Les invisibles

Les Invisibles

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Réalisé par Thierry Jousse Voir tout le casting... Avec Laurent Lucas, Margot Abascal, Noël Akchoté Film français. Genre : Comédie dramatique Durée : 1h 25min. Année de production : 2005

Synopsis
Avec son ami Noël, Bruno crée de la musique électronique. Il ne vit que pour sa recherche musicale. Bruno écoute, enregistre et compose. En même temps qu'il est en passe de signer avec une productrice, il tombe amoureux d'une voix féminine (Lisa) qu'il écoute sur un réseau téléphonique. Ils se retrouvent quelques nuits dans une chambre d'hôtel et dans l'obscurité, avant que Lisa ne disparaisse. Obsédé par cette rencontre fugace, il va se lancer à la recherche de cette femme dont il ne subsiste que quelques éléments sonores : soupirs, voix, fredonnements. Avec ces fragments qui sont autant de jalons de leur brève histoire, il va tenter d'écrire un morceau qui viendra sublimer cet amour impossible. Au terme de son aventure nocturne et musicale ponctuée de personnages étrangement inquiétants, Bruno parviendra à enregistrer son disque.

Les invisibles. Thierry Jousse. 2005

On a là un film très complexe, où la réalisation artistique, musicale en l'occurrence, met en cause l'objet du désir qu'est la voix. Qu'en est-il de l'efficience de la voix quand le regard est élidé, quand il opère in absentia  ? La mise en jeu du désir et la construction du fantasme qui se donnent à lire dans ce film sont de nature à être mis en relation avec la situation analytique, soit ce qui se passe et passe dans les séances d'une cure. L'analogie ne serait pas là de l'ordre des faits, rien dans le scénario ne renvoie à la psychanalyse, mais le registre choisi par Thierry Jousse met en scène deux objets a promus par Lacan cause du désir, le regard et la voix.

L'histoire est celle des avatars de la composition d'un disque de musique électronique. Bruno enregistre et stocke tous les bruits qui l'intéressent. Son appartement est insonorisé, non pas pour éviter de gêner les voisins, mais pour ne pas les entendre. Car la réalité doit être filtrée. Elle est l'objet de déplacements, de transpositions, de réaménagements, tous processus que Freud étudie dans L'interprétation du rêve et qui sont aussi ceux qui structurent le fantasme. On laissera de côté le cadre du film, assez formel, où se déploient des références cultivées au jazz, et des bribes d'intrigue qui montrent un lien fragile à la réalité quotidienne. L'essentiel est dans la mise en valeur du lien entre fantasme et création, illustré par la convocation de la drague. De manière provocante, bien en amont du minitel et de l'internet aux infinies possibilités, l'auteur choisit le téléphone où les voix s'entrecroisent et formulent des appels en direction d'autres voix. Il veut montrer comment la séduction de la voix suffit à assurer la circulation du libidinal sur le « réseau » . Le héros incarné par Laurent Lucas, que nous venions de quitter après avoir vu Lemming, rencontre ainsi Lisa, qui impose une seule rencontre, et dans le noir. La règle sera transgressée, car ils se retrouvent encore par deux fois. Mais la limite est franchie lorsque Lisa accepte de se donner à voir et elle ne répondra plus aux appels de Bruno.

Les seuls mots d'amour qu'il lui adresse sont prononcés dans l'absence de regard. Sa voix y est qualifiée : « une voix intime et mouillée ». Et elle entend bien qu'il y a là représentation (Vorstellung) de son sexe, puisqu'à la demande de dire quelque chose qu'elle n'a jamais dit à personne, elle répond en décrivant l'émergence de son premier désir. Elle évoque les caresses bien précises qu'elle s'est alors prodiguées. La voix apparaît là non seulement comme objet cause du désir, mais plus précisément comme analogon du sexe féminin. L'auteur laisse entendre le lien qu'elle a avec le regard. L'amie productrice du disque ne dit-elle pas que « Quand on flashe sur un regard ou sur une voix, c'est toujours de l'enfance qui ressurgit » ? Mais l'intervention du regard impliquera le renoncement à l'objet d'amour, quand il se matérialise dans une réalité mondaine refusée, inutile ou nuisible à la création. Le retour au fantasme favorisera l'inspiration.

Freud, parfois accusé d'avoir ignoré une grande part de la production artistique de son temps, n'en a pas moins spécifié le rapport du fantasme à la création. « L'artiste donne forme à ses fantasmes, il peut ainsi passer du registre du réel à celui de l'imagination, ses fantasmes deviennent réalité (Wirklichkeit). […] Le fantasme créateur se substitue au renoncement (Verzicht) dans le réel et cette substitution même est un morceau de la réalité psychique (Realität) ». Lacan parle à ce propos de gain de plaisir (Lustgewinn) comme contrepartie positive au renoncement. Les œuvres d'art sont ainsi dans la perspective freudienne de nouvelles formes de la réalité (Abbilder der Realität, soient des constructions, des images) 5. Ce rappel paraît tout à fait approprié à ce que le film met en scène, puisque la fécondité ne sera rendue au créateur qu'après le renoncement à l'objet de son désir, plus exactement à l'éventualité de sa possession. A la possession Bruno préfère l'obsession, un mot qu'il fait sien. C'est à la femme que le renoncement de l'artiste s'adresse. Mais sa voix sera à l'infini réécoutée, découpée, déplacée et transcrite par le truchement de la musique, qui est là une forme de représentation et de passage à une Autre scène.

Marie-Claude Labadie


  • 5.

    « Formulations sur les deux principes de la vie psychique ». In Résultats, idées, problèmes 1(1898-1920). PUF, 1998. «  Über die zwei Prinzipien des psychischen Geschehens ». In Metapsychologische Schriften. Fischer, 1999.