme chinoise guidée par l’intuition, la poésie et la créativité ne doit pas se laisser ravaler par la course effrénée au profit matérialiste. Elle porte en elle, ce profond humanisme confucéen qui pourrait devenir une étoile pour l’humanité, autrement que par le pouvoir et la guerre.