- Œdipe
- Prix
- Vidéos
- Lire
- Actualités
- Critiques
- Dossiers
- Grande traversée - Moi, Sigmund Freud
- Lettre de démission de l'Ecole Freudienne de Paris J. Favret-Saada
- Hyperactivité de l'enfant
- Loi du 5 juillet 2011 : interview
- Décrets relatifs à l'usage du titre de psychothérapeute
- L'affaire Onfray
- Mai 68 : sommaire
- Dossiers Interview de jacques Sedat à propos de la parution des travaux de François Perrier
- Le cas 'Richard'
- Chronologie
- Autisme et Psychanalyse
- Colloque : « Du Séminaire aux séminaires. Lacan entre voix et écrit »
- Documents concernant Jacques Lacan
- Livres de psychanalyse
- Revues de psychanalyse
- Newsletters
- Enseignements
- Adresses
- Questions
- Loisirs
De l’économie libidinale R.Major
Chaque fois que j’évoque le titre de l’ouvrage de René Major, une légère hésitation s’insinue qui me fait renverser sa proposition initiale et lire plutôt : Au cœur de l'inconscient, l'économie. Le chiasme n’est pas faux et peut-être même pointe-t-il l’argument qui traverse tout cet essai examinant une dimension cruciale et trop souvent négligée de l’« économie » : celle du désir inconscient, effectivement au foyer de toutes ces questions de crédit et de croyance, de cruauté et de possession nouées dans la si mal-nommée « raison » économique, si souvent irrationnelle, justement.
Dans le sillage de Jean-François Lyotard qui, dans Économie libidinale (Minuit, 1974), analysait déjà ces dispositifs pulsionnels (« “toute économie politique est libidinale” », écrivait-il) – notons ici une reconnaissance de dette des plus intéressantes, et justifiées, de la part de René Major, à l’endroit non seulement du travail de Lyotard mais également de celui de Jean Baudrillard, notamment dans Pour une critique de l'économie politique du signe (Gallimard, 1972) et L'Échange symbolique et la mort (Gallimard, 1976) –, Major réunit dans ce livre l’essentiel d’un séminaire qui s’est poursuivi à l’École normale supérieure de 2009 à 2013 dans le cadre de l’Institut des hautes études en psychanalyse. Il y établissait, entre les lois de l’économie psychique et celles de l’économie politique, « des voies de passage entre des champs qui se donnent pour hétérogènes », envisageant « le politique comme la socialité en tant que corps et l'organicité comme expression biologique, dans l'ordre social, de la structure pluricellulaire des organismes supérieurs » (d’où mon lapsus aimanté par ce chiasme), autrement dit, la manière dont l’État peut, quand il se sent menacé, assurer « sa survie libidinale en laissant les pulsions de mort œuvrer au sacrifice d'une partie de ses cellules et attaquer ses propres défenses immunitaires », comme l’avait déjà bien vu Freud au sujet de la pulsion de mort dans Au-delà du principe du plaisir. Major s’attache ainsi à cerner les « raisons inconscientes » de la crise économique grave qui s’est déclenchée en 2008, en faisant souvent référence à l’actualité et aux déclarations de chefs d’État (les « professions de foi » en l’ultralibéralisme économique et moral (sic) d’un Nicolas Sarkozy, par exemple). L’un des intérêts indiscutable de l’ouvrage, outre ce point de vue critique de la psychanalyse, concerne d’ailleurs la fétichisation du langage – la novlangue néolibérale – par la classe politique dont Major fait saillir toute la violence et la brutalité.
L’inconscient calcule
La première épigraphe donne résolument le ton : « Ignorer Freud en économie est à peu près équivalent à ignorer Einstein en physique. » L’affirmation n’émane pas d’un psychanalyste, mais d’un agrégé d’économie et membre du Conseil de la Banque de France, Bernard Maris, dans un ouvrage consacré à l’économiste John Maynard Keynes, Keynes ou l'économiste citoyen (Keynes est le premier économiste à avoir pris au sérieux les théories de Freud, son contemporain, en ce qui a trait à l’argent). L’analyse de la réalité économique sera donc menée ici du point de vue de l’« énergie libidinale, qui est à la source des investissements affectifs, de leurs déplacements et de leurs transformations, et qui échappe à la conscience et à la rationalité économique en se modelant sur certaines représentations de l'autre et de soi, imprégn[ant] toute la réalité économique proprement dite ».
Car la crise des traders, le système bancaire fantôme, les subprimes et excès d’endettement nous l’auront encore spectaculairement montré : quoi de plus pulsionnel que le rapport à l’argent ? Cette crise aura mis au jour à quel point le néolibéralisme et son consumérisme effréné, qui échappent à toute volonté politique concertée, ont partie liée avec le travail de la pulsion de mort et exposent « à la maladie auto-immune, c'est-à-dire à la destruction par l'appareil psychique de ses propres défenses immunitaires », en une autodestruction programmée que les forces d’Éros ne parviennent plus même à juguler. Plus que jamais, l’économie de marché est un marché de dupes, qui repose sur des croyances (crédit et croyance, fiducie et confiance échangeant sans cesse leurs valeurs) et n’est pas sans rappeler la fable de Baudelaire, « La fausse monnaie », exemplairement analysée par Jacques Derrida dans Donner le temps (1991) et reprise ici dans une lecture très fine par Major qui lui consacre tout un chapitre.
Dans une réflexion très large qui mobilise autant le juridique et le politique que les théories économiques (Keynes, Fitoussi), l’anthropologie (Mauss, Lévi-Strauss), la philosophie (Lyotard, Baudrillard, Marx, Nietzsche, Derrida), la littérature (Klossowski, Bataille) que la psychanalyse (Freud, Lacan), René Major donne sans doute ici son ouvrage le plus maîtrisé sur la pulsion de pouvoir, cette Bemächtigungstrieb qui n’a cessé de l’occuper depuis qu’il réfléchit à ces enjeux. Au cœur de l'économie, l'inconscient souligne la complexité pulsionnelle qui est en jeu dès lors qu’il est question d’économie, et plus encore d’économie libidinale. Loin de réduire celle-ci à une dualité du type pulsions de vie versus pulsions de mort, Major insiste au contraire sur la « constante altération réciproque » qui les intrique et met en évidence, dans cette « critique freudienne de l'économie politique », l’emprise exercée par cette pulsion qui « peut en venir à dominer l'ensemble du corps pulsionnel et le soumettre à son régime par l'exercice violent du pouvoir ».
Économie de cruauté
Sans refaire une histoire du capitalisme, René Major choisit plusieurs points névralgiques (l’effondrement de la Bourse en 1929, la chute du Mur de Berlin, la glasnot et la perestroïka, la fin (et le retour) de la Guerre froide) et y décèle les « fantômes d'avenir » qui continuent toujours de hanter non seulement l’Amérique mais aussi l’Europe (sans parler du « reste du monde », souvent sacrifié par ladite « mondialisation », hégémonie mondiale de la cupidité plutôt, dominée par la seule loi du profit). Parmi les pages les plus intéressantes de cet essai consacré pour une part à la relecture minutieuse de plusieurs textes de Freud, notamment Le Malaise dans la civilisation (1929) et les Nouvelles Conférences d'introduction à la psychanalyse (1932), on remarque d’ailleurs cette figure d’Edward L. Bernays, neveu de Freud et auteur de Crystallizing Public Opinion (1923) et Propaganda (1928), qui fut l’inventeur de la propagande politique et joua un rôle déterminant dans ce que l’on désignera plus tard de « fabrique du consentement », la manipulation de l’opinion publique (Bernays réussit, entre autres, à neutraliser le tabou concernant l’usage de la cigarette par les femmes dans les années vingt et à lancer la vague du consumérisme en persuadant « des millions de personnes d'emprunter au-delà de leur capacité auprès des banques qu'il représentait souvent lui-même »).
Le fil rouge de cet essai consiste donc à voir comment « la pulsion de pouvoir peut arraisonner à son service la pulsion partielle jusqu'à un point tel de saturation que seule la pulsion de mort puisse la mettre en échec ». Or l’amour de l’argent – dont Freud a d’emblée montré les transpositions pulsionnelles dans l’analité (faeces, excrément, cadeau, enfant ou œuvre d’art) –, la cupidité, l’appât du gain comme on dit si bien, relèvent de la « conjonction constante » de trois traits de caractère : « être ordonné, économe et entêté », qui s’allient fortement dans l’érotisme anal et constituent des « défauts », dit Freud, quand ils tendent à la fixation et à l’obsession (ce sont précisément ces mêmes traits qui sont considérés comme facteurs de réussite dans « le domaine de la Bourse », « la bien nommée », note ironiquement Major), empêchant le développement ultérieur de l’organisation psychique en raison de la jouissance qui y est attachée et se traduisant en une insatiable soif de l’« or ». De manière révélatrice, l’essai s’ouvre et se clôt sur l’analyse de deux films-cultes, Le Trésor de la Sierra Madre de John Huston (1947) et Kings of the Sun de J. Lee Thompson (1963), qui illustrent parfaitement cette loi sans merci de l’avidité et l’agressivité (dé)réglant cette économie pulsionnelle.
Cet érotisme anal est donc le ressort fondamental du capitalisme sous toutes ses formes (marchande, industrielle, financière), qui ne connaît, dans la phase ultralibérale où nous sommes plongés, nulles frontières ni limites (étatiques ou générationnelles : la question de l’endettement transgénérationnel le montre bien). La loi de la maison, de l’oikos, et du propre est désormais agrandie à l’échelle mondiale et apparemment libérée de toute entrave. Mais Major souligne avec finesse qu’elle se révèle en fait soumise à l’injonction de jouir (du sexe et de l’argent). De manière très pertinente, il relie dans son introduction les deux « libérations », celle des marchés et de la sexualité, et, observant qu’« un temps d'écart aura séparé ces deux libérations – l'ultralibéralisation des marchés succédant à ladite libération sexuelle – », il se demande « si la seconde ne s'est pas emparée avec précipitation du désenchantement produit par la première », l’apparition du sida et ses conséquences auto-immunes préfigurant en quelque sorte la « politique préservative, prophylactique, hygiéniste, sécuritaire, s'étendant progressivement à tous les fantasmes primitifs qui concernent le sol et le sang, le propre du propre » qui s’est imposée par la suite.
Fétichisation du langage
Dans l’opération qui vise à rendre le capitalisme « transparent » et l’argent (qui a la réputation d’être sale), toujours plus propre (« blanchiment » excepté, mais évidemment toujours plus éclatant dans ses usages occultes, mafieux et para-étatiques), le langage joue aussi un rôle déterminant, puisqu’il s’agit de « rendre visible ce qui est du domaine de l'ombre et qui devrait, en principe, demeurer caché », en l’assortissant, au surplus, « d'un discours sur la moralisation du capitalisme » justifiant de la manière la plus cynique qui soit une économie mondiale toujours plus injuste où « un milliard de personnes souffrent aujourd'hui d'un système bancaire fantôme et de sa fausse monnaie » alors que les richesses sont concentrées dans les mains d’un millier d’investisseurs d’une cupidité inassouvissable. Or toute l’opération de la fétichisation, écrit Major, consiste à « rendre au visible, dans une apparente transparence, ce qui laisse à désirer et reste soustrait au regard, en le faisant par un jeu de déplacement ». C’est bien entendu sur ce terrain que l’enseignement de la psychanalyse se révèle indispensable. Je ne citerai qu’un seul exemple relevé par Major de cette fétichisation du langage, nécessaire pour « colmater le clivage social que le malaise actuel de la civilisation ne fait qu'accentuer » : il tient justement à l’usage du mot « libido » qui « vient de faire son apparition dans le Code de procédure pénale » en France, permettant ainsi à un juge d’ordonner un « “traitement anti-libido” », mais sans pour autant préciser qu’« il s'agit de la libido d'objet et non de la libido narcissique ». Major voit avec raison dans ce détournement de sens un exemple éloquent de la façon dont le discours capitaliste actuel, alliant de manière redoutable l’économique, le politique et le cybernétique – homo oeconomicus et homo communicans : même optimisation des biens et services, même rapport instrumental au langage, simple, banal et évident –, « aura réussi l'exploit verbal de forclore le manque, de forclore, au sens psvchanalytique et juridique du verbe, ce qu'on nomme la “castration” comme cause du désir », réussissant ainsi « à la dénier et à la rejeter hors du champ symbolique du langage » – avec le hic majeur, cependant, qu’elle fasse ensuite retour dans le réel.
Au cœur de l'économie, l'inconscient vient à point nommé nous offrir d’autres ressources pour penser l’économie politique que nous sommes, au-dehors comme au-dedans, et pour résister à l’horrible vœu formulé par le président américain Herbert Clark Hoover de « transformer les gens en automates du bonheur ». Ce n’est sans doute pas un hasard si revient en certains points stratégiques du livre, telle une hantise ou sa Part maudite (belle lecture de Bataille également), une autre Amérique, celle des Sioux dans l’expérience du deuil, du don et du sacrifice, celle du potlach des tribus du Nord-Ouest canadien, ou encore celle des Iroquois qui mangeaient le cœur des jésuites pour incorporer leur courage. Comme le rappelle Major, le deuil n’est pas que mélancolique, les sacrifices et les fêtes peuvent aussi « coïncider au sein des sociétés », comme l’attestent les révolutions. L’économie est double, ambivalente et productrice de double bind, comme le souligne ce passage de Baudrillard auquel souscrit Major : « Les hommes au pouvoir ont un double problème : dans l'ordre politique, celui de l'exercer – dans l'ordre symbolique, celui de s'en débarrasser. C'est exactement comme pour l'argent : le problème économique est d'en gagner et de le faire fructifier, le problème symbolique est de s'en débarrasser à tout prix, d'écarter de soi cette malédiction. Et c'est une tâche presque impossible. » Alors, avoir ou être ? Ici encore, sans doute pas d’opposition simple, la subversion la plus forte restant sans conteste celle qui, contre le sens commun, « lie le donner à l'avoir » et entend, comme en amour, « donner ce qu'on n'a pas à quelqu'un qui ne l'est pas ».