Malaise dans la transmission

« Une enquête policière – Freud était un lecteur de Conan Doyle-, une saga familiale, une histoire d'amour et partant de haine ; quelle que soit la qualification retenue, on ne lâche pas ce récit à rebondissements, le déroulement énigmatique de la relation entre Freud et celui qui fut longtemps son disciple préféré, le « grand-vizir », le « paladin », le Hongrois Sandor Ferenczi ». C’est en ces termes que dans la Quinzaine Littéraire (16-31 Octobre 2012) Michel Plon présente le livre d’Yves Lugrin, psychanalyste, membre associé de la Société de Psychanalyse Freudienne.

L'argument de l’ouvrage est simple.

Sandor Ferenczi (Budapest) ne peut être un auteur classique parmi d'autres. Il est impardonnable (c'est ici une qualité) parce qu'il est le premier à poser à Freud la question la plus corrosive : celle des expériences intérieures qui l'ont fait inventeur de la psychanalyse plus que ... « un » psychanalyste parmi d’autres.

Si O. Mannoni a eu raison de parler de "l'analyse originelle" de Freud, n’aurait-il pas omis, se demande Yves Lugrin, de préciser que, justement parce que Fliess n'était pas analyste, cette analyse originelle est restée sans fin. Même s'il s’est retrouvé occuper à son insu la place de l’analyste, Fliess n’a pu en assumer la fonction, en particulier en fin de parcours, quand Freud, en position d’analysant, se sépare psychiquement de lui et advient à sa propre voie, celle d’un désir singulier qui l’expose à l’énigme du rêve.

Aussi, si ce dernier sait dans ses divers écrits transmettre les leçons de ce qu'il recueille de sa traversée de sa dépendance transférentielle à Fliess - soit la découverte de l'inconscient et la logique de ses manifestations-, il ne peut par contre "rien" transmettre de l'expérience «analytique» sauvage qui l'y a amené. Plus, en 1937, il souhaite toujours que rien n’en parvienne à la postérité.

Freud peut d’autant moins transmettre ce qui l’a fait passer à l’invention de la psychanalyse que, quand il se défait de sa sévère aliénation au savoir qu’il suppose à Fliess, il se retrouve très vite objet de la plainte paranoïaque de ce dernier qui l’accuse de plagiat et soutient qu’il lui a volé sa thèse fondamentale, celle de la bisexualité.

Il fait là une première expérience traumatique, celle de l’horizon paranoïaque potentiel des liens de production et de transmission de connaissances nouvelles ; à son plus grand dam, cette expérience allait se répéter. D'où le fait que pour lui la transmission ne soit pas d’emblée un enjeu analytique primordial, d'où les déconvenues répétées qu'il a à vivre sur la scène institutionnelle.

Cette éprouvante expérience qu’il voudrait pouvoir oublier, lui est pourtant rappelée et d’abord par le truchement de l'interpellation que, non sans maladresse, Ferenczi ne cessera plus de lui adresser sous de multiples formes : Quelle expérience intime vous a-t-elle « condamné » à cette découverte de l’inconscient ? Que s’est-il passé dans l’intimité partagée avec Fliess et sa triste conclusion ? Ne feriez-vous pas à votre tour une véritable analyse, avec moi s’il le faut ? Pourquoi, dans votre pratique de la cure, votre recul devant la considération du transfert négatif ? Pourquoi votre désintérêt pour la dimension « thérapeutique » de l’analyse ?

Irréductible aux découvertes que lui offraient jadis ces « bouches d’or » que sont les femmes hystériques, les premiers compagnons de route de Freud - tous des hommes - lui réservaient une sinistre leçon, celle du malaise dans la transmission, inévitable malaise que Ferenczi est ainsi venu incarner à ses yeux.

La question de la transmission et du devenir analyste devient alors et de plus en plus vivement le problème analytique majeur qu'elle est et reste aujourd’hui, cela par l’entremise du hongrois, quels que soient les excès et les errements de ce dernier.

Ferenczi n'est pas un analyste parmi d'autres, il est le premier "un-psychanalyste" véritable, et à ce titre fait "exception", comme par ailleurs Freud, inventeur de cette science nouvelle qu’est la psychanalyse. La rencontre heurtée du viennois et du hongrois, comme leur dialogue inachevé, est donc exceptionnelle qui nous passe la psychanalyse … et l’aporie de sa transmission. Roc de la transmission dont tout analyste doit répondre, et que tout groupement d’analyste se doit d’assumer.

Si l'argument du livre est simple, délibérément sa construction l’est moins.

Une construction baroque.

Yves Lugrin croise diverses correspondances entre Freud et ses hommes, et au travers de quatre Livres nous fait participer à leur vivant dialogue. Au long du livre nous cheminons ainsi avec ces pionniers qui deviennent vite des familiers, Freud, Ferenczi, mais aussi Rank, Jones, Eitingon et encore Jung et en amont, incontournable, Fliess.

L’auteur présente d’abord l’édifiante richesse du compagnonnage Freud Ferenczi 25 ans durant et son « échouage » final sur une impensable blessure d’amitié qui, pour lui, garde sa part obscure. Comment deux analystes solidairement pris dans un tel exemplaire et productif transfert de travail peuvent-ils, sur le tard, ne plus pouvoir se parler ? Et comment ce malentendu en vient-il à s’avérer étonnamment fécond ? C’est son énigme de départ développée dans le Livre I.

Dans un mouvement rétro-grédient (après-coup oblige) : Yves Lugrin essaye, à titre de fiction, d'éclairer l'épisode de Wiesbaden (1932) - à la lumière de l'affaire Rank (1924). À l’approche du XIIe Congrès International de Wiesbaden de 1932, la croisée de trois enjeux sensibles fait déchirure entre Vienne et Budapest : l’enjeu politique (le refus par Ferenczi de la Présidence de l’IPA, cela au titre de son opposition frontale aux ennemis de l’analyse laïque), l’enjeu transférentiel (ses liens passionnels à Freud, son maître, ami et analyste) et l’enjeu analytique (depuis quelques années il tente de penser analytiquement le devenir analyste, contestant de fait la notion d’un cursus de formation et celle d’analyse didactique, tel celui mis en œuvre à l’Institut de Berlin). Cette conjonction du « politique », du « transférentiel » et de « l’analytique » plonge la communauté freudienne dans le trouble et Freud en vient à condamner publiquement et brutalement l’intervention que Ferenczi s’apprête à soutenir au Congrès sur la Confusion de langues entre les adultes et l'enfant. L’auteur voit dans cet éclat terminal, la résurgence et l’aboutissement d’une crise - l'affaire Rank - qui en 1924 malmène le mouvement analytique, cela quand paraissent simultanément et Le traumatisme de la naissance d’O. Rank, et Perspectives de la psychanalyse, brûlot écrit à quatre mains par Rank et Ferenczi et que les tenants de l’Institut de Berlin récemment fondé reçoivent comme une rude dénonciation de leurs options institutionnelles. Les auteurs montrent implicitement combien les réponses institutionnelles agencées à Berlin reposent sur des principes classiques qui n’ont jamais été fondés analytiquement et qu’ils entendent désormais mettre sans concession au débat. Berlin crie au feu. Freud doit alors peser de tout son poids pour préserver la survie de l’IPA, sans réussir pour autant à parer au départ du fidèle Rank qui en 1926 quitte définitivement la communauté freudienne. Si les critiques se concentrent sur l’impétueux Rank, Ferenczi, qui ne peut se séparer de Freud, n’est pas épargné, recevant quelques années plus tard à Wiesbaden le plus cruel et impensable désaveu. C’est le vif du Livre II.

Cet éclairage par l’affaire Rank (1924) ne dissipant pas l’énigme de l’épisode de Wiesbaden (1932), Yves Lugrin en vient ensuite à renvoyer la violence de ce dernier heurt, au malentendu foncier et inaugural qui s'introduit très tôt sinon d’emblée entre les deux hommes. Il en situe le contexte : le malaise "institutionnel" qui secoue Freud entre (1902 et 1912) quand il découvre l’aporie dont relève l’institutionnalisation de la psychanalyse dont la nécessité - politique - s’impose pourtant à lui. La Société du mercredi le déçoit. Il ne trouve pas en ses collègues ces hommes épris de vérité dont il a besoin pour poursuivre son œuvre inachevable. La création de l’IPA en 1910 ne résout rien et s’avère vite calamiteuse. Son premier Président, C. Jung - l’éminent psychiatre de Zurich, le goy bienvenu - déçoit les espérances misées sur lui par Freud qui voyait en lui son héritier. Le Comité secret mis en place en 1912 ne résistera pas à son tour et plus tard à ces sauvages effets de prestance et de groupe.

Leçon plus redoutable encore, l’intime en qui Freud dit trouver un homme qui à lui seul vaut une institution, Ferenczi donc, à la faveur de l'incident de Palerme (1910), lui signifie très tôt que la collaboration entre analystes et la formation qui en découle ne peuvent se réduire à un enseignement maitre-élève. Ferenczi déconcerte Freud quand il le questionne sur l’expérience effective (son transfert passionnel sur la personne de W. Fliess) qui lui permet de dire qu’il a réussi là où le paranoïaque échoue. Ferenczi trouble encore Freud quand il lui renvoie que la disposition préalable de « l’homme épris de vérité » certes nécessaire, ne saurait suffire à faire d’un collègue ouvert à l’analyse un analyste. Le viennois recule d’ailleurs un instant quand son ami, en 1914 et 1916 lui adresse une demande d’analyse approfondie. Ferenczi par la suite ne cessera plus d’interroger l’implication de l’analyste - son désir d’analyste - dans l’acte qui est le sien et de questionner la fin de l’analyse, en particulier celle de l’analyse du futur analyste. C’est là l’objet du Livre III.

Au coeur de tout cela, étrangement insistant au fil de ces trois premiers livres : le spectre de "la belle paranoïa" de Fliess (1904-1906). Notre collègue essaye d'en restituer les ressorts, en en faisant une paranoïa de transfert, dont il repère les prémisses dans l'épreuve de Breslau (1897) qui scande la grande année où Freud se sépare psychiquement de son aliénation transférentielle à la supposée scientificité de Fliess. À cette date et malgré une sévère alerte, Freud garde encore une part de son aveugle croyance dans les folles thèses « numérologiques » de son ami qu’il encourage fermement à poursuivre, cela alors même que depuis juillet 1895 il poursuit, discrètement et en solitaire, l’investigation d’une nouvelle voie, celle de l’élucidation des rêves et du rêver. Or, à Breslau et même s’il ne peut le lui dire haut et fort, Freud ne peut plus suivre Fliess qui veut l’initier à sa théorie de la Bisexualité-Bilatéralité. Quelques années plus tard, Fliess prendra appui sur cette lointaine épreuve de Breslau pour construire sa thèse paranoïaque d’un Freud plagiaire, voleur de son idée de la bisexualité. Le Livre IV retrace quelques méandres de cette aventure transférentielle dont Freud réussira à s’extirper, sans plus vouloir savoir ou faire savoir par où il était passé en cette expérience dont Ferenczi espérait être enseigné. Il faudra du temps encore pour que les analystes réalisent que, comme tout analysant, aucun d’entre eux ne peut faire l’économie d’un tel passage par « la fournaise du transfert » et de l’invention de ses propres voies de sortie.

Ce parcours textuel mené avec passion et qui se lit tel un captivant feuilleton, contribue-t-il à éclairer la réticence de Freud à l'endroit des transferts de ses élèves, et ensuite ses vues « limitées » : sur la fin de l'analyse et/ou sur l'analyse didactique? Questions fondamentales auxquelles Ferenczi aura eu le mérite de ne pas se dérober, quitte à le payer cher, comme Freud en son temps quand il invite les humains à penser et à vivre « avec » l’inconscient. Tous deux exemplaires.

On le devine, ce livre qui bouscule notre roman familial de psychanalystes, n'est pas un ouvrage de plus sur la vie et l'oeuvre de Ferenczi. Plutôt donne-t-il joyeusement à penser que la psychanalyse que certains tiennent pour moribonde, au contraire « n’en finit pas de naître ».

Comments (1)

Livre passionnant plein de vitalité sur cette histoire que nous sommes toujours prêts à oublier.