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La dignité de penser, Roland Gori
La dignité de penser. Le titre du dernier livre de Roland Gori, résonne après lecture comme un véritable aphorisme que l'on peut prendre le temps de « ruminer »1. Le propos défendu est rigoureux et précis, il ne cède en rien à l'esprit critique ni à l'analyse et s'offre comme un récit ouvert, incitant à la conquête de ce qui conditionne et restaure la dignité de l'homme au cœur de la pensée, comme de la cité. Il faut recommander la lecture de ce court essai vif et énergique qui nous éclaire sur la « vision du monde » à laquelle nous sommes tous contraints de nous référer aujourd'hui. Livre actuel et intempestif qui donne à penser à propos des enjeux anthropologiques liés à l'activité de penser.
Voilà quelques années déjà que le travail de Roland Gori permet d’aiguiser notre perception du malaise contemporain. L’heuristique des thèses dégagées dans ses travaux précédents, dans le champ de la psychanalyse, et plus largement dans ceux de la santé et de la recherche, a permis de dégager une problématique centrale qui s’avère être un véritable opérateur pour penser notre condition contemporaine. Ce qui s’exprime en ce sens dans le mouvement des indignés rencontre ce qui a structuré l’initiative de l’appel des appels : la constatation que la marchandisation de l'existence produit dans tous les domaines de la vie de l'homme les mêmes souffrances et aberrations structurelles. Or, l’indignation n’est en rien résignation, c’est ce que montre clairement l’essai, en appuyant ses thèses sur de fines analyses de ce qui organise et enraye nos existences aujourd’hui. L’acuité du livre de Roland Gori provient ainsi de son actualité, il fait événement, si on l’entend aux antipodes de son acception médiatique. Le récit de ce livre produit un effet de ponctuation en tant qu’il s’inscrit dans une méthodologie où le retour sur soi est à chaque page requis. Ce livre parle de l’inquiétant au cœur de ce familier contexte où se jouent nos existences ; il pointe la matrice actuelle, celle qui enferme la pensée dans le carcan des nouvelles technologies de l’information et de la communication imposé comme principe normatif. La réduction de la parole à la technique menace l'homme dans ce qu'il a de plus humain et dont les récits et les histoires prennent soin, tel est sans doute le message essentiel de ce livre.
L'information a pris le pas sur la parole dont la valeur est anthropologique. Roland Gori nous montre comment s'instaure un désaveu de la fonction de création de la parole et du langage dans une civilisation technique qui prétend transmettre les informations de manière objective. Il faut y déceler un véritable déni de la valeur anthropologique du langage. L'ordinateur est en effet devenu la matrice formelle qui détermine les découvertes. L'une des conséquences de cette détermination, selon l'auteur, est celle d'un nouveau conformisme auquel la pensée doit se plier. La pensée est réduite à des traits formels, et les chercheurs, comme les professionnels de santé sont contraints à ne s'exprimer « que dans le langage de l’idéologie dominante, dans les formes normalisées et standardisées du « système technicien » »2
Fort de cette mise en perspective, l'auteur convoque un débat épistémologique et éthique au sein du dispositif de « la santé mentale ». L'argumentation est éloquente, elle s'appuie sur la déconstruction de « grilles » d'évaluation en psychiatrie, au modèle de « rationalisation technique « morbide » »3. L'auteur montre avec évidence que « la quasi-totalité de ces « grilles » contiennent un impensé moral et politique et se réfèrent à la norme pour que les réponses qu'elles prétendent coter comme informations soient significatives par leur contenu ou par le comportement de choix qu'elles impliquent »4. Cette hypothèse est mise à l'épreuve de la grille d'affirmation de soi de Rathus, ce qui offre au lecteur la possibilité d'entrer de plain-pied dans la portée de l'analyse. Ainsi, nous suivons Roland Gori dans ce constat que nous sommes en présence d'un « nouveau genre de savoir » qui ruine les conditions de la rencontre et d'une appréhension du monde et de soi à travers la richesse élémentaire du récit. A contrario, ce sont les machines qui « commandent et exigent des hommes qu'ils suspendent toute pensée pour se transformer en instruments, en pièces détachées du grand ensemble de la production »5. Le savoir est donc bien devenu technicien, il se réclame de la mesure : « il est le canal qui légitime un message hors duquel aucun sens ne peut passer »6. Cette mutation pose le problème du devenir de la démocratie en tant que la parole qui en garantissait le fondement est aujourd'hui réduit à l'instantanéité revendiquée par l'information. L'auteur montre bien que la conséquence en est une « nouvelle pragmatique des discours » qui réduit l'importance du savoir narratif au profit de ceux qui se revendiquent techniciens. C'est la crise du récit qui montre que le cours du narratif a chuté sur « le marché des discours de légitimation sociale »7.
Conquérir notre dignité de penser, ce serait habiter le langage de façon à y faire vivre la portée réelle du récit. La psychanalyse prend sa part dans ce positionnement, elle est peut-être l'une des dernières résistances à l'atomisation du sujet8. Or, force est de constater que les formes symptomatiques d'aujourd'hui sont le produit de notre civilisation. La vertu du travail de l'auteur est de ne pas s'y accommoder, au contraire de certains psychanalystes qui renoncent au politique sous couvert d'une référence au principe de réalité : « Si nous sommes dans le déclin du savoir narratif (…) rien ne prouve que tout soit perdu. Rien ne prouve que tout soit perdu, à condition et à condition seulement que l'on se donne les moyens de redonner à la parole et au langage toute leur place dans l'économie symbolique où se fabriquent les subjectivités et où se mettent en place les machines de gouvernement »9. Ne pas céder sur notre droit au récit c'est résister à la jouissance de la nouveauté perpétuelle, celle de l'instant du plaisir immédiat qui vide les sujets de leur tension spécifique, tragique mais au combien vivante. Résister par le récit, c'est retrouver le goût de cette épopée que la logique d'information élimine, c'est tenter d'« échapper au trauma de la réification auquel incite notre civilisation »10. La résistance à laquelle invite cet essai est la condition de la survivance du sujet-historique. Il s'agit de retrouver la profondeur du politique au sens grec du terme, par le recours de et à la parole. Le travail est de taille, tant la servitude volontaire est tenace. L'angoisse du futur et de la mort est précisément ce que le récit peut assumer avec force, là où la prévision statistique vient en éradiquer la portée existentielle fondamentale. D'où une autorité du récit qu'il convient de rappeler.
Ce livre de Roland Gori est donc à la fois politique et scientifique11. Il offre une lecture précise de notre civilisation et permet de saisir autrement les irruptions médiatiques qui témoignent de façon impropre des désarrois subjectifs contemporains. Loin du fait divers, le clin d'œil au mouvement des indignés et au livre de Stéphane Hessel, s'entend comme une profonde solidarité de l'auteur aux initiatives de résistances citoyennes. Dignement, si j'ose dire, voilà une pierre à l'édifice.
Rémy Potier
Maître de conférences en Psychopathologie
Centre de Recherche Psychanalyse Médecine et Société
Université Paris Diderot
Sorbonne Paris Cité
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- 1.
« Il est vrai que, pour élever ainsi la lecture à la hauteur d'un art, il faut posséder avant tout une faculté qu'on a précisément le mieux oubliée aujourd'hui — et c'est pourquoi il s'écoulera encore du temps avant que mes écrits soient « lisibles » —, d'une faculté qui exigerait presque que l'on ait la nature d'une vache et non point, en tous les cas, celle d'un « homme moderne » : j'entends la faculté de ruminer… » Friedrich Nietzsche, La Généalogie de la morale, Mercure de France, 1900 [troisième édition] (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 11), p.22
- 2.
Roland Gori, La dignité de penser, p. 47
- 3.
Ibid. p. 64. Les grilles sur lesquelles s’appuie l’auteur sont l’échelle d’affirmation de soi de Rathus, l’échelle des symptômes positifs et négatifs (ESPN) (PANNS), et l’échelle d’impression clinique globale (CGI)
- 4.
Ibid. p. 67
- 5.
Ibid, p. 82
- 6.
Ibid, p.83
- 7.
Ibid, p.92
- 8.
Cf. Roland Gori, De quoi la psychanalyse est-elle le nom ? Denöel
- 9.
Roland Gori, La dignité de penser, p. 131
- 10.
Ibid, p.146
- 11.
Etant entendu que le concept de scientificité n’a aucune légitimité a être confisqué par l’épistémologie dominante et scientiste de notre époque.