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Romain Gary
Romain Gary
Romain Gary
Gary, le feu en russe, est le pseudonyme que Roman Kacew s’est choisi en brûlant ses vaisseaux, en désertant les terres du nom de son père. Gary me brûle à la fin et je cherche à m’en délivrer
Mon regard et mon cœur ont été accrochés par le titre d’un petit cahier de L’Herne : « Le judaïsme n’est pas une question de sang ». C’est le titre d’une interview de Gary conduite en 1970 par Richard Liscia (Arche 26 Avril-25 mai 1970) et j’ai su d’emblée qu’on n’allait pas sur cette voie vers l’enfermement et la convention.
Et puis, je me suis aperçu vite que comme Camus, comme Orwell, mais d’une manière distincte, il avait été privé de père. Raison de plus pour m’y intéresser : j’ai su alors que sa lecture ne pourrait m’écarter de mes réflexions sur les effets d’une carence paternelle, sujet dont je découvre en écrivant, qu’il m’importe. Comme Orwell, Gary abandonne très vite son patronyme Roman Kacew et choisit celui de Gary.(Mais le cas de Camus est particulier – certes il n’a jamais connu son père qui est mort dans les tranchées, mais cet homme ne cesse de briller par son absence : il se devine au travers du veuvage de sa mère qui ne lui en dit pas grand chose, mais quand même : « Il te ressemblait » lui glisse-t-elle. Il est là aussi, en creux dans la pension que lui verse l’Etat comme fils de soldat tué au combat, il est là dans l’attention que lui porte Monsieur Germain son instituteur qui a lui aussi connu les tranchées et manifeste un intérêt particulier à Albert Camus orphelin de cette même guerre.)
Comme Orwell, comme Camus, Romain Gary rencontrera la violence meurtrière de l’État et cette rencontre infléchira violemment son écriture.
Gary, son œuvre plutôt, est un labyrinthe. Il fait tout pour brouiller les pistes et il a écrit énormément. Je me suis limité à ses romans – il y en a déjà plus de trente - et je n’ai pas exploré ses reportages, ses articles en Français ou en Américain, ni ses carnets.
Je n’ai pas lu d’autre biographie que les notes sommaires qu’on peut trouver en exergue à ses livres ou qu’on peut trouver sur wikipedia, mais son œuvre romanesque renvoie sans cesse à sa vie. Il ne nous permet pas d’ignorer ses origines d’immigrant étranger en France après des errances de la Lituanie à la Russie et à la Pologne, poussé qu’il a été comme tant d’autres aujourd’hui par une guerre, la première, celle de 1914. De ces errances, il parlera longuement dans « Promesses de l’aube ».
Sa mère Mina est juive. Mina c’est aussi le nom qu’il donne à l’héroïne de « Racines du ciel » qui a subi toutes les secousses d’une autre guerre, celle de 1940, comme jeune Allemande à Berlin : violée par les Russes, danseuse de cabaret, un peu prostituée, d’une magnifique générosité avec « un cœur gros comme ça » qui la fera suivre Morel dans son aventure idéaliste de sauvegarder les éléphants pour préserver ‘la marge’ dans l’homme, ‘la part Raimbault.’
Son père légitime, Leonid Kacew, le mari de sa mère, est lui aussi un Juif. Sur l’acte de naissance établi en Russe et en Hébreu, Roman Kacew qui deviendra Romain Gary, est inscrit comme juif, fils de Leonid Kacew. Cet homme n’aura guère le temps de faire connaissance de son fils né en 1914, car il lui faut partir à la guerre en 1915 et il ne reverra pas ce fils avant qu’il ait sept ans. Peu de mois ou années plus tard, il disparaîtra à nouveau de sa vie car il quitte Mina pour une autre.
Jamais Mina ne lui en parlera, jamais elle ne le désignera comme son père malgré l’état civil. Jamais non plus elle ne lui en désignera un autre
L’absence d’un père que sa mère lui aurait désigné comme tel va affleurer sans cesse dans ses dires et dans ses romans : il y sera toujours question de pères imaginaires plus ou moins cabossés
SES PÈRES IMAGINAIRES
L’ascendance paternelle que Gary se bricole est particulièrement complexe puisqu’il a laissé entendre qu’il serait le fruit des œuvres de Mosjoukine qui fut un grand acteur du cinéma muet en France. (La nuit sera calme). De ce Mosjoukine, il dira en effet que d’après les lettres de sa mère dont quelque indiscret s’est emparé après sa mort, toute la communauté russe de Nice a pensé qu’il était son père. Quant à lui Gary, plus prudent, il écrira cette phrase : « pendant 25 ans de ma vie, elle (ma mère) ne m’a rien dit (sur mes origines paternelles). Et elle me disait tout. Mais non, pas un mot. Merde. Tout ça pour une question de foutre. » (La nuit sera calme p 199)
Il écrira aussi bien qu’il est à demi tartare.
Les pères qu’il invente dans ses romans sont tous plus ou moins cabossés : le père de « Les magiciens » remarié à une jeune femme est cocu et ne s’oppose pas aux exhibitions de ses charmes dont elle propose la contemplation au jeune héros. Elle le cocufie sous les yeux de cet adolescent, son fils.
Le père dans « Europa » devient l’amant incestueux de sa fille dont il ne se savait pas père parce que son amante de jeunesse, la mère de la jeune fille, lui avait caché cette paternité, non sans quelque perversité, puisque c’est elle qui offre sa fille à son ex-amant.
Ou bien on assassine les pères : Le jeune Janek héros de « Éducation européenne » devient un homme quand il peut s’autoriser à penser que son père est mort et quand il a tué lui-même un homme. Le héros de « Les mangeurs d’étoiles » mal pourvu d’un père déjugé et démissionnaire s’en va tuer le seul homme qui ait été une figure paternelle pour lui, le curé du village. Tout ça pour l’offrir au diable, en espérant en retour qu’il pourra jouir de sa puissance.
Le père de « le grand Vestiaire » ou plutôt celui qui en a tenu lieu en boitant, vaille que vaille, mais quand même, est assassiné par le héros après qu’il ait cherché en vain une référence paternelle moins boiteuse.
Et, à la réflexion, je pense que Mosjoukine a aussi le statut d’un père imaginaire.
Plus tard, Gary mesurera, dans la défaite de son propre corps que la paternité n’est pas comme il dit qu’une question de foutre.
SES RELIGIONS
C’est dans « La nuit sera calme » que Gary parle de ses attaches religieuses de la manière contournée qui lui est propre. :
« Accidentellement, je suis catholique techniquement. Aux yeux de ma mère, cela faisait partie de la France, des papiers d’identité français…c’était un baptême culturel. »( p 197)
Il se définit non croyant, avec un sentiment profond pour le Juif Jésus qui le premier a fait une place à la tendresse, à l’amour, à la féminité.
De sa sensibilité, de son humour, Gary dit qu’ils sont typiquement juifs comme ceux de Chaplin ou des Marx Brothers. C’est plein de dérision, d’auto-dérision comme on en rencontrait dans les cabarets des faubourgs de Varsovie.
Mais, ajoute-t-il, malgré la profondeur de son attachement à sa mère, il ne se sentait qu’à moitié juif, jusqu’à ce que vers la cinquantaine il aille visiter le Mémorial de Varsovie et qu’à la section portant sur la révolte du ghetto, il ne tombe par terre sans connaissance pendant vingt minutes. À partir de cette expérience, nous dit-il, il s’est senti juif à cent pour cent1 comme si le contact avec la matérialité de la destruction de son père avait remis celui-ci dans le jeu, complétant l’autre moitié du demi-juif qu’il se disait être.
L’expérience de Varsovie et de cette émotion qui l’a jeté à terre est fondatrice. Elle change tout. Il savait pourtant lu tout ce qui concernait la tentative d’extermination des Juifs d’Europe. Il connaissait déjà tout sur le massacre de six millions de Juifs, mais voilà, c’est comme s’il avait alors pu toucher du doigt ce qui s’était passé. Il connaissait bien Varsovie pour y avoir vécu une partie de sa seconde enfance, le temps d’apprendre le Polonais, mais là, à cinquante ans, il est ébloui par tous ces Juifs qui de quelque manière brillent par leur absence dans cette ville où il avait connu la densité de leur présence.
La judéité de Gary comporte beaucoup d’autres facettes. On lui apprend un jour, au retour de Bolivie pour son premier Goncourt, nous dit-il, que Leonid Kacew n’est pas mort gazé comme tant d’autres, Il serait mort de peur avant d’entrer dans la chambre à gaz. Il s’ensuit que là encore Gary se sent pleinement juif, bien qu’il l’eut désavoué comme père.
Ajoutons pour rendre ce détail plus explicite qu’il pense que la terre n’est habitable que grâce aux faibles et aux vaincus pour lesquels il éprouve de l’amour.
Il y a dans chacun de ses romans ou presque une ou plusieurs allusions très explicites à la Shoah, et par là, il est juif d’un bout à l’autre de son œuvre. Je me suis même demandé si certaines de ses constructions romanesques n’avaient pas été crées pour enchâsser telle ou telle allusion à la Shoah, et je pense là à l’histoire du hanneton s’agitant sur le dos qu’un détenu prend quand même le temps de libérer pour l’envol. Cette histoire, en effet court tout le long du livre.
« Selon la loi mosaïque, nous dit encore Gary, si votre mère est juive, vous êtes juif, personne n’a rien à vous dire. On me l’a dit quand même… j’ai reçu un jour une lettre me demandant d’envoyer 20 dollars pour figurer dans le « Who is who in the world jewry. ». J’ai envoyé vingt dollars. On me les a renvoyés en me disant que je n’avais pas le droit de figurer dans l’annuaire des juifs, étant donné que mon père n’était pas juif.2 » « Les Allemands à cet égard avaient des vues plus larges » ajoute-il cyniquement3.
On est donc conduit à penser qu’il s’était alors déclaré comme fils d’un autre.
Il me semble que les contorsions religieuses de Gary sont pour une bomme part le reflet de ses contorsions quant à son géniteur et à son manque de père. LES CONTREDITS DE GARY
Je vais marquer une pause pour souligner combien Gary peut nous donner de nombreuses versions d’un même événement. J’ai pris le parti de considérer que tout ce qu’il nous dirait au travers de ses interviews réelles ou imaginaires, au travers des personnages de ses romans, tout ce qu’il nous dirait est vrai bien que ce soit plein de contradiction comme à chacun de nous notre âme ; ou plus précisément qu’il s’agit toujours de sa vérité subjective du moment. Il me semble que, sinon, on ne peut pas s’en tirer. Il serait vain de l’accuser de mensonges parce qu’il se contredit, parce qu’il peut dire une chose et son contraire. Ne sommes-nous pas tous divisés en nous-même et pleins de contradictions ?
MES SOURCES
Permettez-moi de revenir plus explicitement sur mes sources : Il s’agit de la lecture de la quasi-totalité des romans que Gary a écrit en Français ou qu’il a traduit de l’Américain, langue dans laquelle certains ont d’abord été écrits et publiés avant qu’il les traduise lui-même en français.
Au passage, il y a dans cette grosse trentaine de romans du bon, de l’excellent, quelques romans qui m’ont semblé médiocres et quelques ouvrages d’une lecture très laborieuse, pénible, ennuyeuse : essentiellement « Tulipe » (et son clone, « L’homme à la colombe »), « La danse de Gengis Cohn », et enfin « Pseudo ».
Ces trois œuvres me sont apparues cependant comme cruciales dans l’idée que je tentais de me faire peu à peu du personnage Romain Gary et de ses multiples avatars : Pilote de guerre, résistant de la première heure, compagnon de la Libération, membre de l’escadrille Lorraine qui bombardait l’Allemagne pendant la dernière guerre, Secrétaire d’ambassade à Sofia au moment de la prise en main soviétique, Consul de France à Los Angeles, écrivain ayant eu l’honneur de deux pris Goncourt, le deuxième sous un autre pseudonyme que le premier qu’il s’était choisi d’après son nom de guerre.
Je me suis aussi servi de plusieurs interviews publiées dans les cahiers de L’Herne, d’une longue interview imaginaire où il fait lui-même les questions et les réponses, c’est un volume intitulé « La nuit sera calme ».
J’ai négligé délibérément son théâtre, ses films, ses très nombreux articles et reportages écrits en Français et surtout en Américain.
Pour sa biographie, je me suis servi de « Promesse de l’aube », un roman de sa vie, une autobiographie romancée écrite dans l’âge mûr, à 46 ans. C’est une œuvre lyrique et calme, d’une très belle facture, très éclairante sur la façon dont il perçoit les liens, les câbles, qui le lient à sa mère, Mina qui l’a élevée seule, et dont il raconte aussi la vie, la trajectoire en sa seule compagnie. Notons que ce livre a pu apparaître illisible à une amie que ce trop de mère étouffe comme un oreiller sur le visage.
Au risque de me répéter, il m’a été impossible de lire l’œuvre de Gary sans que le personnage qu’il fut avec ses mystères ne se recrée dans mon esprit. Cela a un peu faussé mes lectures dans un biais d’archéologue : quels sont tous ces gens qu’il fait parler à sa place, quel est l’auteur de cet immense ouvrage ? Cette préoccupation s’est trouvée trop pressante pour que je me livre à une lecture naïve, la seule bonne pourtant, de chacun de ses ouvrages. Mais je n’aurais jamais été au bout de « Tulipe », de « La danse de Gengis Cohn » et encore moins de « Pseudo » si ma quête à la poursuite de l’auteur ne m’avait pas tenaillé.
Vous commencez peut-être à deviner que je n’ai pas de fil d’Ariane pour vous guider dans le labyrinthe Gary et que non plus je n’ai pas les ailes de Dédale pour vous offrir de vous en échapper vers le soleil avec moi. Beaucoup plus modestement, je vais essayer de tirer quelques fils qui permettent de le suivre dans le flamboiement et les loupés de ses œuvres. (loupé est peut-être un bien grand mot pour désigner quelques ouvrages médiocres ou un peu fous.)
LES OUVRAGES UN PEU FOUS.
Commençons donc par le fil des ouvrages un peu fous. Il me semble qu’ils sont apparus dans des moments de vacillement :
« TULIPE» est écrit au moment où Gary quitte la guerre, l’escadrille Lorraine dont il faisait partie corps et âme, et la prothèse paternelle de De Gaulle, au moment où il découvre l’étendue des destructions auxquelles il a participé en bombardant l’Allemagne et peut-être Berlin, la dérision des entreprises humanitaires où de nobles dames se crêpent le chignon pour obtenir une présidence ; Au moment où il est à même de mesurer l’étendue de l’entreprise hitlérienne de destruction des juifs d’Europe.
« LA DANSE de Gengis Cohn », (entendez Gengis Cohen) est, elle, rédigée après l’affaire du mémorial de Varsovie où en traversant la salle consacrée à la révolte du ghetto, il est terrassé, et tombe vraiment à terre sans connaissance. Il était parfaitement au courant de la Shoah, il avait tout lu à ce sujet, mais là, à Varsovie qu’il a connue remplie de Juifs, il ressent dans son corps la réalité de la destruction de tous les siens, dont son père et sa famille paternelle, dont sa famille maternelle. De ces deux siennes familles, il est avec sa mère le seul survivant.
Hélène Alessandri avec qui j’ai correspondu, m’a suggéré cette idée que Gary rencontre à Varsovie la preuve d’un crime d’État. Il était déjà en carence paternelle et il rencontre là une forfaiture de l’instance paternelle que figurent les lois d’un État. C’est peut-être pour cela qu’il est si profondément ébranlé comme Orwell le fut lorsque qu’il se trouva confronté à la violence de l’État colonial dans « Une pendaison », comme le fut Camus sur la tombe de son père, « cet enfant de vingt ans injustement assassiné » par la guerre de 14. (Le premier homme)
La note dominante de « Gengis Cohn », malgré les fantaisies initiales bien trouvées et amusantes du dibbouk, est d’une souffrance terrible : Il ne croit plus en l’art, il trouve qu’il est trop facile de faire de l’art avec toutes les horreurs de l’humanité et que les millions de morts de l’épopée napoléonienne sont beaucoup trop cher payer pour « Guerre et Paix » de Tolstoï qu’il admire pourtant. Il ne croit plus en l’art et effectivement, il renonce à donner une forme artistique à son livre qui est difficilement lisible. Lui qui a tant de talent pour construire une histoire, il nous balance un livre brouillon et mal foutu qui n’est délibérément pas une œuvre d’Art.
Plus profond encore dans le désespoir est sa dérision de la fraternité humaine, d’autant plus frappante qu’il est l’auteur des « Racines du ciel. »
À partir de là, l’œuvre de Gray sera plus sombre. On ne retrouvera plus les élans d’espoir, les élans idéalistes présents dans « Éducation européenne » ou dans « Promesse de l’aube » et encore plus dans « Les racines du ciel » ; La dérision et le cynisme que Gary définit comme un désespoir idéaliste4 les remplaceront comme dans « Les mangeurs d’étoiles » ou dans « Les enchanteurs» ou encore « La tête coupable ».
Le livre « PSEUDO » est écrit plus tard, à 62 ans, quatre ans avant son suicide. Il est alors dans un grand désarroi. Il s’était taillé une nouvelle vie littéraire brillante sous le pseudonyme d’Émile Ajar et avait obtenu sous ce nom son deuxième Goncourt. C'était une nouvelle vie, un autre masque, la réalisation du vieux fantasme d’échapper aux limites de son destin et de la mort, en vivant dans un autre qu’il aurait façonné et dont il aurait tranquillement tiré les ficelles. Un peu, peut-être, pour devenir à son tour le marionnettiste, comme dans son enfance, Mina, avait fait de lui son pantin chéri. L’affaire Ajar marchait très bien comme en témoigne le deuxième Goncourt qui couronne son nouveau pseudonyme pour « La vie devant soi ».
Mais à un moment cette belle création chavire. Paul Pavlovitch son neveu qui avait accepté d’être la défroque, le porte manteau d’Émile Ajar pour faire semblant de l’incarner, pour soutenir le mythe Ajar, va commencer à se prendre pour le pseudo à qui il prête son apparence. Il donne des interviews à la télévision, distribue sa photographie, joue à être un écrivain, obtient un bureau dans une maison d’édition. etc…
Romain Gary s’éprouve alors dépouillé de sa création imaginaire, puis qu’elle lui est dérobée par ce neveu de malheur qui s’y croit, et a coupé ses ficelles de marionnette. (un peu comme le pantin Pinocchio qui s’émancipe en échappant à son créateur pour devenir un jeune garçon). Si vous perdez un peu dans ce jeu de miroirs multiples comme on joue à s’égarer à la foire, ne m’en attribuez pas la faute, c’est Gary qui en est responsable.
Ces trois ouvrages « Tulipe » », la danse de Gengis Cohn », « Pseudo » ont une écriture déjantée, sans charme, sans plan, avec des répétitions, de la dérision, de l’urgence, de l’urgence d’écrire - d’écrire encore des milliers de pages où à la longue on s’ennuie. Il s’agit devant le malheur de danser la Hora, d’être cynique, délirant, d’écrire des pages et des pages de dérision, d’auto dérision devant le malheur, les catastrophes objectives que sont la guerre et la Shoah, ou devant la catastrophe subjective du rapt de son deuxième lui-même, par lui-même auto engendré – ce qui du coup tirerait le rideau derrière lequel se cachait le montreur de marionnettes qu’il a peut-être été toute sa vie, ce qui démasquerait la supercherie et l’aliénation de toute une existence où il s’est livré à sa mère en abandonnant son patronyme et en devenant « un pseudo »…
SA MÈRE
« La danse de Gengis Cohn » et Pseudo ressurgiront sans doute dans mes propos, mais je voudrais d’abord tirer un autre fil de l’écheveau Gary : Comment, où et quand parle-t-il de sa mère ?
Il me semble qu’il faut essayer de la suivre depuis « Promesse de l’aube » jusqu’à « La vie devant soi » en passant par « Les racines du ciel ».
Pendant la guerre, Il est sur un bateau militaire pour une longue traversée vers l’Afrique et sur le pont se livre tout entier à sa rêverie. Dans sa rêverie, sa mère est à côté de lui et il lui parle comme si l’absence n’existait pas, comme s’il n’y avait pas de séparation possible d’avec elle. Elle est là, destinataire de ses vœux, de ses soupirs et de ses réflexions. Elle l’habite.
Pendant qu’il est séparé d’elle et se balade en Afrique, il reçoit régulièrement des lettres qu’elle lui fait envoyer par la Suisse. Mina était morte au tout début de la guerre, il l’apprendra plus tard. Avant sa mort, elle avait préparé, nous dit-il, ces missives qu’elle faisait envoyer par une amie. Qu’il y ait là-dedans une part d’invention, on le sait, mais il me semble que ça ne change rien au poids de cette histoire.
Plus frappante encore, est la présence de sa mère en lui comme interlocutrice toujours disponible et aussi comme témoin qui donne un sens et des limites à ses actes. Je me suis demandé si cette présence n’a pas abouti in fine par être envahissante et à le parasiter - voire à le persécuter. Une phrase biographique lue dans la préface d’un de ses romans indique que jusque tard dans sa vie, il parlait d’elle comme d’une présence vivante, toujours là. p ex « J’ai fait ceci ou décidé cela, ça ne va pas plaire à Maman, mais tant pis. ».C’est son repère intérieur et ça lui rend la vie possible au travers d’un dialogue et d’une présence imaginaire de sa mère jamais rompus, mais il ne lui reste comme espace personnel qu’une plume au bout de sa main pour créer des univers imaginaires dont il se sent occupant précaire tant qu’il écrit. Il écrit tous les jours 7 heures par jour plus la relecture du soir. Il s’agit là de quelque chose dont il parle comme d’une monstruosité Mais qui songerait à demander au génie d’être normal ? (ce sont là des propos qu’il tient en substance au sujet de Tolstoî. Au passage, un merci à lui de m’avoir poussé à lire Guerre et Paix que je n’avais jamais abordé). Mina sa mère est quelqu’un dont il ne peut se séparer. Il n’y avait pas eu de compagnon de la mère pour créer cette séparation et la mort elle-même n’y pourra rien. (Cet impossible de la séparation sera repris dans « Clair de femme » où l’amante se glisse dans la peu de la suivante avant même d’être tout à fait morte.)
Mina est là à chaque page de « Promesse de l’aube ». Rien n'arrive de bon à Roman qu’il ne doive à l’intervention imaginaire de sa mère. L’invasion maternelle est si extraordinaire qu’il en arrive d’en plus être qu’un simple porte-voix. Elle parle par sa bouche (p 470) :«Je crois vraiment que c’était la voix de ma mère qui s’était ainsi emparée de la mienne… par un phénomène étrange du…surtout au fait que la personnalité et la volonté de ma mère avaient toujours été plus fortes que moi, je continuais…je crois même que ma voix changea et qu’un fort accent russe se fit clairement entendre alors que ma mère évoquait la Patrie Immortelle…. ». (Mina parlait fort bien le français, mais avec on fort accent)
Je crois bien que c’est cette même voix, et les mots de sa mère qu’ils l’assiègeront beaucoup plus tard dans Pseudo, au point de devenir une véritable persécution, une invasion des mots d’une l’autre qui ne lui laissera même pas la place d’un strapontin dans sa propre demeure.
Du passé de sa mère, il ne sait ou ne dit pas grand-chose. Jeune femme, elle a appris le Français à Nice dans des circonstances qu’elle ne précise jamais. Dans leurs migrations tragiques de Vilnius à Koursk pendant la tempête de la guerre de 14, puis, puis retour à Vilnius pour un temps, puis la Pologne à Varsovie, la Russie à Moscou, l’essentiel ne manque jamais pour Romain : un gîte, un bifteck à midi dans l’assiette, une scolarisation en russe puis en polonais, des répétiteurs de Français… Quand ils sont sur le point d’être expulsés pour retard de loyer, l’argent surgit sans faute d’un jour à l’autre comme par miracle et la question de comment elle se débrouille est présente, est très présente dans « Promesse de l’Aube ». On sait qu’elle était très belle et séduisante.N'aurait-elle point monnayé ses charmes en cas de nécessité ? Gary ne se pose pas explicitement la question.
Mais si on s’intéresse à l’autre Mina, celle de « Les racines du ciel » qui porte le prénom de sa mère, - et ça ne saurait être le fait du hasard - on a la description d’une femme au grand cœur qui a traversé tous les malheurs d’une autre guerre, celle de 1940 et qui s’est prostituée à l’occasion pour survivre, qui a aussi été victime de viol dans ses errances de survie. Difficile de penser que la figure maternelle des « Racines du ciel » ne dise pas des choses qui complètent le portrait de Mina sa mère dans « Promesse de l’aube ». Ce d’autant que, bien qu’elle couche avec Morel à l’occasion ( Les racines du ciel), « ce n’est pas ça qui compte » dit-elle : Mina est dans un rôle maternel.
Pour compléter le portrait de Romain avec sa mère, permettez-moi de sauter à pieds joints par dessus beaucoup d’années et de romans pour en arriver à « La vie devant soi » qui met en scène une vieille prostituée juive qui, passé l’âge de ses charmes, s’est reconvertie comme nourrice au noir pour les fils de putes. Elle forme un duo magnifique et tragique avec Momo, le petit Arabe confié en nourrice et trop vite grandi qu’elle protège du retour et des réclamations d’un père assassin de sa mère, (encore un père cabossé) qui finit mal et tombe raide mort sur le seuil après qu’elle l’eut fait se démettre de sa paternité en lui assénant que son fils Momo, de musulman était devenu juif. Puis elle s’enfonce dans la déraison, la vieillesse sans retour et la mort. Elle va mourir dans « son trou juif », une cave avec un lit défoncé et quelques symboles de sa judéité. Momo la suit, s’installe auprès de son cadavre qu’il maquille et parfume pour lui redonner une pâle illusion de la vie - Momo qui se laisserait mourir auprès d’elle dans ce trou, n’était l’intervention au bout de trois semaines, d’un deus ex machina incarné par une jeune femme qui le recueille et l’adopte. Cette fin heureuse est comme un faux nez qu’aurait exigé un éditeur pour des raisons commerciales.
Voilà me semble-t-il la dernière touche du portrait mère-enfant que nous lègue Gary-Momo. C’est d’un désespoir infini. je pense que Gary aurait voulu mourir avec sa mère qui est morte au tout début de la guerre de 40, peu après l’engagement de son fils dans l’aventure Gaullienne.
Alors la question : est-ce que Mina se prostituait à l’occasion pour que son fils ait son bifteck de midi – tombe faute de réponse objective. Mais il perdure que l’enfant Roman Kacew s’est probablement posé cette question.
Je ne peux pas laisser Gary avec sa mère sans souligner combien leur vie d’errance pourrait servir de modèle pour comprendre les migrants d’aujourd’hui, qu’ils viennent de l’autre côté de la Méditerranée en feu ou de quelque autre région frappée par la famine, la guerre et la misère : Kosovo, Afrique noire, Tchétchénie…La réussite de leur errance, leur implantation à Nice, la naturalisation de Gary, sa participation à la défense de la France, sa carrière brillante d’aviateur de diplomate, d’écrivain représentent une image de la performance exceptionnelle de bien d’autres migrants de tous bords jusqu’aux plus hauts postes de l’État.
Leur trajectoire est aussi un représentant précieux des exodes d’est en ouest des Juifs de Lituanie, de Russie, de Pologne qui dans l’entre-deux-guerres chercheront à fuir les persécutions dont ils étaient l’objet.
Elle est donc aussi à ce titre une image des hoquets et des répétitions haletantes de l’Histoire et montre bien combien les répercussions de la guerre de 14 et de celle de 40 ont de points communs et s’inscrivent sous le signe de la répétition la plus mortelle, la plus meurtrière.
FILS DE PERSONNE, FILS DE DIEU
Comment Gary a-t-il comblé, ou plutôt tenté de combler sa carence paternelle ?
Je vous rappelle que son père n’a même pas brillé par son absence comme il aurait pu arriver. Mina ne lui a jamais désigné ni nommé l’homme qu’elle a aimé et qui ce faisant l’a rendue mère d’un fils. Ça fait comme un trou sans fond et même pas repérable – camouflé qu’il est par le silence.
C’est seulement après la mort de sa mère qu’il lit sa correspondance avec Mosjoukine et croit y trouver la preuve que c’est là son géniteur. Au fil de ce qu’il nous donne comme biographie ou comme fiction biographique, va savoir, il apparaît qu’en cas de grande détresse, Mina sait faire appel à un homme qui l’aide financièrement de façon ponctuelle et éventuellement très spectaculaire. Il y a un épisode où apparaît une voiture jaune avec chauffeur et une période de luxe et d’épate. Là encore, il pourrait s’agir de Mosjoukine.
Donc, Gomain Gary est élevé par sa mère qui, nous glisse-t-il, lui disait tout…sauf l’essentiel et ne lui a jamais désigné ni nommé un père.
Il serait donc comme le fruit de quelque immaculée conception comme le Jésus de la chrétienté. Alors, pour échapper à la crucifixion, à la mort, il se mettra à écrire – comme d’autres, comme Camus, comme Orwell qui n’ont pas eu non plus de père.
L’écriture lui permettra de s’inventer des pères de fantaisie qui, me semble-t-il, ne comblent rien du tout. Ce sont des personnages falots, des cocus, des incestueux.
À un moment de sa trajectoire, la vie lui a cependant offert une prothèse paternelle en la personne de De Gaulle.
Gary est un résistant de la première heure et se met immédiatement en marche pour le rejoindre à Londres. Il lui enverra plus tard tous les ouvrages qu’il écrit, et on dispose des réponses du général à certains de ces envois, en particulier une réponse louangeuse pour « La danse de Gengis Cohn ».
On sait que dans son aventure Gaullienne, lorsqu’il fait partie de l’escadrille Lorraine, il s’est senti tout à coup - chez lui - dans une communauté humaine dont il peut partager toutes les victoires et tous les deuils. Il ne retrouvera ça nulle part et nul temps dans le reste de sa vie. Il va bien et entre deux missions de bombardement, il écrit son premier roman : « Éducation Européenne », un très beau roman qui aura le prix des critiques. Gary nous rapporte (toujours dans « Promesse de l’aube ») que pendant cette période, il aurait participé à une tentative de meurtre d’un officier anglais qu’il jugeait responsable du retard imposé à la participation active à la guerre et aux missions aériennes des pilotes français trépidant d’impatience à Londres. Il s’en tirera bien par une engueulade de De Gaulle. L’officier anglais aussi. Je ne peux m’empêcher de voir là le signe de l’absence d’un tiers entre lui et sa mère et qui aurait posé par sa présence une limite. La limite qu’impose l’officier anglais entraîne une tentative d’assassinat parce que personne, aucun père, n’avait été là pour mettre une limite à ses rêves sur sa mère non plus qu’à l’emprise de Mina sur lui.
Son père restera forclos, caché sous les jupes de Mina, effacé par le choix du pseudonyme Gary.
Il ne faut cependant pas oublier que la France a quand même fonctionné comme tiers entre eux deux. Dès sa petite enfance Mina parle français à son fils, lui lit des contes de Perrault, Peau d’âne et le petit Chaperon rouge. Elle lui parle de son rêve de faire de lui un grand homme français, un diplomate, un homme d’état, un écrivain français et un homme à femmes. C’est ça l’autre de sa mère qui permet que le duo mère-enfant échappe à la folie, la vraie. Dans la vie, Gary se vêtira de tous les oripeaux dont sa mère avait rêvé pour lui, et quand il fait le Consul de France par exemple, il est encore télécommandé par le vœu maternel sur lui – ou en lui serait sans doute mieux dire.., Ses décorations dont il est fier sont aussi la réalisation d’un rêve de Mina.(Promesse, p 354)
LANGUE MATERNELLE
Tony Levy me demandait l’autre jour quelle est sa langue maternelle. la réponse est complexe car il naît à Vilnius dans un milieu russophone et il parlera le Russe parfaitement. On pourrait quand même dire que oui, c’est peut-être le Français qui a été sa « mamalangue » dans une fonction analogue à celle du yddish… Mais en, feuilletant une fois de plus « Promesse de l’aube, j’ai trouvé une réponse encore plus précise : Il avait, dit Romain, un prof de français à domicile nommé Lucien Dieuleveut qui était chargé de lui apprendre - sa langue maternelle – (Promesse de l’aube, p 354)…Son séjour à Varsovie lui permettra d’acquérir une connaissance parfaite du polonais et dans sa deuxième enfance il traduira un poète russe en polonais. Mais je m’égare, oui le rêve de Mina de faire de son fils un français, le rêve de la France, a fonctionné comme tiers, voire comme représentant d’un père mythique jamais nommé.
FILS DE PERSONNE
Pour vous rappeler qu’un duo mère-enfant sans père conduit à la mort, permettez-moi de citer deux personnages qui ne procèderaient pas des œuvres d’un homme : Jésus mort crucifié à 33 ans, Alexandre le Grand mort à la trentaine après avoir conquis le monde. Si ce qu’on dit est vrai, la mère d’Alexandre a bien eu tort de lui attribuer une origine divine qui disqualifiait son père légitime, car Philippe de Macédoine fut un grand roi et l’organisation qu’il avait su donner à son armée a été l’instrument des conquêtes d’Alexandre.
Le père de Gary, c’est aussi Dieu.
LE BARON
Je reviendrai peut-être sur les pères imaginaires et tous cabossés que Gary s’est inventés dans ses romans, mais il me faut maintenant vous parler du Barron. Ce personnage antipathique ne va pas nous occuper longtemps, mais cette verrue humaine répugnante à souhait apparaît très tôt dans l’œuvre de Gary. Il est déjà là dans « Le grand vestiaire » (1949) et il ressurgira souvent, presque toujours hors de propos, au hasard de ses romans. Il est toujours très bien habillé comme par un tailleur de Londres (au passage, c’était un des rêves de Mina que Roman s’habille plus tard chez un tailleur londonien). Il ne fait rien que regarder le monde avec les joues un peu gonflées comme quelqu’un qui est sur le point d’éclater de rire. Il ne fait rien. Il est toujours collé comme un parasite à quelqu’un ou quelque ’autre que ça ne semble pas indisposer et qui assure son entretien. Il ne parle pas sauf dans « Ski-Blum » où il dit pipi et caca. Il refuse de se torcher le derrière et quelqu’un d’autre doit s’en charger. Il est présent à Tahiti dans « La tête coupable », dans « La danse de Gengis Cohn » comme mari de Lily l’insatiable qui dévore les humains par millions ; Présent aussi dans « Les mangeurs d’étoile » où les personnages paternels sont disqualifiés ou assassinés par le héros, en gage au diable dont il espère la toute puissance. Il est présent aussi dans « les Racines du ciel ». Dans un seul roman, « Les clowns lyriques », il a un rôle actif inattendu : à la fin de l’histoire, il sauve inopinément la vie du héros en tuant son assassin putatif. Il est là aussi dans « l’Homme à la colombe »... j’en oublie.
Il représente le désir de ne pas se commettre avec les hommes, de ne pas se compromettre avec l’humanité dont il faut bien reconnaître qu’elle a des dessous peu ragoûtants. « Le Baron s’impose à moi en écrivant », nous confie Gary. Il me semble qu’il représente l’autre versant de Gary, un fond de pessimisme radical habituellement voilé, au moins jusqu’à la danse de Gengis Cohn, par un côté idéaliste qui lui fait se battre pour que l’humain soit respecté, et qui croit à une avancée possible de l’humanité. Non point qu’il soit un disciple de Teilhard de Chardin qui annonçait une évolution spirituelle de l’humanité vers le divin dans « Les racines du ciel » - où il fait apparaître le jésuite sous un pseudonyme - mais on sent bien qu’il n’en est pas si loin : les racines du ciel sont celles que selon l’Islam, le ciel a plantées dans le cœur des hommes et qui ne demandent qu’à s’épanouir, nous explique-t-il en effet.
Mais rien n’est jamais simple avec R. Gary qui à maintes reprises se moque de tout idéalisme et en fait un objet de dérision ambigu : Tulipe par exemple est une espèce de Ghandi New-Yorkais et L’homme à la colombe, son clone est un idéaliste allumé qui sombre dans la mort du fait d’un jeûne qu’il avait pourtant commencé – en trichant - pour mystifier ses semblables.
On pourrait peut-être dire que c’est le Baron qui finit par avoir la peau de Gary quand il se suicide à 66 ans. en 1980.
Le Baron, c’est aussi comme le nourrisson que fut peut-être Roman Kacew qui, dans les bras de sa mère, regardait la folie du monde sur les routes de l’exil de 1915 à 1922 date du retour à Vilnius
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GENNGIS COHN
Vous parler un peu plus de Gengis Cohn ?
Un jour, cet homme de la cinquantaine ayant derrière lui une longue et heureuse pratique de l’écriture romanesque qui prend le soin dans presque tous ou tous ses romans d’indiquer qu’il est au courant assez précisément de la Shoah, et que ça le concerne, cet homme décide de visiter le mémorial de la révolte du ghetto de Warschaw. Il écrira qu’on l’y a poussé, n’empêche, il s’y rend.
Il en tombe raide à terre, sans connaissance. Il met du temps à se retrouver. On l’emmène à l’hôpital et il y restera quarante-huit heures.
Gary est originaire de Lituanie, par sa mère et par son père, il ne pouvait pas ignorer qu’ils avaient tous péri, mais là, c’est comme s’il voyait leur perte. C’est peut-être comme s’il était allé sur leur tombe. En tout cas, c’est comme ça que je l’imagine, c’est comme d’aller se recueillir un instant sur la tombe de ses parents pour éprouver presque charnellement le vide qu’a laissé en soi son père disparu.
C’est peut-être pour ça que je me suis détourné un moment de Romain Gary, parce que j’y rencontre cette figure pour la troisième fois dans mes travaux avec vous, parce que me voilà encore à mettre en scène le bouleversement tragique d’un homme sur la tombe de son père. Pour Gary, c’est moi qui choisis d’évoquer son père, parce qu’encore fois, c’est devant la représentation de la perte de tous les siens qu’il est jeté à terre.
Mais ce n’est pas sans raison que je fais ce choix, car il se balade avec dans sa tête - comme il nous le confie au travers ses romans, avec des représentations toujours scintillantes, clignotantes, changeantes ou disqualifiées de pères de son cru. Comme s’il tentait sans cesse de s’en bricoler un à sa manière – faute de mieux.
L’autre chose qui m’a gêné est que je ne souhaite pas faire la psychanalyse de Gary parce que cet exercice me paraîtrait futile et irrespectueux, voire franchement ridicule.
Et pourtant il y aurait quelque chose d’amusant à faire en prenant tous ses écrits comme le texte d’un rêve, et en suivant cette idée de Freud que tous les personnages d’un rêve sont de simples masques de l’auteur pour une fête imaginaire, une mascarade vivante.
Psychanalyse sauvage d’un absent qui ne demande rien ?
Ou peut-être juste un fil pour parcourir une œuvre et dans ce parcours faire surgir une image de lui au travers de ses innombrables travestissements ?
N’empêche qu’après avoir lu la quasi-totalité de son œuvre romanesque, je me suis complètement détourné de Gary. Je n’arrivais pas à le trouver suffisamment sympathique pour continuer. Qu’il se suicide à la fin le disqualifiait à mes yeux. Qu’il soit à ce point prisonnier du désir de sa mère m’agaçait considérablement. Pourtant c’est un mauvais procès que je lui faisais là puisque - de cette servitude il se délivre en créant pour nous de la beauté.
Et puis de discussion en discussions en particulier avec Herbert Wachsberger, j’ai eu le sentiment de comprendre un peu comment il fonctionnait, quel était le nœud de sa souffrance, pourquoi il partait dans toutes les directions en créant de belles choses au passage.
Il m’est alors devenu suffisamment intelligible pour que je m’approche à nouveau de lui, devenu sensible non seulement à son génie de romancier mais aussi à sa misère.
GENGIS COHN
La visite au mémorial de Varsovie (en 1966), a une conséquence presque ’immédiate, c’est la publication d’une œuvre intitulée « La danse de Gengis-Cohn » qui tranche complètement avec ses autres romans. D’abord ce livre est plein d’une énorme colère, une espèce de rage qui ne le quitte pas et qui lui a peut-être permis de survivre après sa terrifiante confrontation aux restes d’une extermination. Gengis Cohn est le dernier juif qu’a tué un SS chasseur de juifs, dénommé Schatz. Ce SS recyclé comme commissaire de police de première classe est hanté dans ces nouvelles fonctions par le dibbuk de Gengis Cohn qui n’arrête pas de lui parasiter et de lui compliquer la vie sur un mode plutôt ironique et méchant, car de son vivant, il était un comique juif dans un cabaret de Varsovie. Il lui impose par exemple de parler publiquement en yiddish langue qu’il lui a un peu apprise dans ses mauvaises insomnies qu’il hante. Il l’appelle Schatzen, mon trésor, et lui apparaît - visible de lui seul - pour lui faire des grimaces ou lui imposer des pensées ou des paroles incongrues. Quand son Schatzen dit des mensonges sur la Shoah, il exécute une danse yiddish effrénée, la Hora, qui l’éprouve tout particulièrement. Le SS Schatzen se souvient de lui très précisément, car quand il était dans le trou qu’il avait creusé avec d’autres Juifs pour qu’on les y assassine, parmi les cris des mères juives à 1000 décibels quand elles avaient compris qu’on allait aussi tuer leurs enfants, Gengis Cohn le comique yiddish, avait eu le temps de se retourner et de baisser culotte pour lui montrer son cul.
Des accessoires matériels apparaissent : l’air atmosphérique enjuivé chargé qu’il est du CO2 des juifs brûlés, « une certaine absence qui a de la gueule, sans me vanter. À force de se faire sentir, elle devient une véritable présence » ( p 11) le savon qui fait horreur à Schatz, parce, dit-il, qu’on ne sait jamais avec qui on se lave.
Puis entre en scène Lily, la dévoreuse, l’insatiable à qui il faut sans jamais la rassasier pour autant des centaines de millions de victimes
J’en ai parlé avec Sophie Feltman :
J'ai eu envie d'abandonner la lecture de « la danse de Gengis Cohn », me dit-elle, car si les premiers chapitres de ces aventures sont intéressants, les reprises m'ont semblé être un suicide du livre qui s'annonçait aux premières pages. Oui, j'ai vu là un lent suicide littéraire, qu'il était pénible d'accompagner ; comment expliquer autrement qu'un écrivain aussi lucide persévère dans ce grand guignol vaguement surréaliste, dans cette succession de cauchemars qu'on n'a plus envie de se figurer une fois qu'on en a compris la fonction ?
Et pourtant, il faut le suivre jusqu'au bout de son désespoir parce qu'on y découvre des éléments qui ne figurent pas ailleurs : ce qui fait le plus mal à la lecture c'est la dénonciation de l'illusion de la fraternité : celle qui est proposée à Cohn, il la refuse avec véhémence puisque, selon lui, offrir aux Juifs de partager l'humanité, transformer les victimes en hommes fraternels, n'aurait pas d'autre finalité que de leur faire partager la responsabilité de la Shoah à laquelle ils auraient consenti et qui n'aurait été que leur suicide. Ce serait de surcroît les enrôler dans les nouveaux racismes. Fraternité ? - On oublie ce qui vous est arrivé et, à ce prix, vous obtenez de tuer comme nous, on vous arme et vous verrez comme c'est formidable, vous pourrez même devenir antisémites. Cohn voit flotter son étoile jaune, il veut l'attraper, elle lui échappe : « Rien à faire, elle est devenue antisémite, c'est la fraternité. » Schatz lance le célèbre cri de ralliement nazi : « rien de ce qui est humain ne m'est étranger! » et coule à pic dans la semence de l'espèce.
L'autre manifestation de la lucidité désespérée de Gary, c'est son ironie constante sur la culture, qu'elle soit philosophique, littéraire, ou artistique : les chef-d’œuvre naissent des tragédies et n'ont pas d'autre finalité que d'esthétiser l'horreur pour s'en débarrasser. Rageur devant toute illusion de catharsis, il va jusqu'à dire que si on fait un livre sur Auschwitz, c'est pour s'en débarrasser, et il n'excepte pas le sien puisque, Cohn devenu le Christ, et le "je" du récit devenu de plus en plus flottant, le prénom « Romain » apparaît à la fin dans un étrange dialogue où il fait intervenir sa femme(?): « Ah! Nous ne savions pas qu'il était juif... Lui non plus. »
Je crois dit encore Sophie, que je n'avais rien lu d'aussi désespéré, et il me semble comprendre pourquoi il n'a pas voulu faire « un bon livre », un qui ne nous serait pas tombé des mains ; et pourquoi il persévère dans les loufoqueries sanglantes et redondantes de Lily : il ne croit pas au salut par le livre, mais il sait qu'il faut tout de même l'écrire, sans espoir.
PSEUDO
Il me faut maintenant revenir au livre intitulé « Pseudo » déjà cité.
« Pseudo » c’est un contre-feu pour dérouter les trop curieux qui avaient commencé à remonter la piste de Ajar vers Gary, en passant par Paul Pavlovitch qui revêtait les habits d’Ajar, cette fiction, pour lui donner l’apparence d’un corps. Paul Pavlovitch avait été identifié comme neveu de Gary, et le monde littéraire excité et curieux courait cette piste chaude.
Donc Gary décide de publier dans l’urgence ce contre-feu. Ce sera une espèce d’auto introspection pathétique de Paul Pavlovitch, le présumé Ajar, qui va charger l’oncle Gary, de différentes infamies et donner un aperçu de sa folie intérieure supposée, à lui Pavlovitch.
Mais je vous propose de considérer que cela va être en fait un aperçu sur la folie intérieure de Monsieur Romain Gary, qui tient la plume
Gary est dans la panique, il s’en expliquera assez clairement dans un document posthume « Vie et mort d’Émile Ajar ». Sa panique c’est que son imposture soit éventée, qu’on sache qu’il est le marionnettiste qui tire les ficelles de cette poupée-là dans laquelle il a investi son vieux fantasme d’être un autre par lui-même auto-engendré. Ce n’a pas du tout été pour lui une amusette, une mystification joyeuse du monde honni des critiques parisiens, c'était au contraire une histoire de vie et de mort.
Le mystificateur Gary aurait-il été dévoilé que cela risquait d’avoir des conséquences tragiques. Dans son pseudonyme Ajar il avait engagé tout son désir d’être un autre. Lui qui dit en souriant qu’il a été Français, aviateur, diplomate, légion d’honneur, écrivain célèbre comme l’avait rêvé pour lui sa mère – et il s’était probablement senti alors, cad toute sa vie, dans la main d’une mère envahissante dont le nom de son père pouvait d’autant moins le protéger qu’il l’avait largué pour se cacher, déjà et toute sa vie sous le nom de Gary, dont je souligne que c’était déjà un pseudo ; lui, Roman Kacew avait enfin trouvé le truc pour devenir cette ultime fois, enfin, lui-même le dibbuk d’un pantin auto-engendré : comme sa mère avait pu peut-être se sentir avec l’aide de Dieu le seul créateur de son fils sans qu’il soit besoin d’introduire Monsieur Leonid Kacew dans l’affaire. Cela faisait déjà de lui un simple pseudo, une marionnette, hantée par le dibuk de sa mère. C’était déjà une imposture, l’imposture de toute une vie cachée derrière le masque d’un pseudonyme. Et quand il parle en souriant de sa trajectoire, on a le sentiment qu’il parle d’un jeu de rôles successifs qu’il a joué sans les habiter vraiment. Il a fait le diplomate comme consul de France en Californie, il a fait le héros médaillé, il a fait le grand écrivain, mais dans son ultime avatar Ajar, il remet toute sa vie dans la balance : ce sera lui, cette ultime fois, lui qui sera le marionnettiste et qui scellera l’imposture d’être un autre.
Serait-il démasqué que toute cette construction fort brillante ma foi, risquerait de s’effondrer et qu’il aurait à assumer aux yeux du monde et à ses propres yeux l’imposture de toute une vie ; qu’il lui faudrait redevenir ce qu’il a essayé de ne pas être, celui qu’il a désavoué, mais qu’il a été : le petit Roman Kacew à qui son père a été arraché par la guerre et escamoté sous ses jupes par Mina.
Alors, il est aux abois, il fuit dans une infernale graphomanie : en quelques semaines il écrit une première version de Pseudo de 300 pages, puis une autre de 1200 pages dans laquelle il va sabrer pour aboutir à une troisième version définitive d’une longueur raisonnable qu’il va entrecouper, farcir d’intermèdes et de dialogues tragi-comiques afin d’en rendre la lecture possible ; je dis bien lecture possible, tout juste possible : on lit ça sans plaisir sans excitation, sans joie. On le lit plutôt comme on exécute un pensum. C’est un pensum de le lire. Il faut vraiment être curieux de dévoiler le personnage Gary successeur de l’enfant Roman Kacew pour s’y coller : pas d’intrigue, pas de plan, aucun souci de l’agrément du lecteur – qu’il se débrouille pour remonter le courant s’il en a vraiment le désir !
C’est aussi grinçant, désarticulé qu’ont pu l’être ‘Tulipe’ et ‘La danse de Gengis Cohn’, mais cette fuite dans l’imaginaire pour parer aux conséquences désastreuses de sa carence paternelle aboutira cependant à un échec tragique.
Mais vous ai-je dit qu’à mon avis, il faut rendre à son légitime propriétaire Roman Kacew, la description qu’il donne de son désordre intérieur attribué à son pseudo Ajar ? La chose pour moi ne fait aucun doute : il prête à son alter ego, à son image dans le miroir qu’il a bricolée, ce qui lui appartient en propre.
Cet aperçu qu’il nous donne de son fonctionnement intérieur est proprement terrifiant. Orwell dans 1984 avait à la fin de sa vie, inventé un persécuteur masculin, Gary, lui, est submergé sous les mots (les mots d’une autre ?) qui l’assiègent, l’envahissent, le dépossèdent de toute intimité avec soi.
Ecoutez-le : p 1366 « Il y avait surtout chaque nuit des meutes de mots qui se réunissaient en concile et vérifiaient méticuleusement pour le lendemain leur pouvoir frauduleux. Il fallait même se taire avec une extrême circonspection car le pouvoir était déjà à l’intérieur ; pour échapper à son emprise, même les poètes se laissaient mourir de silence. Parfois un mot se frayait un chemin par surprise, avec son bidon de sens, mais les neuroleptiques colmataient aussitôt cette brèche… »
Herbert Wachsberger citant Jacques Lacan dit à propos de James Joyce, qui lui aussi souffrait d’une carence paternelle que dans le travail d’écriture, il se libère du parasite parolier. Cette même phrase pourrait s’appliquer à Gary pour qui à la fin de sa vie les mots sont devenus des envahisseurs de son espace intérieur :.
p 1290 « J’ai fait des études de linguistique, dit-il, afin d’inventer une langue qui m’eut été tout à fait étrangère. Cela m’aurait permis de penser à l’abri des angoisses et des mots piégés, et des agressions intérieures et extérieures, avec preuves à l’appui. »
(p 1317) « Méfiez-vous, Les mots ennemis vous écoutent » ;
« J’écrivais dans la peur : les mots ont des oreilles »
« Je percevais parfois autour de moi des tentations de langage, mais les mots avorteurs reprenaient aussitôt les choses en main. Il y avait alphabet, grammaire, vocabulaire, syntaxe, civilisation, figure de style, ordre des choses, répression. »
« …l’angoisse la plus dévorante est celle qui n’a pas de nom : une imminence qui ne se libère jamais en une horreur perceptible. Le cœur saute des étapes pour courir à la rencontre du pire et en finir, mais l’inconnu se dérobe à reculons et ma terreur grandit à sa poursuite. Le péril refuse de se nommer et de sortir de l’absence que souligne chaque objet de son immobilité complice » (p 1339).
Ce qui lui reste en propre, c’est ce petit morceau de lui-même qui écrit frénétiquement – au moment seulement où il écrit :
« Je me suis désintégré complètement par excès de visibilité, mais j’ai récupéré ma main droite qui tient le stylo et, comme on voit, je continue à écrire, car lorsque j’écris, j’échappe provisoirement à l’occupation par des éléments psychiques irresponsables. » p 1297
Comme dans le rêve de l’injection faite à Irma commenté par Lacan, « à la fin, il n’y a plus personne qui puisse dire Je », L’espèce de fuite de la pensée dans une répétition qui nous paraît stérile, pourrait se lire comme une fuite dans la manie devant le réel de la disparition de son père, et même de l’ombre qui subsistait de lui - et moi-même je me sens me dissoudre à vous citer tout ça
Gary a réussi à tromper son monde jusqu’à sa mort et même au-delà, jusqu’à la publication posthume de « Vie et mort d’Émile Ajar »
Joseph Gazengel 5 X 2011
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