L'ingérence divine I

et l’histoire

Prado de Oliveira

novembre 2012

à propos de Prisonniers du grand Autre, Jean Allouch Paris, EPEL, 2012

Régimes d'historicité. Présentisme et expériences du temps, François Hartog

Paris, Seuil, 2003 et 2012

False Self. The Life of Masud Khan, Linda Hopkins Londres, Karnac, 2006, à paraître en français

chez Ithaque

Lectures et portraits, Donald Woods Winnicott

Paris, Gallimard, 2012

Adversus Heidegger. Dérapages de la pensée sur un chemin forestier, Oriane d’Ontalgie

Paris, L’Unebévue Éditeur, 2012

Note : dans cette série d'ouvrages, seul le premier est éligible au titre du prix oedipe 2013 LLV<br>

Cette année 2012 nous a apporté une moisson de livres très utiles et parfois impressionnants, dans leur diversité et dans leur qualité. Certains sont poignants et nous laissent une impression de drame inévitable, d’autres sont encourageants et nous stimulent.

De la pensée de Lacan, des statistiques et de l’histoire

Les Prisonniers du grand Autre, de Jean Allouch est un livre impressionnant : Lacan, a-t-il été religieux, partageant la religiosité de son frère Marc-François ? « A-t-il ensuite délaissé cette position ? Quand ? Et, s’il en est ainsi, avec quel(s) reste(s) ? » (59-601). Jean Allouch est psychanalyste membre et fondateur de l’École lacanienne de psychanalyse, animateur d’une des plus créatrices revues de psychanalyse ayant existé sur le marché parisien, Littoral, dont chaque numéro est une perle rare. Il est l’auteur de nombreux livres, dont le très important Marguerite ou l'Aimée de Lacan, avec une postface de Didier Anzieu, paru chez EPEL en 1990. La postface montre la portée d’analyse par correspondance de ce livre, en ceci qu’il induit une saisissante expérience auto-analytique d’Anzieu, génératrice de catharsis, pour lui-même et pour lecteur. Ceux qui ne l’ont pas encore lu devraient le lire.

Au long des années, Allouch s’est révélé un des plus fructueux auteurs de la constellation lacanienne. Un des plus rigoureux aussi. Pas de langue de bois, avec lui, un des rares à vraiment étudier Lacan, à le faire travailler, à croiser sa lecture avec celle d’autres auteurs, à le situer par rapport à Freud et au mouvement psychanalytique. Allouch peut être prolixe.

Son livre en discussion est le premier d’une trilogie, dont les deux suivants, promis pour 2013, sont Schreber théologien et Une femme sans au-delà. Les trois livres de cette trilogie portent comme sous-titre L'ingérence divine. Vaste aventure.

Allouch ne commence pas par un relevé aussi étendu que possible des incidences du terme Autre dans l’œuvre de Jacques Lacan. J’ai essayé de le faire, autrefois2. Sans les ressources de l’informatique, c’était une tâche plutôt ardue. Plus tard, je l’ai fait pour mon compte personnel, à l’aide de l’informatique. Les différentes définitions proposées par Lacan pour ce concept remplissent plus d’une dizaine de pages. Autre, « lieu de questionnement », « pur sujet de la moderne stratégie des jeux », « lieu du trésor du signifiant », « Autre radical, celui de la huitième ou neuvième hypothèse de Parménide », lieu d’où revient au sujet son message sous une forme inversée, Autre maternel, de la Loi, et ainsi de suite. Autant dire que ce n’est pas un concept. Terme fertile, sans doute. Imprécis, certainement. Problématique dans son application clinique, sans doute.

Chacune des propositions de Lacan pourraient constituer un fil rouge à travers le périple de l’Autre. Allouch en choisit deux : celle qui rapproche l’Autre et Dieu, celle qui ramène l’Autre au féminin. Ce sont des équivalences centrales pour Lacan, parmi les plus fertiles, mais elles n’épuisent pas le champ des possibles du terme. Allouch les discute, avant de passer à la discussion de trois auteurs : Jean-Luc Marion, Jean-Christophe Bailly et Pier Paolo Pasolini. Surprenant ? Allouch est souvent surprenant, parfois déconcertant, toujours créatif.

Pourquoi Marion ? Parce que Allouch pense que quand « le catholicisme s’empare d’une question… », c’est « preuve de son importance, du fait qu’elle habite les esprits, quand bien même ces derniers ne s’en seraient pas (encore) avisés » (100). C’est « à ses yeux », mais cela s’applique très bien à Jacques Lacan et son école. Allouch rappelle les faits : « Très tôt, une des pointes spirituellement et intellectuellement avancées du catholicisme – la Compagnie de Jésus, pour ne point la nommer – fut là, présente, attentive, active, prête à faire ce qu’il fallait pour que l’Église catholique, apostolique et romaine, … au prix de quelques ajustements, puisse, détournant le danger, perdurer dans les siècles des siècles. Et comment ne pas tenir compte de ce fait que Jacques Lacan fut (et reste) publié chez un éditeur alors notoirement catholique. Là aussi, il s’agissait d’avoir Lacan à l’œil, de ne pas laisser cette dangereuse percée d’une inédite spiritualité innaccessible à une récupération catholique. Personne, d’ailleurs, n’a jusqu’à présent étudié le rapport de Lacan au catholicisme, et l’on entend ni ne lit, à ce propos, que des opinions » (100-101).

Plus tard, une note le signale, Lacan a tenu à demander au pape l’annulation de son mariage, a tenu à le rencontrer en personne et lui a envoyé ses Écrits. Au-delà de la religiosité dont est empreinte la pensée de Lacan, c’est la pensée française du 20ème siècle qui est fortement religieuse. Ne voit-on pas la religiosité des pensées de Sartre, Camus ou Althusser ? C’est dommage ! Les « concepts » d’autre ou d’Autre, précédent Lacan de longtemps. Ils appartiennent de part en part à la pensée française du siècle dernier. Le personnalisme les utilise avec fréquence. Munier et Nédoncelle les articulent sans cesse. Si les psychanalystes et même l’Encyclopédie ont oublié ces sources de la psychanalyse lacanienne, cela relève plutôt de leur refoulement de leur histoire. Le long détour que fait Allouch par quelques travaux de Marion ne semble pas éclairer ces points. Si Lacan avait eu son entretien avec le pape, sa pensée n’aurait pas plus été empreinte de catholicisme ou de théologie, comme le montre Allouch, en nous proposant un utile rappel des auteurs qui ont précédé Nietzsche dans l’annonce de la mort de Dieu (102-103) et en nous proposant de facéties qui confondent Sade et Sollers (110-111). Dommage qu’Allouch considère « …ou pire » (109) comme un concept, sans le démontrer. Quel intérêt ? Et que dire des digressions de et sur Bailly, incapable de considérer autrement le capital que comme « une agitation » (132) ? Cela en aurait été une assez catastrophique, provoquant des milliards de morts durant plusieurs siècles, mettant le vivant sous la coupe du mort. Le capitalisme est le seul régime, pour employer des jeux d’esprit qu’Allouch semble affectionner, où Dead can dance. Les gens, qui ne prennent pas le capitalisme ou le capital au sérieux sont compliqués.

De même, la discussion sur « le sens de l’histoire » est plus qu’oisive et certainement datée. Dire que l’histoire « n’a pas de sens », revient à dire quoi exactement ? L’histoire a des sens, divers, multiples, contradictoires, qui s’annulent ou s’articulent. Nous pouvons ici rappeler Lacan. La femme n’existe pas, certes, mais des femmes, si ! C’est un rappel enrichissant. Lacan parfois critique le romantisme et le catholicisme.

Allouch termine son livre par la présentation d’un document rarissime dans l’univers psychanalytique : un tableau statistique du « Total des occurrences dans le séminaire de Jacques Lacan des “inutiles” : Dieu sait/Dieu merci/Mon Dieu/Bon Dieu » suivi d’une « Présentation graphique du tableau précédent ». Il est précisé par ailleurs que dans tel séminaire « Grand Dieu », « Dieu soit loué » et « Foutre de nom de Dieu » ont été négligés.

En quoi les tableaux statistiques sont-ils utiles aux lectures des psychanalystes ? En ceci qu’ils évitent les discussions inutiles, les « Jacques-a-dit », les imprécisions. Ou bien la psychanalyse est une expérience scientifique ou elle ne l’est pas et, dans ce cas, elle relève d’une nouvelle religion, où le nom de Dieu a été remplacé par ceux d’inconscient, de sexualité, d’Autre ou autre, et dont les prières s’organisent autour des mots de forclusion, de nom-du-père, d’identification projective, de projection, du purement analytique et autres insaisissables.

Nous apprenons avec Allouch que le séminaire où Lacan fait le plus souvent appel à Dieu est celui qui porte sur l’objet de la psychanalyse suivi par ceux sur la logique du fantasme, sur le transfert et par celui qui porte le titre de D'un Autre à l'autre. Nous ne savons pas, en revanche, si Lacan utilise son saint nom en vain, ou si c’est pour le dénigrer ou pour demander son secours.

Les tableaux statistiques peuvent comporter des mesures d’analyse de qualité. C’est simple de les inclure. C’est dommage qu’elles y manquent. Mais, enfin, cette une première dans le monde de la psychanalyse, qui mérite d’être saluée.

C’est dommage encore qu’après avoir proclamé la fin de l’histoire-récit, Allouch n’ait rien d’autre à proposer à sa place. C’est qu’il n’est pas plus historien qu’il n’est statisticien, au fond. S’il l’avait été, il n’aurait pas laissé échapper l’analyse de qualité du discours de Lacan.

Différentes notions et styles d’histoire

S’il avait été historien Allouch aurait été attentif au beau livre de François Hartog, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales et auteurs de nombreux autres livres, dont celui que j’aime le plus vu son affinité avec mon histoire personnelle, Mémoire d'Ulysse, récits sur la frontière en Grèce ancienne, paru chez Gallimard en 1996. Il suffit d’enlever la Grèce ancienne et mettre à la place Brésil, pour que je m’y retrouve tout à fait. C’est aussi une expérience d’analyse par correspondance. Dommage que Freud n’ait pas inventé un « complexe d’Ulysse », qui devrait bien s’accorder à sa version du drame d’Œdipe. Molly Bloom, dans l’Ulysse, de James Joyce, s’interroge bien – « Pourquoi tous les hommes ne cessent de vouloir revenir là d’où ils sont partis ? »

Dans Régimes d'historicité, comme Allouch, Hartog traite de la fin de l’histoire-récit, mais il précise que c’est du récit-du-grand-homme qu’il s’agît et non pas du récit en général, ce qui serait impossible. Le régime héroïque est remplacé par la méditation chrétienne, elle-même remplacée par le régime moderne du récit historique, où la psychanalyse vient se greffer, pouvons-nous ajouter. La psychanalyse vient greffer le passé sur le présent. Il n’est pas sûr qu’elle ne soit pas une poursuite du temps de la méditation chrétienne dans la temporalité moderne. C’est passionnant.

Dommage qu’Hartog se laisse aller trop longtemps à traiter du patrimoine et qu’il néglige la surdétermination, le matérialisme historique et les difficultés de faire le récit d’une histoire surdéterminée. Surdétermination est un des très rares concepts de Freud que lui appartiennent entièrement. Sauf à faire appel aux techniques de communication les plus contemporaines, un récit existe toujours et son changement de régime n’implique ni sa disparition, ni celle de la chronologie. Hartog pourtant examine bien les régimes du temps et traite des différences entre le temps long et le temps présent, du temps qui s’effondre et disparaît. Nous aurions intérêt ici à nous rapporter à Didier Anzieu, à Giorgio Agambem ou à Paul Virilio, qui traitent de cette même question de manière très enrichissante.

Une histoire particulièrement douloureuse

L’absence d’un récit qui puisse exposer la surdétermination de l’histoire est particulièrement douloureuse dans le récit de l’histoire d’un « grand homme », Masud Khan, qui en fait, implique l’histoire d’un groupe analytique, à un moment où la psychanalyse est une affaire des people, ce qu’elle a continué à être longtemps encore.

Linda Hopkins nous donne un livre passionnant, qui se lit comme un roman. Son personnage est romanesque. Je l’ai lu quasiment d’une seule traite.

L’histoire de Masud Khan est passionnante elle aussi. Membre titulaire de la Société Britannique de Psychanalyse, Khan est un menteur compulsif, alcoolique au plus haut degré (il boit une bouteille et demie de whisky par jour, auxquelles s’ajoutent probablement d’autres boissons), pervers qui prétend garder des relations sexuelles avec ses patientes pour leur bien, et il est connu comme un excellent analyste. Ce sont des choses qui arrivent. Après son entretien d’admission à la Société Britannique, Khan assiste à une trentaine de représentations du Roi Lear, en série, les unes le lendemain des autres. C’est très préoccupant.

Khan fait vraiment beaucoup de mal autour de lui, mais ne manque pas de faire aussi vraiment du bien. Il écrit de livres et articles remarquables. Surtout, il rewrite tout ce que Winnicott écrit. Cela arrive !

Khan a été pendant un nombre indéterminé d’années en analyse avec Winnicott. Avec qui a-t-il été en supervision ? Ce n’est pas clair ! Les règles de cette institution peuvent être contournées ? Elles deviendront rigides, au moins pendant un certain temps. Au fond, les règles rigides, ce n’est pas British. En tout cas, l’activité du psychanalyste est intimement liée à l’institution où il se forme, qui le contient et qui lui procure un étayage pour qu’il puisse faire face aux orages des patients.

Khan a occupé les plus hautes fonctions de l’appareil institutionnel de l’Association Psychanalytique Internationale, avant d’en être expulsé. Son expulsion est une manière de se débarrasser d’un problème, ce n’est pas une manière de résoudre ce problème et encore moins d’y penser.

Khan a été l’ami des plus grands. En France, d’André Green, de Jean-Bertrand Pontalis, de Victor Smirnoff, de Wladimir Granoff et d’autres. Cherchez l’erreur ! Personne n’a jamais rien vu venir, sauf peut-être Granoff, qui le trahit plutôt que de comprendre, à travers un acte manqué. C’est un épisode qui a coûte relativement cher à Khan et qui n’est pas glorieux pour Granoff. Trahir le traître peut mériter pardon, sinon honte et repentance.

Il arrive au livre d’Hopkins d’être lassant, parce que Masud Khan est assez ennuyeux en fin de compte, comme souvent les alcooliques. Il change de femme comme de chemise, à chaque fois il prétend que c’est le plus grand amour de sa vie ! Le dernier jour de l’année, il jure qu’il ne boira plus, cela tient une semaine. Il ne se lave pas à l’eau et au savon, mais se frotte avec du parfum, cela fait bizarre, il s’en vante. Ses phobies l’empêchent de rester seul dans des hôtels, il s’en vante également. Il trahit ses amis en leur jurant fidélité éternelle. Et ils le croient, car ils se sentent particuliers. Nous ne savons plus, au fur et à mesure, quelle femme il fréquente, ni laquelle il trahit, tellement elles s’amoncellent, pour des périodes très courtes. Nous ne savons pas comment comprendre ces amis qui ne voient jamais rien venir, aucun d’entre eux. C’en est trop !

L’auteur prétend que Khan était un homme grand, mais elle ne donne jamais sa taille et il est impossible de la trouver sur le net, alors que celle de Freud y figure (1m72). Sur ses photos, Khan n’a pas l’air si robuste. Il a l’air gros, comme les alcooliques peuvent l’être, plutôt enflé. Il était souvent odieux avec les gens socialement fragiles, ou en situation de l’être, et courtisan avec les gens socialement forts. Ce n’est pas rare. Ce n’est pas sympathique. On peut être un bon analyste et ne pas être sympathique, cela arrive.

La distinction entre faux et vrai self, si elle peut être utile comme description sommaire, est loin d’être explicative. Où sont le vrai et le faux, avec quiconque ? Où étaient le vrai ou le faux Winnicott ? Et avec Khan, était-il le vrai Paki ou le faux Londonien ?

Il ne suffit pas d’être Pakistanais ou Indien immigré à Londres, remplaçant Lahore par Paris, pour être traumatisé et fou. Il faut bien plus que cela. Il ne suffit pas d’accueillir un tel personnage pour ne pas être raciste. Il se peut que ce soit le contraire ! « Laissons-le se détruire, pour qu’il comprenne “qu’on ne devient pas”, “jamais”, Britannique ! » C’est la leçon de Sir Laurence Oliver à Michael Caine dans Sleuth, le Limier, filme de Kenneth Branagh à partir d’un scénario magnifique d’Harold Pinter, sorti en 1972. Peut-être Masud Khan l’a vu ? Winnicott fait avec Masud Khan comme la reine d’Angleterre qui encourage l’ambassadeur africain à boire l’eau de rinçage des doigts, et qui le suit, en en faisant autant. Cela ne veut pas dire qu’elle le méprise moins ou qu’elle soit moins raciste. Au contraire !

Khan abuse trop des superlatifs dans ses écrits intimes, ses discours, ses déclarations. Il n’est pas le seul. Freud en fait autant : trop de persécution, trop de rejet, trop ! Cela aurait suffit à fonder un diagnostic d’hystérie. Derrière une hystérie se cache une schizophrénie, me suggérait Didier Anzieu lors de notre supervision. L’hystérique séduit, avant que cela ne devienne destruction.

Dommage que Linda Hopkins n’utilise pas la juxtaposition des temps comme critère et grille d’analyse. Souvent, nous nous confondons dans la temporalité de son récit et dans l’enchevêtrement des aventures de Masud Khan. Hopkins semble considérer que Masud Khan réfléchissait à sa vie, alors que tout ce qu’elle décrit montre un homme incapable de réfléchir. Hopkins aurait pu questionner de manière plus incisive et explicite l’analyse conduite par Winnicott auprès de Masud Khan et le rôle de l’institution psychanalytique. Car il est évident que rien de cela ne se passe sans eux, notamment Winnicott. Réfléchissait-il Winnicott ? Ou se vengeait-il de sa perception que son patient, Khan, le méprisait et le considérait souvent comme un nain impuissant ? Étaient-ils enfermés, ces deux hommes, dans un système psychotique, où chacun encensait l’autre tout en le méprisant en cachette ? Khan semble avoir été un symptôme de la Société Britannique de Psychanalyse. Symptôme non résolu, mais refoulé par l’expulsion.

Quand les constructions théoriques remplacent l’analyse

La notion de surdétermination donne du monde une vision tridimensionnelle et le rend stéréophonique. Sauf quand le monde est plat et monocorde, comme semble l’être le monde des constructions théoriques qui réfléchissent pauvrement les réalités vivantes de l’analyse. C’est souvent le cas avec quelques auteurs majeurs de l’analyse dans les dernières vingt années du siècle dernier. C’est le cas parfois de Winnicott, tel qu’il apparait dans Lectures et portraits, publiés par Gallimard en 2012, qui réunit une vingtaine d’années de ses écrits sur des analystes qui lui ont été contemporains.

Ce livre est desservi par quatre éléments. D’abord, sans Khan, le style de Winnicott est le plus souvent épouvantable. Il se répète, est redondant, semble ne pas savoir quoi écrire, est vide de sens. « Regardons-le en face – Winnicott n’était pas un bon écrivain. Sans Masud Khan, DWW n’aurait pas bénéficié de ses innovations3. » Ensuite, la traduction est aussi mauvaise que le style de Winnicott — comme si les mauvaises traductions étaient devenues la règle des psychanalystes français, qui traduisent trop vite pour essayer de rattraper leurs retards. Enfin, le traducteur de ce livre se sent dans l’obligation d’écrire une introduction à chacun des articles qu’il traduit, ce qui alourdi la version française du livre.

Ce qui semble définitif, pourtant, est le style le plus souvent people de Winnicott. Il écrit comme s’il s’agissait de la section commérage des journaux de gare du patelin, sans talent portraitiste, sans profondeur d’analyse ni perception historique des personnages qu’il dépeint. Bref, Winnicott n’est pas Balzac. Il n’est même pas un écrivain, ce que Masud Khan était.

Le style de Winnicott et de Khan — et la vie de Khan —montrent à quel point la psychanalyse a été prise dans le swinging London et comment des psychanalystes se sont perçus en tant que vedettes, voire des pin-up analysts. Il est intéressant que cela puisse prendre fin.

Nous pouvons comprendre que si Winnicott a analysé Masud Khan avec la même superficialité qu’il étudie la vie d’Ernest Jones ou de Melanie Klein, parmi tant d’autres, il s’est plutôt servi de Khan comme d’un boy pakistanais connaissant assez d’anglais pour réécrire ses textes. Rétrospectivement, il devient évident que les textes de Khan ont été réécrits en français par ses éditeurs et amis de France. Cela s’appelle sublimation. Ce sont des occasions où la littérature rend aveugle.

La folie de Khan est inséparable du style et de la théorie de Winnicott, au moins en quatre sens : d’abord, Winnicott a pu créer une contenance utile à Khan, en lui invitant à réécrire ses textes et en lui proposant une théorie ; ensuite, il a pu inventer cette sorte de théorie que faisait Khan croire qu’il comprenait ce dont il souffrait, à savoir cette histoire à dormir débout du faux et du vrai self ; et, enfin, quelque chose de bien plus grave : il y avait chez Winnicott une sorte de perversion qui consistait à faire des éloges pour ensuite dénigrer. C’est exactement ce qu’il fait dans son analyse de Jung dans le livre en question, Lectures et portraits. Winnicott considère impératif de lire le livre de Jung, mais seulement les trois premiers chapitres. Il considère le livre de Jung magnifique, essentiel à tout analyste, sincère, véritable, profond, révélateur de comment un analyste se trompe complètement. Cela a été le cas de son analyse de Masud Khan, qui, au fond, a équivalu à un très long gonflement de deux narcissismes, sans qu’aucun travail analytique véritable ne se produise, d’après ce que nous comprenons dans le livre de Linda Hopkins.

Une analyse se serait produite et la folie de Khan n’aurait pas à nouveau flambé après la mort de Winnicott. Winnicott fait avec Masud Khan comme la reine d’Angleterre qui encourage l’ambassadeur africain à boire l’eau de rinçage des doigts, et qui le suit, en en faisant autant. Ce qui est vraiment important n’est pas l’eau pour rincer les doigts, mais les puits de pétrole derrière l’ambassadeur. Toutes les histoires racontées par Khan au sujet de son passé en Inde ou au Pakistan font manifestement partie de ses fabulations. Il suffit de connaître un peu l’histoire de ces deux pays pour le comprendre. Pendant le XXème siècle cette histoire a été assez chaotique. Si jamais le père de Khan s’est enrichi, cet enrichissement a eu des sombres raisons. Nous sommes loin de l’histoire héroïque et pluri centenaire décrite par Khan.

Brèves sur le lien entre psychanalyse et politique

Linda Hopkins répète à deux reprises dans son livre que Masud Khan ne comprenait simplement pas ce que le mot de politique signifiait. Masud Khan lui-même affirme que la douleur des peuples et des masses lui était indifférente comparée à ce qu’un seul individu peut éprouver. C’est bien triste ! Freud se déclarait plutôt un homme de centre droit. Les psychanalystes se prétendent apolitiques et nous savons que l’apolitisme est une position plutôt de droite. Rickman, Bowlby et Bion pourtant ont été des héros britanniques de la Deuxième Guerre Mondiale, Federn et Erich Fromm ont beaucoup luté pour établir entre communisme et psychanalyse un lien innovateur. Il fut un temps où Lacan faisait l’éloge des psychanalystes britanniques en temps de guerre. Et, tout compte fait, il y a eu bien de choses révolutionnaires dans la psychanalyse au-delà des positions politiques de Freud. Une des démarches révolutionnaires de la psychanalyse, ce sur quoi Freud insistait contre Rank par exemple, et que nous pouvons garder encore aujourd’hui, est l’importance de l’histoire et l’impératif de la reconstruire au cours de l’analyse.

Si l’analyse de Masud Khan par Winnicott a été inefficace est qu’en aucun moment l’histoire de Khan a été reconstruite. Comment un analyste aussi fin que Winnicott a-t-il pu se laisser berner par Khan. Sans doute la théorie du faux et du vrai self n’est pas à l’hauteur de la théorie de l’objet et de l’espace transitionnel. Il arrive que des théories se court-circuitent. Même le meilleur analyste peut se laisser séduire et peut s’endormir sur ses lauriers.

Khan se vante de son histoire : vingt-cinq mil paysans, deux cents chambres, un domaine aussi vaste que l’Angleterre, une lignée de six siècles, rien de tout cela n’est de l’histoire ni de l’Inde, ni de ce coin du monde d’où Khan venait, ni de sa famille. Ici ou là, nous avons des séries de flashes : quelques souvenirs d’enfance, une crise épileptique de sa mère, par exemple.

Khan pourtant a eu un père éminemment transgressif, qui n’a pas hésité à transgresser l’ordre des générations pour l’avantager, raconte-t-il. Quel ordre ne transgresserait-il pas, celui qui transgresse l’ordre des générations ? Et qui ne respecte pas l’ordre de la parole, comme le fait si souvent Khan ? Nous ne devrions pas penser que les diverses transgressions sexuelles de Khan jaillissent de lui comme des puits de pétrole dans le désert. Elles doivent s’inscrire dans une histoire de transgressions courant au long des générations.

Au sujet de l’ordre de la parole, d’une importance capitale, il est important de mentionner le beau livre d’Oriane d’Ontalgie, Adversus Heidegger : Dérapages de la pensée sur un chemin forestier, publié par les Cahiers de l'Unebévue en 2012.

Nous connaissons largement aujourd'hui la catastrophe d'une pensée, grâce aux travaux inauguraux de Victor Farias, Heidegger et le nazisme, publiés en 1987. Emmanuel Faye les a poursuivi en 2005, avec son Heidegger, l'introduction du nazisme dans la philosophie : Autour des séminaires inédits de 1933-1935. Ontalgie prend le relais avec son livre qui montre comment Heidegger triche en permanence, comment en permanence il dérape. Il trahit aussi : il trahit Husserl, en se prétendant phénoménologue ; il trahit Parménide, en prétendant reprendre la question de l'être ; il trahit Kierkegaard, avec le thème de la répétition ; il trahit Hölderlin, en faisant appel à la poésie pour soutenir sa philosophie. Heidegger correspond à une prétention de la trahison à la légitimation. Si une légitimité de la trahison peut exister, encore faut-il la fonder.

Il est intéressant pour conclure, de nous rappeler cette intervention de Freud à la Société psychanalytique de Vienne, le 3 mars 1909, dans une conférence dont le titre était « Le mot et la pensée ». Il dit :

« La question qui se pose est donc de savoir si les processus ont lieu dans d'autres domaines que dans le choix des mots ou si le champ de bataille est antérieur à cela, ou encore si la lutte a lieu tout au long du chemin. Le mode d'expression porte alors la marque de toutes ces caractéristiques de la lutte. Un certain nombre de névrosés peuvent être clairement reconnus à leur façon de parler. »

Pour conclure, il ajoute : « Pour l’instant, nous pouvons seulement supposer que la clé du problème se trouve dans la représentation de mot

Les premiers psychanalystes. Minutes de la Société psychanalytique de Vienne, II, 1908-1910 (1967), Paris, Gallimard, 1978, traduction N. Bakman, pp. 166-167.

. » Chacun des auteurs discutés ici semblent pouvoir être abordés, devoir même être abordés, en suivant cette intuition de Freud.
  • 1.

    Entre parenthèses figurent les numéros de page du livre discuté à laquelle renvoie la citation.

  • 2.

    Voir mon « Autre », Esquisses psychanalytiques, n° 9, Printemps 1988, pp. 139–146.

  • 3.

    L. Hopkins, False Self. The Life of Masud Khan, Londres, Karnac, 200, p. 142 et note 34. Remarquons le caractère assez insupportable de la manière anglo-saxonne de faire figurer les notes de bas de page en fin de volume, sans distinction de chapitre, toutes mêlées, comme si ces notes n’étaient bonnes que pour la poubelle, alors qu’elles sont essentielles à la compréhension du texte.