On connaît Georges Zimra, psychanalyste et psychiatre qui exerce à Paris et a produit, depuis une douzaine d’années, un certain nombre d’ouvrages originaux qui s’appuient sur la psychanalyse, son histoire, sa théorie et sa pratique : La passion d'être deux (Toulouse, Erès, 1998), Freud, les Juifs, les Allemands (Toulouse, Erès, 2002), Pensez l'hétérogène (Paris, L’harmattan, 2007), Résister à la servitude (Paris, Berg International, 2009), Le Tourment de l'origine (Paris, Berg International, 2011), et une participation à un ouvrage collectif, Le Sacré cet obscur objet du désir ? (Paris, Albin Michel, 2009).

Ce qui caractérise les livres de Zimra, c’est, à mon avis, qu’ils sont plus des ouvrages d’anthropologie contemporaine qui intègrent, chacun en leur centre, l’apport socio-culturel et hautement “civilisationnel” de la psychanalyse, plus que des ouvrages de psychanalyse pure.

Est-ce pour cette raison qu’ils peuvent toucher un large public et faire passer quelque chose de l’importance de l’apport psychanalytique en contrepoint de ce qui le menace chaque jour un peu plus, le retour de la barbarie sous toutes ses formes aujourd’hui avérées… ?

Le dernier livre de Zimra, Les marchés de la folie, est de cette veine, encore. Nous assistons, lecteur, à un long plaidoyer serré, contre les assauts en règle de la mondialisation des marchés où l’humain est pris en flagrant délit.

Le sujet humain – son corps, en partie ou en entier, sa santé, son bien-être, sa folie, sa force de travail, ses amours, sa jouissance, ses humeurs, ses valeurs, ses désirs ou autres fantasmes, ses espoirs, ses idées et bien sûr, avant tout ses besoins…-, est comme l’objet, il se réduit à n’exister que comme tout objet, il s’achète et se vend pris qu’il est dans le grand tourbillon accéléré de la marchandisation où la valeur n’est plus que la valeur d’échange.

L’immense marché mondial généralisé, celui de la vision néolibérale a, dorénavant, réponse à tout, domine tout, écrase tout. La folie, elle-même n’est plus en tant que telle, simple dysfonctionnement à traiter, le marché de l’industrie pharmacologique y pourvoit, ou y pourvoira.

Le modèle c’est l’homme réduit, ramené à l‘automate du XVIIe siècle. “L’automate, par la répétition des gestes, illustre la production du corps rationnel, affirme sa relation avec le vivant, dans une opposition faite de liberté et de servitude. Liberté du fait que les mouvements sont mus par eux-mêmes, servitude du fait que l’homme ne peut entraver leur répétition.” (p. 13)

L’analyse de Zimra va passer en revue tout ce monde qui bascule dans le tout se vend, tout s’achète, tout se compte, donc en même temps rien ne compte vraiment, que l’unité de compte ! Mais tout ce qui peut alimenter le Marché compte !

L’amour, le sexe, la procréation, l’enfant, le mariage, le divorce, la mort, comme tous les objets des biens de consommation usuels et devenus classiques, nourriture, logement, électroménager, automobile, voyages, tout est ravalé sur le même plan du merchandising. Tout s’achète, tout se vend, un point et c’est tout. Et l’ensemble tourne de plus en plus vite, l’unité de temps comme unité de compte étant l’un des éléments essentiels du développement du néolibéralisme marchand. Time is money.

Les émotions aussi, porte ouverte à tout le champ d’exercice des psychothérapies ravies de nous adapter à ce monde : “Les émotions dans le monde capitaliste sont fondées sur un culte du narcissisme qui fait de chaque individu la seule valeur qui compte. Comment respecter à la fois la singularité de chacun avec les exigences de la production, souvent humiliantes, asservissantes, inhumaines ? Il convenait de passer d’un monde où la discipline, l’autorité, la hiérarchie réglait les rapports humains, à un monde où les émotions pénétraient dans l’entreprise.” (p. 102)

Tout ce qui se vend se compte, se numérise, s’évalue. Tout “trouble” (disorder) se répertorie, se comptabilise, se traite. On a aujourd’hui plus de sept milliards d’hommes “troubles”, à évaluer, traiter. Les maladies sont à vendre, une molécule reste à inventer pour chaque trouble, à moins qu’on invente une molécule pour y faire correspondre, inventer, produire le trouble qui lui correspondra en retour… Méthode privilégiée maintenant, comme on le sait, dans l’industrie pharmacologique, celle qui se consacre aux maladies dites mentales et produit à tour de bras des psychotropes, dont le changement d’emballage remplace le plus souvent une invention moléculaire qui tarde à venir.

Le cerveau se numérise aussi pour les besoins de la cause marchande. On déchiffre le génome dans cet unique but aujourd’hui : breveter, breveter et en tirer des Royalties. Breveter l’humain est à l’horizon de toutes les industries du monde occidental et pas seulement.

L’individu, comme la masse, c’est le marché. Moi, c’est moi, et rien d’autre. Le sujet, celui de la psychanalyse n’est plus nécessaire. Il était jusque-là un empêcheur de tourner en rond pour le commerce, la gestion, l’évaluation, la transformation de l’humain en unique consommateur. Il devient superflu, inutile, avantageusement remplacé par l’individu et son individualisme forcené. Réduit à son Moi. “Dis-moi ce qui te fait jouir, je te dirai qui tu es” comme consommateur.

Profilez, profilez, il en restera toujours quelque chose comme consommateur potentiel des objets de jouissance immédiate, renouvelable à l’infini !

Exit le désir ! Quand j’entends prononcer le mot “désir”, je me rue sur mon catalogue des jouissances à vendre sur internet et, j’achète, j’achète, j’achète ! On me livrera en plus à domicile pour que je ne perde pas de temps à sortir mes yeux ébahis et fascinés de l’écran de mon ordinateur, pour un nouvel achat d’un objet de jouissance auquel je n’aurais, sans cela, même pas pensé de moi-même…

Tout cela, c’est pour moi, parce que je le vaux bien !

Mon Moi est “moïque”, comme la Masse est “moïque”, plus de différence. Le sujet est une aberration qui doit avoir la décence de se taire, parce qu’il n’a plus cours. Aujourd’hui, le Moi est Roi. Le Roi. Il règne sans partage, le croit-il, soumis cependant à son insu au Marché qui le manipule sans vergogne.

Un mot d’ordre de l’idéologie et de la pratique planétaire du Merchandising généralisé : jouissez, c’est capital !

Et les deux mamelles de ce néo-système d’aliénation qui se présente sous le couvert d’une plus grande liberté, d’une plus grande autonomie de l’Homme individualisé, se réduisent à surveiller et vendre, Vendre et surveiller. Les deux font la paire. Caméras de surveillance en tous lieux, contrôles avant, pendant, après, portillons en tous genres, radars détecteurs de ceci et de cela, fichiers et croisements de fichiers nationaux, internationaux, etc.

Georges Zimra nous décrit, jusqu’à épuisement, jusqu’à la nausée parfois, un monde tel qu’il devient, tel qu’il est déjà devenu. Il est là, sous nos yeux, à notre porte, on y participe déjà sans trop le savoir, sous tous ses aspects qui se résument néanmoins à ce qui vient d’être énoncé : surveiller et vendre, l’un se présentant comme le corollaire de l’autre. Pas d’échappatoire ?

Si, dit Zimra, dans l’INCALCULABLE, face à ce tout calculable pour un tout contrôlable. Et l’incalculable, c’est le sujet ! Le sujet humain, tel que la psychanalyse l’aborde et le promeut, le sujet du désir, précisément, le sujet de l’inconscient, celui qui échappe au contrôle, au programme, à l’évaluation, à la prédiction. Celui qui fait toujours tout échouer, qui met des bâtons dans les roues et ne consent pas, n’accepte pas. Le sujet, aussi, mystérieux, de la folie toujours possible, du désir et de la liberté :

“La folie nous a en cela toujours précédé, elle parle une langue à nulle autre pareille qui traverse les brumes de l’esprit pour nous faire entendre l’impensé de notre condition, le tragique de la vie, la mort, le mystère de l’origine. La psychanalyse qui est par excellence un exercice du désir se trouve reléguée au profit des jouissances immédiates, supplantée par des solutions pragmatiques, adaptatives, conformistes. Elle reste pourtant l’unique havre pour penser la singularité d’une parole, d’un événement, dans un monde dévasté par le conformisme généralisé.” (p. 138)

On lira avec un effroi mesuré, et d’une seule traite s’il vous plaît, ce dernier ouvrage de Georges Zimra. Ouvrage enlevé, réquisitoire inquiétant parce que réaliste, mais espoir renouvelé s’il en fut, grâce à la psychanalyse, pour ceux à qui cette discipline de la singularité et du désir parle encore pour faire face à ce que Lacan n’appelait plus “le Monde”, mais l’Immonde” !

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Comments (1)

Les ouvrages de G. Zimra sont bien de la psychanalyse au sens des engagements analytiques de Freud lui-même sur la société. Il n'y a pas d'un côté la cure, la psychanalyse pure, et de l'autre la sociologie ou l'anthropologie. Comme le dit maintes fois Freud, comme le reprend Lacan,"L'inconscient c'est le collectif", il y a continuité des expressions de l'inconscient entre le sujet et le collectif. L'intérêt de la démarche de Zimra est de soutenir cette position de défricheur comme Freud l'a été.
Alain DENIAU Psychanalyste Cercle Freudien

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