Conversations psychanalytiques
Pour les curieux de tous âges

RECENSION

CONVERSATIONS PSYCHANALYTIQUES

Patrick Gauthier-Lafaye

Éd. Liber, Montréal, 2017

 

LA PSYCHANALYSE UN JEU D’ENFANTS ?

 

Cette histoire d’un « ailleurs » qui est en nous, et qui pense en nous.

 

Chaque soir pendant les vacances estivales, un grand-père psychanalyste parle de son métier avec ses deux petites-filles adolescentes. Chaque soir, Pauline et Elsa s’installent confortablement au salon ou sur la terrasse du chalet pour interroger, discuter et parfois critiquer ses « drôles d’idées ». De quoi donc est fait le quotidien d’un psychanalyste, demandent-elles ? « Qui vient te consulter ? et pourquoi ? » Quelle est cette souffrance qui ne peut être soignée que par les mots ? À la faveur de l’obscurité, elles suivent d’un pas incertain les explications de leur grand-père. Toujours vives et questionneuses, elles explorent ces régions psychiques étranges entrevues dans leurs jeux d’enfants et découvrent que le rêve, le souvenir-écran, le symptôme ou l’acte manqué ravivent une certaine mémoire de soi. Assistant à leurs délibérations, il me semble retrouver cet éblouissement premier ressenti à la lecture de Freud.

 

Un thème, un soir

En tout, vingt conversations, chacune dédiée à une question apparemment naïve, toujours centrale pour la compréhension de la pratique analytique. Des questions de ses petites-filles, le grand-père tire des fils associatifs qu’il relie au concept d’inconscient. Il invite ainsi Pauline et Elsa à déplacer l’angle de leur regard, et peut-être surtout de leur écoute, vers une part de soi ignorée et vers ses modes d’expression symbolique. Comme s’il les prenait par la main – et le lecteur avec elles – pour les guider vers cet ailleurs que Freud a nommé l’Autre scène. L’analyste ignore la cause des souffrances de ses patients/analysants, d’où la nécessité pour eux de « s’expliquer » et surtout de reconnaître l’existence d’une réalité psychique bien différente de la réalité concrète, une altérité intime en quelque sorte. Il y aurait donc un savoir sur soi, inconscient, qui se glisse entre les mots, qui se déguise dans les rêves, et qui profite des failles du discours pour traverser « en fraude » leurs frontières intérieures. Quel est donc ce savoir dont ils ne veulent rien savoir et qui pourtant les hante ? Un désir, répond le grand-père analyste, un désir qui vise non pas la satisfaction, laquelle est impossible, mais la reconnaissance. Pourquoi cette insistance à se faire reconnaître ? et pourquoi le moi de la veille est-il si opposé à son émergence, demandent les jeunes filles toujours sceptiques ?

Chaque soir, le grand-père pose et remet au lendemain la solution d’une énigme. Pour les filles, c’est une histoire riche en rebondissements qui est leur est racontée, une histoire que les enfants peuvent comprendre, et qui leur parle d’elles. C’est qu’elles sont partie prenante de leur apprentissage, jamais passives, toujours exigeantes, osant des interruptions, des doutes, des taquineries. Le lecteur partage leur soif de savoir, il participe au plaisir de ce trio sympathique pour peu qu’il consente à occuper l’une ou l’autre des places dans le dialogue.

Ces conversations psychanalytiques dessinent le tableau d’une rencontre qui aurait pu avoir lieu, plus moins réelle, plus ou moins fictive, toujours ludique. Le lecteur est le tiers invisible de la scène, une oreille tendue aux propos échangés. S’il est analyste, il réalise comment la psychanalyse peut être racontée en termes simples et accessibles à un profane. Et s’il est un profane, il entrevoit une méthode qui lui permet de penser autrement son rapport au monde et à soi-même. En somme, Patrick Gauthier-Lafaye transmet un savoir en s’appuyant sur sa propre expérience de l’inconscient et en y ajoutant une prime de plaisir à travers le récit d’une rencontre intergénérationnelle. Rien de réducteur dans le propos, au contraire, dans ses réponses et élaborations, il tient toujours compte de l’intelligence de ses interlocutrices.

À l’aide d’exemples tirés de sa pratique, il leur enseigne la différence entre un signe et un symptôme, l’un se prêtant à une intervention de type médical, l’autre à une élaboration sur sa signification pour l’être souffrant. Les adolescentes conviennent après une série d’argumentations que la réalité psychique est l’objet spécifique de l’analyse et que par l’association libre et l’interprétation des rêves, analysant et analyste « brûlent les vaisseaux de la réalité concrète ». Leur opposition à cette position de « non-savoir » reflète bien celle que tout analyste rencontre dans son cabinet et ailleurs. La responsabilité d’avoir à retrouver en soi-même un savoir refoulé suppose la participation du patient à la cure, sa responsabilité aussi, finissent-elles par admettre.

 

En tant que lectrice, j’ai le sentiment d’être tapie dans l’ombre et de profiter en douce de ces échanges à la fois graves et enjoués. J’apprécie la prudence de l’auteur/narrateur qui transmet ses connaissances par petites doses et qui parfois diffère l’explication d’un concept trop complexe pour des néophytes. Il se limite alors à confier ses réflexions au lecteur. En cela, il est pédagogue, attentif aux chemins parcourus par les jeunes filles, s’assurant de leur compréhension, voire de leur assentiment, avant de passer à l’étape suivante. Distinguant le roman familial du récit autobiographique, la règle fondamentale de l’interprétation du discours, l’analyse ne consiste pas tant à raconter sa vie que de laisser les mots vous traverser afin de retrouver en eux et par eux le texte originaire de sa destinée, explique-t-il. Une pensée était là depuis toujours, enfermée dans les mots, il s’agit de la laisser émerger. Le symptôme est bien affaire de langage, il en désigne les failles et les trébuchements, les éclipses aussi.

 

À l’occasion de ces causeries du soir, une transmission s’opère, l’enseignement du grand-père répondant à la pulsion de savoir de ses petites-filles, dans la complicité d’un temps quasi analytique. Parfois, au détour d’une association d’idées quelque chose d'inattendu advient, une pensée qui était là, depuis longtemps, depuis toujours en fait, mais sans que la personne le sache et qui soudain se révèle. Une pensée, ou plutôt un mot, qui était comme un caillou dans une chaussure, gênante pour la marche, et qu’il faut bien extraire pour la mettre dans le mouvement de la parole. L’analyste écoute les signifiants qui surgissent en séance en tant qu’ils sont les vecteurs de cette pensée figée, hors sujet en somme.

L’analyste « kidnappe » donc une parole et en restitue une autre, dit le grand-père aux filles étonnées. Ainsi de cette patiente qui avait perdu précocement son père et qui sur le divan hésitait à dire « pas parvenue », ce qui à l’écoute s’entendait ainsi : « papa r’venu. «  Papa n’est pas r’venu », traduisit l’analyste, désignant d’une part « un état de fait dramatique », traumatique, et d’autre part, le désir ineffaçable de son retour aussi impossible dans la réalité objective qu’immuable dans son espérance. C’est ce « trauma originaire » qui s’imposait dans son bégaiement et qui à défaut d’être reconnu entravait sa vie et ses amours. C’est dans lù,attente du père qu’était également ancrées son existence, sa souffrance.

Cette insistance du désir à se faire reconnaître ne va pas de soi mais l’auteur ne s’y attarde pas, il insiste plutôt sur la résistance du Moi à son émergence dans le conscient. Comme s’il y avait là un roc (pour reprendre l’expression de Freud concernant la castration), le heurt d’un réel incontournable pour la psyché. Le Moi souhaite l’oubli plutôt qu’une vérité qui le consume.

 

L’auteur montre bien que le destin de chacun est tributaire des récits de ses ascendants, des discours qui le précèdent et le portent. Certains mots, ou silences, ont été mis là par d’autres, cela dans l’ignorance de leur signification. Ces mots ont une double fonction signifiante car ils sont à la fois l’indice d’une identification primaire, de sa place dans l’imaginaire familial et dans le monde, et de ce lieu intime – ignoré, perdu ? –où le sujet n’a jamais cessé d’être, de ressentir.

Chacun s’oriente à partir des mots, des noms absents et objets entassés dans une sorte de « sac à dos », explique-t-il, pour illustrer le concept d’inconscient. Ce qui amène les cousines à interroger la place qu’elles-mêmes occupent dans l’histoire de leur famille. Elles donnent ainsi l’occasion à leur grand-père de distinguer le roman familial de l’arbre généalogique tel qu’on leur a enseigné à l’école. Pour que la vie ait un sens, il importe que l’existence de l’enfant ait un sens pour quelqu’un, il importe qu’un autre veuille bien l’inscrire dans l’ordre du désir et de la loi. De cette inscription première dépend l’identité symbolique du petit humain, mais encore faut-il que s’y ajoute un récit qui en fonde la valeur.  Car il y a aussi des bannis de l’histoire familiale, des disparus, des cases vides et sans noms, ce qui n’est pas sans conséquence sur les descendants. Qu’en est-il de la transmission d’une absence ? Là où le symbolique défaille, l’imaginaire se glisse et raconte comme il peut ces non-lieux de l’être.

 

Ce n’est qu’à la dix-neuvième soirée que Patrick Gauthier-Lafaye introduit un nouveau personnage : Martin, le neveu interne en médecine, qui déplore le fait que les médecins s’occupent si mal, ou si peu, de la souffrance psychique. Ce quatrième personnage annonce la fin de ces conversations pleines de rires et de tendresse. Comment terminer quelque chose, pas seulement ces soirées d’ailleurs, mais une psychanalyse ? À la fin, « on rencontre le Réel », dit-il à son neveu. Et le Réel, c’est une jouissance très particulière, un prolongement de la souffrance, un tenant-lieu d’existence en somme. Faire parler la souffrance, c’est se priver de cette jouissance-là, et y gagner sa liberté. Rien de moins que cette espérance pour Pauline et Elsa.

Témoin lecteur de cette rencontre singulière, j’ai quitté ce bel ouvrage de Patrick Gauthier-Lafaye à la fois touchée et ravie d’avoir partagé cette vingtaine de soirées avec ce grand-père et ses petites-filles. Le premier a su parler éloquemment et simplement de son métier, et du nôtre. Les secondes ont su accueillir ses idées avec une ouverture qui fut et doit rester la nôtre.

Louise Grenier