La femme contre la mère

Markos Zafiropoulos s’inscrit dans l’orientation de l’anthropologie psychanalytique qu’il contribue activement à développer dans le champ scientifique, fidèle en cela à la démarche freudienne qui maintient une solidarité de principe entre l’analyse du cas et celle du social. Ses travaux l’ont conduit depuis une dizaine d’années à entreprendre une « archéologie critique » de la pensée de Lacan qui lui a permis de dégager ce que les premières élaborations de Lacan doivent à sa prise en considération des sciences sociales. C’est ainsi qu’il a mis au jour, de manière inédite, une influence de la sociologie durkheimienne sur le jeune Lacan (Lacan et les sciences sociales, PUF, 2001) et l’impact de l’anthropologie lévi-straussienne quant à la théorisation lacanienne du père, évidemment cruciale pour la psychanalyse (Lacan et Lévi-Strauss ou le retour à Freud, PUF, 2003).

Il n’était pas surprenant que sur cette voie Markos Zafiropoulos rencontrât cette autre question, également cruciale pour la psychanalyse, de la féminité. Question d’autant plus insistante qu’elle a été léguée par Freud à ses héritiers comme une énigme, alors même qu’en après-coup on peut la désigner comme inaugurale pour l’inventeur de la psychanalyse.

L’ouvrage qui fait titre de cette énigme de la féminité pour en livrer immédiatement la thèse, La femme contre la mère, a pour objet de rechercher dans le corpus freudien les éléments théoriques qui permettraient de répondre plus précisément à la question du désir de la femme comme tel.

Aux termes d’une analyse rigoureuse de l’ensemble des textes freudiens consacrés à ce problème, Markos Zafiropoulos démontre qu’on ne saurait y trouver une théorie de la féminité comme telle, sauf à la rabattre sur une confusion de la figure féminine et de la figure maternelle à laquelle répond l’excellence du destin que Freud prescrit au devenir femme. Or, cette confusion rend précisément impossible le dégagement d’un désir proprement féminin, radicalement distinct des satisfactions maternelles. L’auteur repère en effet une contradiction au cœur de la conception freudienne de l’Œdipe de la fille, cette dernière entrant dans le processus œdipien par la haine de la mère pour en sortir par une identification idéalisante à la mère garante de son être sexué (nonobstant le doute formulé par Freud lui-même sur l’effectivité de la sortie de l’Œdipe pour la fille). De cette contradiction, Markos Zafiropoulos conclut à une aporie dans la théorisation freudienne qui ruine toute idée d’une fonction symbolisante de la mère quant à la subjectivation inconsciente de la femme via une idéalisation prenant consistance d’idéal du moi : le devenir mère ne sature pas le désir de la femme.

Cette lecture critique du corpus freudien, exhaustive et méthodique, aboutit donc à une thèse parfaitement claire dont on relèvera l’intérêt pour le champ psychanalytique si l’on songe à l’importance de la figure maternelle dans les développements théoriques post-freudiens et notamment dans ceux de l’École anglaise. Mais il s’agit pour l’auteur d’en tirer les conséquences pour la théorie comme pour la pratique analytique. En effet, son entreprise ne consiste pas tant à repérer l’impasse freudienne quant à la théorisation du désir féminin qu’à en extraire autant de balises à partir desquelles peut être comprise la logique des cheminements ultérieurs ; ce qui justifie la démarche « archéologique » revendiquée par Markos Zafiropoulos, par laquelle, en particulier, est rendu sensible le remaniement théorique opéré par Lacan sur la question de la féminité et dont on sait qu’il aboutira à une conception logique de la sexuation se référant au type de jouissance.

L’auteur ne se borne donc pas à ce constat de l’incapacité de la conception freudienne de la féminité à rendre compte d’un désir spécifiquement féminin mais en développe les conséquences dans deux directions principalement : la reprise par Lacan de la question de la féminité et son impact sur l’intelligibilité clinique des symptômes assignés prioritairement au féminin ; la portée quant à l’analyse du social de la critique de la conception freudienne de la féminité. Ces approches sont abordées solidairement et donnent lieu à des analyses particulièrement stimulantes.

On voit ainsi clairement comment le décentrement opéré par Lacan, à travers sa théorie du phallus et sa relecture de l’Œdipe freudien, permet de disjoindre les « satisfactions maternelles », éventuellement mortifères pour le sujet, et le désir de la femme en tant qu’il est référé au phallus. L’option lacanienne invite à relire l’ensemble de la clinique freudienne de la féminité. Markos Zafiropoulos nous démontre la fécondité de cette relecture à travers notamment la reprise des cas princeps de Dora et de « la jeune homosexuelle », reprise qu’il complète par des analyses cliniques particulièrement convaincantes issues de sa propre pratique et qu’il aborde avec la clef opérante de la disjonction mère-femme.

Quant à elle, l’étude critique des textes freudiens concernant le collectif se montre particulièrement riche et novatrice lorsqu’elle dégage, contre l’opinion freudienne, la valeur structurante du désir féminin pour la genèse des institutions. Prenant pour exemple la congrégation religieuse des Clarisses, Markos Zafiropoulos place au cœur du processus de fondation institutionnelle la fonction structurante de la féminité sous la figure ici de la femme vierge, vierge conçue à partir du texte freudien lui-même comme « femme du père mort », inconscient. C’est ainsi que cette figure virginale apparaît, à la lumière de cette thèse, comme un chaînon manquant au mythe freudien de Totem et Tabou qui, aux yeux de l’auteur, rend intelligible l’ensemble de l’œuvre freudienne. On pourrait dire qu’ainsi la femme cesse alors d’être la cause muette du parricide originaire au principe du procès de civilisation. Cette « invention » d’un idéal virginal témoigne a contrario de l’erreur freudienne considérant la Diane des Éphésiens comme une divinité maternelle — fausse conception imputable au savoir du temps de Freud mais qui rencontrait de manière congruente, voire symptomatique, sa théorie de la féminité.

Au terme d’une analyse nourrie par les recherches modernes sur la question auxquelles l’auteur fait opportunément appel, nous sommes au contraire conduits à admettre que « l’absence de l’idéalisation symbolique du maternel semble bien trouver ses correspondances dans l’absence de divinisation idéalisante de la Mère ». Conclusion ici exemplaire d’une démarche de recherche à même de construire son objet à partir des acquis les plus récents des sciences sociales. Plus généralement, les avancées que nous propose cet ouvrage quant aux rapports entre féminité et lien social permet de dépasser l’idée freudienne d’une foncière hostilité entre la femme et la culture que l’état actuel de nos sociétés ne peut que démentir. Mais encore fallait-il, sur ce plan comme sur celui de la théorie analytique dans son ensemble, disjoindre la femme et la mère. Dans l’expression « la femme contre la mère », le « contre » n’a pas donc pas valeur d’étayage mais au contraire d’opposition dont l’enjeu est la reconnaissance d’un désir proprement féminin que Markos Zafiropoulos, avec Lacan, identifie à la figure paradigmatique de Médée.

La question féminine de Freud à Lacan, au-delà de sa portée épistémologique et de son intérêt pour la clinique, qui ne sont pas minces, revêt une signification politique affirmée par l’auteur lui-même, puisque, partant de la question programmatique de Freud « que veut la femme ? », il la spécifie en « que veut la femme à la culture ? » et « que veut la culture à la femme ? » — questions dont on reconnaîtra l’importance et l’actualité. Au terme de sa réflexion, Markos Zafiropoulos, à propos des transformations actuelles du conjugo, avance que « ce n’est pas tant la psychanalyse qui est subversive que le désir des femmes elles-mêmes ». Gageons que cette réévaluation de la théorie freudienne de la féminité contribuera à rendre, au moins pour partie, sa portée subversive à la psychanalyse.

Comments (2)

Ce livre est simplement une belle leçon lacanienne, par son objet (l'auteur sait lire, et faire aimer, c'est-à-dire entendre l'auteur sous le charme duquel il est tombé) et par son style : tout à fait personnel, marqué par un désir de clarté, sans illusion sur "l'homme" et cherchant comment rendre supportable une existence vouée à ce qui ne l'est pas.il y avait déjà eu le malentendu de l'enfant, puis L'éveil et l'exil (sur l'adolescence). Avec Le promeneur ironique, les trois âges de l'homme à l'ère de l'enfant généralisé sont bien là, et le coup de pouce analytique pour passer au-delà, et se faire responsable de son existence, dans la parole.

Commentaire pour "La question féminine..." de M.Zafiropoulos.(Ecrit le 20 septembre 2011).
C’est avec intérêt que j’ai lu ce livre de M Zafiropoulos, qui a un notamment un talent particulier pour restituer l’histoire d’un concept, l’évolution d’une question clinique. En d’autre terme, le lecteur y trouvera de quoi nourrir ses préoccupations d’épistémologie psychanalytique, sur un mode lisible, rigoureux, étayé. Mais c’est surtout des questions critiques que j’aimerais ici développer, dont je concède par avance qu'elles aient pu être en partie induites par de partielles incompréhension du point de vue de l'auteur.

Ce livre m’interpellait puisque je m’y sens concernée en tant que fille, femme, mère, et, qui plus est, nourrie de culture psychanalytique.
M. Zafiropoulos y re-déploie l’histoire de la "question féminine", en posant en premier lieu les célèbres et symptomatiques difficultés de Freud à parler de la féminité.
M. Zafiropoulos s’attache à mettre en évidence un écueil freudien, sorte de résistance "originaire" qui influence toujours les cures aujourd'hui : l’enfantement comme solution miracle anti-névrose; La naissance d’un enfant considéré comme "La solution" pour qu’une analysante devienne (enfin...) une « vraie » femme, etc… M. Zafiropoulos a raison – selon moi - de critiquer l’option de nombreux de ses collègues, qui prétendent écouter des femmes avec, en arrière-fond auditif, ce préjugé freudien que « devenir mère » serait obligatoirement salutaire et prouverait une identification féminine réussie… C’est bien là, me semble-t-il, le fond essentiel de la thèse de l’auteur.

Autre point intéressant, la question de la socialisation des femmes parcours l’ouvrage, puisque la modernité montre bien que contrairement aux assertions freudiennes, les femmes sont plus que capables d’aller « au charbon » du social et du travail, voir même, ajouterais-je : capables de s’y réaliser, ou de s’y abîmer - c'est selon..- autant que les hommes…

L’auteur insiste sur la haine de la fille contre sa mère, qui rendrait problématique l’identification et donc le prétendu "désir d’enfant". Comment s’identifier à celle que l’on hait ? Etc. L’auteur propose donc le modèle lacanien de Médée, figure de l’infanticide qui, selon Lacan, incarne en ce sens la figure de la feminité, au sens où une femme ne peut exister en tant que femme (amoureuse, amante, etc…) que si elle se détourne de sa mission « maternelle ». On l’aura compris, Médée s’oppose donc selon Lacan à Marie, qui incarne, elle, la figure de la « mère-toute ». M. Zafiropoulos reprend donc cette « opposition », et c’est justement ce dualisme qui a suscité quelques perplexités pour moi.

1Er point :
Pourquoi l’ambivalence de la fille contre la mère serait plus névrotisante, voir psychotisante, que la haine du garçon contre son père ? Après tout, un fils est tout aussi bien amené à devenir père un jour…
Qu’il existe de la haine envers le parent du même sexe est une chose commune aux filles et aux garçons. Haine nécessaire pour induire une dynamique de rivalité et de séparation future (j'ajoute : avec l’étayage du fantasme ics de meurtre symbolique à l’adolescence-cf Winnicott, etc...).
. La thèse de M.Z semble propose la composante haineuse de la fille comme plus problématique concernant l’identification future. Pourquoi ? Il y a quelque chose que je ne comprends mal ici.

2ème point :

Le refus d’enfant, ou l’impossibilité d’en faire, ne sont pas moins potentiellement symptomatiques que le désir d'enfanter. Certes, l’enfant ne doit pas être un « médicament » prescrit par la cure analytique dans le but d’un prétendu épanouissement, un palliatif anti-névrose.

Mais inversement, le refus de maternité par une femme ne garantit nullement qu’elle soit plus « femme » que celles qui sont mères. Cela ne garantit pas non plus que cette femme (sans enfant) soit mieux « socialisée ». Nombreuses femmes sans enfant ont des symptômes qui relèvent davantage d’un infantilisme prolongé plus d’un réel épanouissement de leur féminité. Il me semble que seule une analyse peut aider une femme à s’y retrouver dans les questions identificatoires qu’elle doit affronter.
Ne pas être mère ne prouve donc pas inversement qu’on est plus « femme ».

Et être mère développe inversement des capacités de responsabilités et de conscience culturelle, politique et sociale, qui relèvent complètement de l’œuvre de « Kultur », voir de formes de sublimation.

Cela m’amène à la question de la génération, celle de la parentalité, la question de la dette ou le rapport à la mort : mère ou père, être parent signifie aussi un certain face à face plus vif avec la question de la finitude et de la castration. Heureusement la contraception et le droit à l’interruption de grossesse existent, heureusement nos démocratie font que l’on n’est pas obligé de l’être (mère ou père), ou pas à plein temps... Mais cela ne résout pas la question du rapport à la mort et à la génération des femmes et des hommes. Quid du rapport à la "dette de vie" si l’on refuse la maternité, au nom du travail, ou d’autres prétextes sociaux ou plus intimes ?

3ème point : Marie et Médée, même extrêmisme ?:

J’éprouve du scepticisme à percevoir Médée comme incarnant la "féminité" : elle tue ses enfants, donc les enfants du père. Elle forclos quelque chose, en privant de vie le fruit de son amour pour Jason. Elle annule l’enjeu générationnel. Elle est dans un extrémisme qui me semble aussi fou et périlleux que celui de Marie. Je renverrai donc dos à dos ces deux femmes, que l'on pourrait voir comme deux "intégristes" féminines, sorte d’ogresses de leurs enfants chacune à leur manière. Il faudra que je lise plus précisément les lignes de Lacan sur Médée, peut-être en percevrais-je quelque chose de plus évident.
Il me semble qu’exister en tant que « femme » si on est mère, c’est bien au contraire savoir prendre de la distance avec ses enfants, s’autoriser à exister sans eux, pour mieux aussi les laisser exister comme sujets. Exister en tant que femme n’est pas, selon moi, « nuire à ses enfants ». Tuer ses enfants, ou simplement leur nuire, c’est encore fusionner avec eux dans un état de fermeture et de jouissance morbide. Une mère qui continue d’exister en tant que femme et qui prend sa place dans et pour la culture est en général une meilleure mère pour ses enfants : elle est moins dévorante pour sa progéniture, et elle transmet l’idéal du moi.
il me semble que, justement, paradoxalement, une mère n’est jamais mère 'suffisamment bonne" (Winnicott) que lorsqu’elle s’autorise à garder de la place pour vivre en tant que femme, hors de ses enfants. Médée et Marie : ni l’un ni l’autre ne m’apparaissent ni comme une bonne mère, ni comme une « vraie » femme, puisque l’une refuse d’assumer sa sexualité et son désir pour un homme, et l’autre les tue comme pour mieux les ré-incorporer.
4ème point : Je me demande moi : « Qu’est-ce que la psychanalyse veut aux femmes ? » Car on entend nombreuses contradictions :
Tantôt les psychanalystes perçoivent les femmes comm "se désocialisant" si elles se consacrent à la maternité, tantôt de contribuer à une « confusion de sexes » si elles viennent sur le devant de la scène sociale…
Bref, les femmes sont toujours en passe de manquer à une dette ou une autre…
Une femme avec son bébé se « fermerait » au social…Etc. Or, l’alliance homme-femme dans l’Eros, et l’arrivée d’un enfant qui en découle souvent, ne sont-ils pas en eux-même des faits de culture, des embryons des groupes humains ?
De la façon dont va être élevé un enfant va dépendre son entrée dans la vie sociale, ce qui prouvent bien le rôle déterminant des parents, dont la mère, dans l’affaire. Pourquoi ne considèrerait-on pas que les responsabilités afférentes à l’éducation des enfants sont des tâches culturelles comme d’autres ?
En somme, pour ces questions, et au reagrd de ma subjectivité et mon expèrience de "femme-qui-est aussi-mère", j'avancerais plutôt une complexité faite de paradoxes, où la féminité se situerait dans l'ouverture d'un sujet "femme" à des possibles (dont la maternité, mais pas que ça), bien plus qu'un extrèmisme : la mère-toute ou la femme-toute. N'est-ce pas précisément par l'analyse que l'on peut découvrir ces nuances ?