Gérard Wajcman , « L’Œil absolu », Paris, Denoël, 2010

Note de lecture de Robert Bitoun

« Il n’y a plus d’intime. On nous regarde. »

Ces mots issus du dernier chapitre du livre passionnant de Gérard Wajcman devraient tout de même filer la chair de poule. En refermant ce livre, je me suis dit : pourquoi ne suis-je pas plus inquiet ? Et bien c’est tout simple : ce livre ne nous prévient de rien. Il ne dit pas : attention voilà la pente. Ce livre nous dit : nou s y sommes jusqu’au cou et nous n’avons rien vu .

Nous n’avons rien vu venir parce que nous voyons tout. C’est un des paradoxes et la thèse qui file tout au long de ce livre dont le dessein est de nous montrer – de nous mettre devant - ce qui nous scotomise littéralement. Réponse : le regard … élevé en idéal. Pas de catastrophe annoncée, de prophétie, rien de tel ici. Comme si ce livre renvoyait justement ces effets d’annonces à leur caducité. D’abord, comme je viens de le dire, Gérard Wajcman nous dit en long et en large que nous y sommes. Ensuite, parce que l’angle d’attaque du livre est de poser les termes de cette conséquence massive qu’il n’y a plus d’intime, ce, nous obligeant à réviser nos conceptions, nos élucubrations sur ce qui désenchanterait le monde d’aujourd’hui ou de demain. C’est que nous sommes rivés, aujourd’hui plus que jamais – tout appareillé que nous sommes de technologies, invasives, intrusives – à cette idée que nous sommes encore maître de notre production surtout quand il s’agit du contrôle - contrôle de l’espace et contrôle du temps. Or nous sommes vus et vue, et c’est pour cela et à cause de cela que nous ne voyons plus rien. Il n’y a plus d’intime, donc. Bien sûr l’auteur ne déclare pas que chacun de nous aurait d’ores et déjà perdu son intimité, même si par voie de conséquence, dans notre adhésion muette et notre mollesse caractérisée, nous consentons, sans réticence et même plutôt très activement à l’extorsion de cet espace qu’est l’intime. L’œil absolu est le nom de cette nouvelle civilisation dans laquelle ce qui est aboli est en même temps ce qui fait le socle de l’homme. On ne discutera pas ici du bien-fondé de cette affirmation qui est celle de la psychanalyse, et dont nous sommes les héritiers convaincus. Il faudra à l’auteur pas moins de soixante thèmes (vidéosurveillance, imagerie médicale, gadgets à regard, Internet, exhibitionnisme terroriste et voyeurisme télévisé, …) tous issus de notre quotidien, pour tenter de nous déciller et de nous apporter un espace de réflexion - déjà emprunté, comme d’habitude, par l’art2 et le cinéma. Certains artistes témoignent déjà de la façon dont le regard s’accapare du pouvoir tout en faisant de nous des serviteurs zélés, des visiteurs égarés dans notre droit à tout visiter et notre devoir de tout voir. Pour mieux nous prendre en flagrant délit de voyeurisme. Côté cinéma, des films, mais surtout des séries télévisées jalonnent l’argumentaire. Les séries ont pris aujourd’hui d’assaut une fonction jadis réservée au cinéma - celle de pointer les discours - comme OZ , dont il est fait longuement état dans le livre. C’est une série qui donne la juste métaphore de notre monde omni-voyant. Ces fictions révèlent notre statut d’hommes transparents prisonniers d’un monde panoptique d’où il faut s’échapper sans pouvoir fuir. Je me suis attardé à penser que ce qui pourrait bien se jouer ici et maintenant n’est rien d’autre que la partie du Sujet, rien de moins que celle qui se joue à sa naissance comme telle devant un Autre total, non barré.

Le livre est construit comme une série d’articles dont chacun emboîte le pas sur le précédent, reprend le fil de l’articulation, entérine la thèse et montre, reconstruit la situation, notre situation. Dans une langue claire, incisive, et sans concession pour les nuances obligées, ce livre parle d’un objet contemporain, si proche de nous que nous ne l’avons qu’à peine aperçu, le regard. C’est une des grandes forces du livre – ceci est valable pour l’ensemble de son œuvre - que de nous amener pas à pas, avec clarté, à la saisie d’un objet « lacanien » éminemment complexe, la « schize de l’œil et du regard ». C’est qu’il s’agit de montrer l’invisible, ce que nous ne voyons pas quand nous voyons. Comment l’aurions-nous vu en effet,  le regard est comme tel ce qui nous rend aveugle d’abord. Il suffit de penser au regard amoureux et je renvoie ici au très beau film de Benoit Jacquot sorti récemment Au fond des bois ainsi qu’au juste commentaire de Gérard Wajcman (Clinique de l’amour dont l’article est présent sur le site Œdipe rubrique Spéctacles/Cinema). Plus profondément, ce qui travaille le livre et, je suppose, l’auteur de ce livre, c’est le destin de l’objet comme tel, celui de la psychanalyse – du moins celui que la psychanalyse repère. Le destin dont il s’agit est celui de l’objet regard. Logique d’un monde suturé par le discours capitaliste, néo-libéral, où le regard est l’objet élu, celui que nous produisons le plus. Les machines à regard se sont démultipliées, comme autant de fétiches, de prothèses, dont nous aurions tort, comme le démontre l’auteur, de penser qu’ils nous servent à mieux voir. L’un des chapitres montre qu’au fond, les technologies informatiques les plus perfectionnées sont avant tout des machines de pouvoir, de suggestion, d’intimidation et d’intimation avant d’être un œil parfait, qui compenserait celui de l’homme dont Darwin disait qu’il est l’organe le plus raté dans l’homme. Il s’agit de repérer que ces objets, ces armes de dissuasion en forme de gadgets portatifs, sont d’abord et avant tout les représentants, les objets supports et cautions du regard élevé comme Idéal. Pour qui ? Et bien, à la lecture de cet ouvrage, l’auteur montre plutôt qu’il s’agit d’un invisible, d’une main invisible, dont la science et les organes dits de pouvoir n’ont finalement pas plus que n’importe qui le privilège d’y échapper. Nous sommes tous objets du regard absolu. C’est notre idéal de maitrise, et c’est bien là le danger. Un seul coup d’œil sur l’actualité suffit à démontrer que cet idéal de maitrise est proportionnel à ce qui nous ne cesse pas de nous échapper. On peut même avec l’auteur inverser cette formule où tout ce nous échappe nous échappe précisément par une volonté de maitrise absolue. Nous sommes vus, géolocalisés, assurés de ne pas nous perdre. L’auteur ne manque pas de questionner la supplantation du « Qui somme nous ? » par le « Où sommes-nous ? ». Nous savons où nous sommes, certes, mais reste oublié l’ « Où en sommes-nous ?» - c’est ce qui est perdu en chemin, par ce chemin. Le sentiment d’être toujours entièrement vus, sans ombre, transparents, n’est au fond qu’une condition, un préalable, l’opium d’une société à gadgets, d’une industrie qui se veut sécurisante et comblant nos moindres manques. Cette condition n’est orientée par rien d’autre que cela : consentir à être regardé, peu importe que nous soyons vraiment observé – une fausse caméra est une caméra comme les autres, peu importe aussi que nous soyons vraiment innocents ou faussement coupables. Nous sommes tous suspects4 . Le traitement de cet aspect du regard est finement décrit par l’auteur en montrant, après Sartres et Lacan, la primauté de la fonction de l’angoisse dans ses rapports avec l’affect de la honte. A ceci près qu’aujourd’hui la question de la honte est d’une certaine manière réglée car si nous sommes tous voyeurs, nous sommes aussi tous consentants pour être regardé. C’est qu’en échange nous sommes invités à l’exhibitionnisme - ce faisant nous faisons exister ce regard, cet idéal, qui se monnaye par soumission et la perte de notre innocence supposée. Le regard a toujours raison de notre innocence. Dieu est revenu, il est Regard. Le point nodal à partir duquel s’est construite une civilisation que l’auteur n’hésite pas à caractériser de totalitaire, se tient au joint du visible et de l’invisible. Car si tout doit être visible, si le réel est ce qui est visible c’est qu’alors tout ce qui n’est pas visible n’est pas réel – et, soit dit en passant : l’inconscient n’est même plus une hypothèse. Gérard Wajcman s’attache longuement à nous montrer ce glissement, à travers ce dangereux chiasme à la fois totalitaire et négationniste, où c’est le sujet, qui passe à la trappe.

Bien qu’adressé à un public large, une question mine le psychanalyste, le lecteur comme l’auteur, et cette question est aussi bien politique que clinique. D’abord, partant du cadre de l’évaluation que les sociétés imposent – ont voulu et veulent encore imposer – à la psychanalyse, constatons que ce qui s’est joué n’est rien d’autre que présence de ce regard dont Wajcman nous parle et non pas seulement une volonté de voir ou de savoir. La colère de certains n’en est que plus justifiée, l’évaluation n’étant finalement qu’une caméra débranchée, un piège absolu qui veut subvertir et anéantir radicalement le dispositif dans lequel s’institue le sujet et sa possible demande d’analyse. Ensuite, il est louable de s’inquiéter : la position de la psychanalyse pour le sujet et la perspective de l’entreprendre ne s’accorderont peut-être plus avec le désir de savoir ce qui secrète intimement chez ceux qui se réclameront à juste titre d’un droit à l’oubli, d’un droit au secret. Gageons que c’est d’une certaine façon la chance de la psychanalyse car ce « secret » est loin d’être incompatible avec ce que ce qui fait le rond d’une cure et qui ne rentrera jamais dans le calcul ou dans le visible. A la seule condition d’être particulièrement réveillé.

Robert Bitoun


Gérard Wajcman, écrivain, psychanalyste membre de l’Ecole de la Cause Freudienne, maître de conférences au département de psychanalyse de l’Université Paris 8. Il dirige le Centre d’Étude d’Histoire et de Théorie du Regard. Il est l’auteur notamment de : Le Maître et l’Hystérique, Navarin/Le Seuil, 1982 ; L’interdit, Denoël, 1986 ; Nous, 2002 ; L’objet du siècle, Verdier, 1998 ; Arrivée, départ, Nous, 2002 ; Collection, Nous, 1999, 2003 ; Fenêtre, chroniques du regard et de l’intime, Verdier, 2004.  

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    Je renvoie le lecteur à un autre livre de l’auteur sur la fonction de la fenêtre et du tableau, Fenêtre, Chroniques du regard et de l'intime, Verdier, 2004, qui constitue en quelque sorte le socle et l’aube d’une réflexion croisée sur le regard et l’intime.

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    Rappelons cet autre livre de Gérard Wajcman dont je ne saurais trop recommander la lecture, l ’ Objet du Siècle et qui tentait d’apporter une lumière sur ce qui a pu hanter les hommes du siècle dernier, témoins absents de l’immonde, du sacrifice des corps – sacrifice qui supposait l’éradication du manque par une industrialisation du manque, de machines à fabriquer du manque. Dans cette tentative d’évacuation, l’arme du pouvoir était avant tout la voix, celles des Nazis, c’est aujourd’hui le regard et il concerne – cerne – tout le monde.

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Vous pouvez voir une interview video de Gérard Wajcman sur ce livre par Marie-Hélène Brousse sur le site de l'ECF causefreudienne.net